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Port des signes religieux dans la fonction publique - En réponse au Manifeste pour un Québec pluraliste : Pour une laïcité active et positive

5 février 2010

par Pierre Mouterde, professeur de philosophie

Il y a quelque chose d’étrange dans le débat actuel sur la laïcité : lorsque l’on s’y intéresse, on a l’impression qu’on ne retrouve plus les traditionnels clivages (gauche/droite) qui, jusqu’à peu, rendaient assez bien compte des prises de position de chacun. Et cela, jusque dans les rangs de Québec solidaire ! Ainsi, dans le passé, quand on était de gauche, on était a priori pour la laïcité et son renforcement tant les Églises avaient l’habitude de se situer du côté du pouvoir et des nantis, alors qu’à l’inverse, quand on était de droite, on luttait plutôt contre son élargissement puisque les religions instituées apparaissaient tout naturellement garantes d’un certain ordre établi. Aujourd’hui, tout paraît moins clair. Comment comprendre ?

Certes, on continue bien à rencontrer l’opposition classique existant entre les partisans d’un État religieux et ceux favorables à sa neutralité, mais c’est comme si aujourd’hui ce n’était plus l’enjeu du débat, tout au moins dans nos pays. Car peu de gens - à moins d’être ouvertement conservateurs - n’osent s’opposer aux principes de base d’une certaine laïcité. Ce qui fait problème, ce n’est donc pas l’idée d’un État séculier, mais le type de laïcité qu’il serait bon de promouvoir. Et là, quand on en évoque la nécessité, tout semble devenir obscur et confus, les arguments passionnés fusant en tous sens.

La laïcité ouverte

Pourtant les discours savants en la matière ne manquent pas, à commencer peut-être par les plus récents, ceux du Manifeste pour un Québec pluraliste. Il y aurait, affirment ses auteurs, d’un côté "une vision nationaliste conservatrice" refusant l’interculturalisme et ses accommodements raisonnables, et de l’autre, "une vision stricte de la laïcité" renvoyant le religieux - considéré comme affaire privée - hors de l’espace public. Mais toutes deux, selon leurs dires, se rejoindraient dans une même intransigeance vis-à-vis des minorités. D’où la nécessité de leur contre-proposer une vision de la laïcité, tolérante et pluraliste, non discriminatoire et favorable aux accommodements raisonnables, allant jusqu’à permettre qu’un agent de l’État puisse afficher des signes d’appartenance religieuse. En se reconnaissant des Chartes canadienne et québécoise des droits et liberté, les signataires du Manifeste promeuvent ainsi ce qu’ils appellent une « laïcité ouverte », une laïcité qui, loin de rompre avec « la trajectoire historique du Québec », permettrait au contraire de maintenir un équilibre toujours mouvant « entre les préoccupations légitimes de la majorité et celles des minorités » (Le Devoir du 3 février). Et il faut le dire : au-delà même des arguments privilégiés dans le Manifeste, c’est cette position pratique qui semble pour l’instant rallier le plus de suffrages, y compris parmi les délégués du dernier congrès de Québec solidaire.

Racisme, mais aussi désenchantement

Mais si cette position a l’avantage de pouvoir plaire à un spectre non négligeable de la population, elle n’en soulève pas moins bien des questions. Car en cautionnant une telle position, on gomme une bonne partie du contexte sociohistorique dans lequel se pose ce débat. Et si, bien sûr, dans le sillage des guerres menées par l’empire étasunien, on doit se méfier comme de la peste de ces attitudes racistes pouvant se développer chez nous à l’encontre les citoyens musulmans ou d’origine arabe, on ne doit pas pour autant oublier d’autres phénomènes collectifs tout aussi décisifs. La logique néolibérale, omniprésente ces dernières années, a ainsi conduit nos sociétés à se vider de toute valeur collective positive, en les poussant à devenir les adeptes d’un univers désenchanté où les seules valeurs défendues sont celles de la consommation marchande et du froid calcul égoïste et individualisé. Comme si, par-delà les valeurs d’égalité et de liberté formelles louées par nos Chartes, c’était le cynisme, la désorientation et le nihilisme qui avaient fini par s’imposer. Résultats, bien de nos sociétés contemporaines connaissent une véritable crise d’identité culturelle : qui sommes-nous, quelles valeurs doivent être les nôtres, etc. ? D’autant plus fortement lorsqu’elles sont, comme le Québec, de petites nations en mal d’affirmation nationale ; ou lorsque chacun se rend compte – par exemple à l’occasion de la récente crise financière - que même dans le plus bel État de droit du monde, les inégalités, corruptions et injustices généralisées continuent à perdurer. Avec en prime – réflexe de peur oblige - le retour rampant de nationalismes ethniques ou d’intégrismes particulièrement inquiétants.

Un projet de société émancipateur

Or on ne lutte pas contre de tels maux en en appelant seulement, ainsi que le pensent les signataires du Manifeste, à la tolérance ou à un interculturalisme bon teint. Pas plus qu’on se dédouanera du racisme ordinaire en s’abritant derrière le respect formel des libertés religieuses. Ces attitudes prudentes, menées sur le mode de la conciliation consensuelle, non seulement n’aident que peu à la protection des minorités, mais encore ne font que renforcer à terme le malaise général, en alimentant par la bande, cynisme, racisme et intégrisme grandissants. On lutte contre de tels maux, en défendant activement un projet de société émancipateur qui permettrait l’intégration réelle (par le travail), l’accueil effectif des émigrants (notamment par la francisation et la reconnaissance de leurs acquis et études), l’égalité en acte des hommes et des femmes (par des politiques ad hoc), facilitant du même coup le renforcement positif de l’identité collective de la société d’accueil. Après tout, il y a de quoi être fier de ces valeurs qui prétendent « dans les faits » assurer l’égalité et la liberté sociale et matérielle de tous et de toutes, à condition évidemment qu’on les mette en pratique ! La laïcité commence d’abord là. Car si avec un État laïc, on aspire à la séparation de l’Église et de l’État, ce n’est pas seulement pour assurer une relative égalité entre les religions, c’est aussi et surtout pour promouvoir un pouvoir collectif qui serait « chaque fois plus démocratique », ce qui n’a jamais été, loin s’en faut, la préoccupation de l’immense majorité des religions. La laïcité commence donc, non pas avec la neutralité d’un État qui tolérerait vaille que vaille les différences culturelles ou religieuses, mais dans son rôle actif et dans les exigences démocratiques et égalitaires bien concrètes que ce dernier a la charge de mettre en œuvre. Ce qui impliquerait pour le Québec, non seulement de mettre en place des politiques d’intégration infiniment plus accueillantes qu’elles ne le sont aujourd’hui, mais encore de déplacer le crucifix du Parlement, et d’en finir avec les écoles privées financées par l’État. Car on ne peut assurer des conditions égales pour tous et toutes que si l’État peut les offrir à chacun d’entre nous, non pas en tant que qu’individu particularisé par sa culture ou sa religion mais en tant que citoyen défini par de mêmes droits politiques et de mêmes conditions d’existence matérielle et sociale.

L’interdiction du port de symboles religieux pour les fonctionnaires

L’interdiction du port de symboles religieux pour des fonctionnaires en position d’autorité trouve là sa seule justification. Elle n’en reste pas moins essentielle : un symbole ! Car en agissant de la sorte, on ne s’emploie pas à discriminer telle ou telle personne affichant un signe religieux (puisque on lui assurerait par ailleurs toutes les conditions matérielles à l’égalité, notamment en tant qu’usager ou usagère des services publics), mais on manifeste à tous et toutes que l’État défend, par l’entremise de ses fonctionnaires, des valeurs collectives positives auxquelles on tient par-dessus tout. Et on y parvient en montrant « in situ » comment il est possible de cohabiter ensemble dans une même institution publique, loin des expressions religieuses institutionnalisées qui ont été - et sont bien souvent encore dans les faits - synonymes de conflits séculaires et d’oppression manifeste, notamment vis-à-vis des femmes. C’est là d’ailleurs la seule manière de court-circuiter tous ces débats qu’on peut prévoir à terme quand il s’agira de savoir qui, avec son col romain, son voile ou sa Kippa, fait ou non du prosélytisme. La laïcité, ça doit aussi être la clarté.

Alors à l’encontre d’une laïcité ouverte, molle et incertaine, honteuse en quelque sorte, ne s’agirait-il pas de promouvoir une laïcité active et positive qui, certes avec nuance et ouverture mais aussi avec courage, oserait affirmer les formidables valeurs émancipatrices dont elle est l’expression ? Pas de doute, tout le monde en sortirait gagnant !

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 février 2010

Pierre Mouterde, professeur de philosophie


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