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Laïcité – Le pari risqué de Québec solidaire et de la Fédération des femmes du Québec

3 février 2010

par Michèle Sirois, anthropologue, spécialiste en sociologie des religions

Le secrétaire général de Québec solidaire (QS), Benoît Renaud, a répliqué le 6 janvier 2010 (1) au texte que j’ai publié dans Le Devoir du 30 décembre 2009, intitulé « Laïcité – Québec solidaire fait fausse route » (2). Il a ainsi clairement démontré qu’il est plus facile de tirer sur la messagère que de répondre à ses arguments, et cela, en utilisant des propos irrationnels, sans nuances et sans preuves. Les partisans de la complète neutralité de l’État et de l’interdiction du port de signes religieux par ses employés ont eu droit à des invectives, ont été associés aux xénophobes et aux islamophobes, et ont été stigmatisés en étant traités de « fanatiques de la laïcité », un qualificatif dont il se garde bien de décrire à quoi il correspond exactement ou de dire à qui il faudrait l’accoler. Ce ramassis de faussetés et d’accusations gratuites a entraîné une levée de boucliers non seulement contre son auteur, mais également contre QS lui-même, corroborant ainsi le vieil adage « Qui sème le vent récolte la tempête ».

Le texte des porte-parole de QS, Françoise David et Amir Khadir (Le Devoir du 18 janvier 2010) (3), reprend l’essentiel des idées défendues par le secrétaire général du parti, heureusement sans les invectives, mais toujours avec la même ambiguïté : défendre en partie la laïcité, celle des institutions, tout en permettant le port de signes religieux par les employés de l’État – tout cela au nom de la défense de la liberté de conscience des individus et de l’intégration des femmes immigrantes au marché de l’emploi. Les affirmations non fondées et contradictoires des porte-parole de QS me laissent perplexe, moi qui crois que c’est justement la complète neutralité de l’espace public qui permet à la liberté de conscience et de religion des individus de s’épanouir, et de favoriser ainsi l’inclusion des différentes minorités, particulièrement nombreuses dans une société multiculturelle !

Des associations problématiques

Dans ce texte, on retrouve également l’affirmation que certains xénophobes « utilisent la laïcité comme vernis pour masquer leur peur de l’autre, de l’étranger […] car cela menace l’identité québécoise. […] Les communautés musulmanes en font particulièrement les frais. » Que des individus saisissent l’occasion d’un débat pour récupérer certains propos et mettre de l’avant leurs propres idées rétrogrades me semble inévitable dans une société qui prône la liberté d’expression. C’est d’ailleurs ce qui semble s’être produit à la réunion de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) du printemps 2009, qui a adopté le double principe de la non-obligation et la non-interdiction du voile. Au moins deux articles (La Presse et Le Journal de Montréal) ont fait mention qu’avant cette réunion un mot d’ordre avait circulé parmi des militantes favorables au fondamentalisme musulman pour inciter celles-ci à s’inscrire à la FFQ et à voter en faveur du port du voile. Pourtant, il ne me serait jamais venu à l’idée d’accoler à la FFQ les noms de « fanatique de l’islam » ou d’« intégriste musulmane », quoique je trouve dérangeant l’existence de ce mot d’ordre pour influencer les décisions d’un groupe féministe, surtout sur un sujet aussi sensible pour les Québécois.

Pour plusieurs défenseurs du libre choix du port de signes religieux, il suffit de s’affubler du titre de défenseurs de la « laïcité ouverte » pour laisser entendre que les partisans de l’interdiction des signes religieux se rangent dans la catégorie de la « laïcité fermée » – ou carrément dans celle de la « laïcité rigide », comme l’a fait tout récemment l’universitaire Daniel Weinstock. Pas besoin de preuves de sa propre rectitude ni des erreurs de l’autre : ces gens-là sont « coupables », simplement par association. Tout ce qu’il faut pour favoriser un sain débat d’idées, quoi ! Pourtant, la position âprement défendue par QS et la FFQ est loin de rallier l’ensemble des groupes féministes : même le Conseil du statut de la femme s’est opposé au port du voile dans la fonction publique. Serions-nous toutes des « fanatiques de la laïcité », nous, les nombreuses féministes de gauche qui avons toujours milité pour la laïcisation de l’État comme un moyen de stopper les forces religieuses réactionnaires anti-femmes, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes, et comme une condition essentielle pour intégrer une population de plus en plus multiculturelle ?

Une analyse de la conjoncture incomplète et dépassée

En fait, mon texte visait à sonner l’alarme au sujet des problèmes soulevés par la position de QS. L’argumentation des partisans du port de signes religieux par les employés de l’État, notamment par les femmes voilées, se résume à une logique trop simple : intégrer les immigrants grâce à des accommodements qui leur permettraient d’avoir accès au marché du travail dans la fonction publique. Aucune preuve scientifique n’est avancée de la justesse de ce raisonnement. L’argument le plus souvent invoqué est que, par le passé, l’intégration des immigrants se faisait à la longue, notamment à la deuxième et à la troisième génération. Croire qu’on peut y arriver aussi facilement de nos jours, si on y met de la souplesse, relève d’une analyse dépassée qui ignore que la conjoncture sociale et géopolitique a changé. On ne peut se contenter de bons sentiments envers les personnes les plus vulnérables de notre société si on veut atteindre l’objectif de l’intégration des minorités, notamment celle des immigrants. Il faudrait à QS une analyse politique qui tienne compte de nombreux facteurs qui agissent de façon combinée.

À titre d’exemples, présentons quelques-uns de ces facteurs.

1. L’évolution de la société québécoise vers la modernité a mené à une meilleure protection des droits humains (ceux des femmes tout particulièrement) et à la séparation de l’Église et de l’État. Face à cela, on peut observer une réaction assez forte à tout ce qui peut ressembler à un recul par rapport à ces deux valeurs fondamentales.
2. Partout dans le monde, l’homogénéisation culturelle (notamment à la faveur de la culture étatsunienne) qui accompagne la mondialisation fait craindre aux populations qui subissent ce courant écrasant de perdre leur identité culturelle.
3. La démographie vieillissante des Québécois et l’afflux des immigrants renforcent eux aussi la peur identitaire.
4. La crise économique et la dégringolade de la classe moyenne font ressentir à la population que ses capacités d’accueil face à l’immigration sont devenues plus restreintes qu’avant.
5. La montée du fondamentalisme musulman associé à l’islam politique et au terrorisme, lesquels sont surexploités par les autorités politiques et médiatiques, a accru le sentiment d’insécurité (et pas seulement au Québec). Les événements du 11 septembre constituent un événement pivot qui a marqué les mentalités.
6. Les nouveaux médias (internet, entre autres) font sortir au grand jour un certain nombre d’accommodements à caractère religieux qui sont demandés par une minorité au sein de groupes minorisés, qu’ils soient le fait d’immigrants ou non. Ainsi, l’information anti-accommodements, voire anti-immigration, circule très rapidement et de façon souterraine, d’où le danger de détérioration du tissu social avant même que nous n’en prenions conscience.

Québec solidaire et le pari des droits individuels

Dans mon texte, je ne voulais qu’alerter QS sur le fait qu’il fait fausse route en donnant la primauté aux droits individuels sur les droits collectifs, et que, si on continue dans le sens de l’ouverture incontrôlée face aux communautés culturelles – et cela, en contradiction avec les valeurs fondamentales des Québécois –, on court le risque de provoquer un puissant ressac contre les immigrants. J’ai l’impression que, depuis la Commission Bouchard-Taylor et la prise de position de la FFQ, les tenants du multiculturalisme et de la position favorable aux signes religieux dans la fonction publique veulent sauver quelques arbres ; pour ma part, c’est la forêt tout entière que j’ai peur de perdre. Plus concrètement, je m’interroge : est-ce que permettre à quelques femmes voilées de trouver un emploi dans la fonction publique constitue un accommodement qui vaut le risque de voir la population québécoise devenir « allergique » à la communauté musulmane tout entière ?

De plus, même si on se donne bonne conscience en dénonçant l’obligation de porter le voile, comment QS et la FFQ comptent-ils rendre effective la non-obligation du port du voile pour les femmes musulmanes du Québec ? Comment est-ce qu’on croit pouvoir protéger les femmes victimes du patriarcat dans l’intimité de leur famille ? J’aimerais bien connaître leurs solutions concrètes à ce problème. Les femmes victimes de crimes d’honneur, de mariages forcés ou d’excisions pratiquées pendant un voyage dans leur pays d’origine auraient bien aimé connaître leurs suggestions, également, avant de subir ces formes extrêmes de domination patriarcale. Au Québec, dans les cas de violence faite aux femmes, la police n’accepte plus que des femmes retirent leur plainte une fois qu’elle a été déposée, parce que, entre autres, on sait que ces femmes subissent des pressions très fortes de la part de leur entourage. Alors, laissera-t-on les femmes musulmanes se débrouiller individuellement pour faire respecter leur droit de dire non ? Combien de temps allons-nous continuer à avoir bonne conscience après avoir applaudi à une proposition interdisant l’obligation de porter le voile quand on sait pertinemment qu’il est très difficile de la faire appliquer concrètement ?

La direction de QS semble ignorer la grogne d’un grand nombre de militant-es, ainsi que le haut niveau émotif relié aux valeurs fondamentales des Québécois. Les directions de QS et de la FFQ m’apparaissent coupées de la population. Elles auraient besoin de méditer les paroles de l’ancienne bâtonnière de Montréal, Mme Julie Latour, en ce qui a trait à la laïcité : « Si le repliement sur soi n’est pas la solution, le reniement de soi ne l’est pas davantage. » QS reste pour moi un parti essentiel pour faire progresser la justice sociale au Québec – à condition que le parti abandonne la mollesse des « bons sentiments » du multiculturalisme à la Trudeau-Bouchard-Taylor et revienne à la promotion du bien commun et des droits collectifs, dont fait partie la séparation complète de l’Église et de l’État.

L’adoption d’une charte de la laïcité constitue une voie prometteuse pour contrer l’intolérance et favoriser l’inclusion sociale.

Janvier 2010

Notes

1. « Port de signes religieux - Québec solidaire ose aller à contre-courant ».
2. Voir l’article.
3. « Laïcité - Pour un débat large, ouvert et démocratique »

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 février 2010

Michèle Sirois, anthropologue, spécialiste en sociologie des religions

P.S.

Suggestion de Sisyphe

Signez en ligne notre Appel pour une Charte de la laïcité au Québec.




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