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Tolérance ou laïcité

13 février 2010

par Christian Rioux, Le Devoir

En lisant le Manifeste pour un Québec pluraliste, publié récemment par un groupe d’universitaires québécois, je me suis dit que j’avais déjà entendu ce discours quelque part. Il m’a fallu un peu de temps pour me souvenir. C’était à Paris en septembre 2008. Cela se passait dans la somptueuse salle gothique du collège des Bernardins. Le pape Benoît XVI y était venu s’adresser à plus de 600 intellectuels français. Il y avait livré un discours passionnant sur les origines de la culture européenne. Il avait aussi consacré quelques instants à prêcher, exactement comme le font nos universitaires, en faveur de la « laïcité ouverte ».

Bien avant qu’on en parle au Québec, cette « laïcité ouverte » était une constante du discours du pape. Peu après son élection, Nicolas Sarkozy s’y était montré favorable avant de s’en distancer et de revenir à une conception de la chose sans adjectif. Il vaut la peine de se demander pourquoi. Si la « laïcité ouverte » était une façon de se démarquer d’un esprit revanchard à l’égard des religions, elle ne serait pas une mauvaise idée. Il est vrai que subsiste en France, dans certains milieux néanmoins marginaux, un ton belliqueux parfois exécrable. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Sous couvert de « laïcité ouverte », le pape était venu en France prêcher une autre politique, celle de la « tolérance ».

Cette idée nous est familière puisqu’on la retrouve presque mot pour mot dans le manifeste cité plus haut, dans le cours Éthique et culture religieuse (ECR) ainsi que dans nos célèbres accommodements raisonnables. Notez que la tolérance est loin d’être un défaut, mais une fois érigée en politique, elle n’a pas grand-chose à voir avec la laïcité. Je m’explique.

La tolérance consiste à négocier à la pièce avec chaque groupe. Exactement comme le fait la Société de l’assurance automobile du Québec avec ces religieux qui réclament de ne pas être servis par une femme. Elle consiste plus précisément à négocier avec les « communautés », du moins celles qui sont suffisamment fortes pour se faire entendre. Ainsi, on interdira aux policiers de porter le turban, mais on permettra à une enseignante du primaire de porter le voile. Le cours ECR est entièrement bâti sur ce principe. Les catholiques y ont négocié leur part en échange d’une place respectable pour les autres religions. Les athées, eux, n’ont rien obtenu car ils ne forment pas une « communauté ». Ils ne sont que des citoyens épars.

Au contraire de cette négociation permanente, la laïcité cherche à imposer quelques règles communes. Un peu comme les feux de circulation qui s’appliquent à tous (*). Elle interdira par exemple le port de signes religieux aux enseignants comme aux policiers. Elle le fera, non pas par intolérance, mais par respect pour la liberté de conscience de cet enfant juif, musulman ou qui ne sait pas encore à quoi il croit. C’est pour lui que l’État et ses représentants s’imposeront un devoir de réserve en n’affichant pas leur religion, évitant ainsi le conflit, mais aussi l’apparence de conflit d’intérêts qu’implique le port d’un signe religieux trop évident.

Pour autant qu’elles respectent ces règles minimales, les religions ont évidemment le droit de s’exprimer partout. Les auteurs du manifeste ont tort d’accuser la laïcité de « renvoyer le religieux hors de l’espace public » et « au seul espace privé ». On se demande d’ailleurs où ils sont allés pêcher une telle énormité.

La semaine dernière, les ministres canadiens Lawrence Cannon, Jason Kenney et le chef de l’opposition Michael Ignatieff nous ont offert un portrait assez révélateur. Interrogés par Le Devoir à propos du débat français sur la burqa, ils ont aussitôt invoqué, comme un réflexe, la tolérance et la liberté. Pas le moindre mot sur la laïcité ou pour faire remarquer que la burqa est une pratique pour le moins rétrograde. Pas question de froisser les communautés auxquelles l’État canadien semble avoir sous-traité ses prérogatives. Les femmes, à qui l’on impose ce voile intégral, sont renvoyées à leur communauté. L’État n’en a rien à faire !

On comprend les adeptes du multilatéralisme canadien de penser ainsi. C’est malheureusement ce culte des communautés qui explique aussi pourquoi les auteurs du manifeste sont si discrets sur la nation. Ils lui préfèrent les périphrases les plus étranges, comme cette invention d’universitaires jargonneux : le « vivre ensemble ». Pourtant, n’est-ce pas dans la nation québécoise qu’il s’agit d’intégrer ces étrangers qui débarquent chez nous avec leur extraordinaire diversité culturelle et religieuse ?

On ne m’en voudra pas de conclure en citant un homme qui a réfléchi à la question. « La tolérance n’est pas la laïcité, écrit le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel. La première est passive, la seconde active. La tolérance s’accommode de toutes les manifestations publiques des religions. La laïcité défend l’individu contre son groupe d’origine, la femme contre le père oppresseur et garantit que l’on peut changer de religion ou se déclarer athée. Avec la tolérance, on installe des communautés. Avec la laïcité, on construit une nation. »

* J’emprunte cet exemple à Catherine Kintzler, dans Tolérance et laïcité, éditions Pleins feux.

Source : Le Devoir, 12 février 2010

Mis en ligne sur Sisyphe, le 12 février 2010

Christian Rioux, Le Devoir


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