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Les propos du cardinal Marc Ouellet prennent racine dans la misogynie tolérée

20 mai 2010

par Micheline Carrier

En moins de deux ans, dans des interventions soigneusement calculées pour recevoir une large couverture médiatique, deux cardinaux du Québec ont demandé de rouvrir le débat sur l’avortement.

En septembre 2008, le cardinal Jean-Claude Turcotte, de Montréal, a remis sa médaille de l’Ordre du Canada parce que le Dr Henry Morgentaler allait la recevoir à son tour… La semaine dernière, le cardinal Marc Ouellet, de Québec, s’est joint au congrès du groupe Pro-vie (sic) à titre d’invité d’honneur. Il a déclaré à plusieurs reprises, depuis une semaine, qu’il fallait refaire le débat sur l’avortement. Selon lui, l’avortement est un crime en toutes circonstances, y compris dans les cas de viol.

Affirmant des convictions dont la sincérité ne saurait être mise en doute, ces chefs religieux catholiques profitent d’une conjoncture sociopolitique favorable au conservatisme et aux religions pour essayer de redonner à leur institution une influence qui a décliné sensiblement depuis quelques décennies. Cette forme d’opportunisme ne diffère pas tellement de celle des politiciens et politiciennes, qui se font discrets quand le vent leur est contraire et s’enhardissent dès qu’il tourne à leur avantage.

Conjoncture favorable à la misogynie

La « conjoncture favorable » à ces prises de positions excessives de la part de prélats de l’Église catholique comporte plusieurs facettes.

On pense d’abord à la présence au Vatican d’un pape intégriste qui, depuis son élection, a multiplié les interventions réactionnaires, dont certaines étaient carrément méprisantes pour les femmes et pour les homosexuels. Il a radicalisé le discours conservateur traditionnel de l’Église catholique, un discours où la sexualité occupe une place centrale. La sexualité des femmes, surtout. Elle semble causer un problème épineux à cette Église, comme aux autres, toutes définies et gouvernées par des hommes. Il est singulier que des hommes qui ont fait le choix du célibat se sentent concernés par la vie sexuelle des femmes au point de s’attribuer le droit de la régenter et d’intervenir dans les décisions politiques d’un pays.

Contraception, avortement, relations sexuelles hors mariage, lutte contre le sida, en fait, toutes les Églises sont mal à l’aise à l’égard de ces questions. Elles se raidissent devant ce qu’elles ne comprennent pas, quitte à trahir la doctrine humaniste qu’elles prétendent défendre, et jusqu’à adopter des attitudes criminelles. Il est en effet plus criminel qu’humain de répandre, au sein de populations catholiques pauvres et privées d’information, des propos mensongers sur le condom et la prévention du sida, comme le pape Benoît XVI et plusieurs de ses fidèles l’ont fait à quelques reprises dans des pays en développement, afin de décourager l’usage de ce préservatif. Il est aussi criminel de faire pression ou de harceler les autorités politiques du monde, y compris celles de l’ONU, afin d’empêcher le recours à des moyens de contraception et à l’avortement dans des conditions sûres, alors que des millions de femmes sont mortes et d’autres mourront des suites d’IVG pratiquées clandestinement ou dans des conditions sanitaires inadéquates. Quand on veut être pris au sérieux en affirmant défendre la vie humaine, il faudrait tenir compte de ces réalités.

Le discours anti-avortement n’est pas nouveau dans l’Église catholique. La présence d’intégristes, comme le cardinal Ouellet, non plus. Avouons toutefois qu’attiser le feu sur la question de l’avortement, précisément à ce moment-ci, peut s’avérer profitable pour l’Église catholique du Québec et du Canada. Provoquer un tollé par des propos outranciers sur l’avortement peut en effet détourner l’attention du scandale de prêtres pédophiles sur lequel le Vatican a longtemps fermé les yeux, un scandale dont les médias et l’opinion publique ont fait grand cas au cours des derniers mois, au point où l’Église catholique se dit victime de diffamation…

Autre facteur important de la conjoncture favorable à la sortie du cardinal Ouellet et des adeptes de Pro-vie (sic) : la présence à Ottawa d’un Premier ministre ultraconservateur, qui prête l’oreille à tout grenouillage religieux depuis qu’il est au pouvoir, et qui compte des militants anti-choix au sein de son gouvernement. Il les encourage même à présenter des projets de loi privés visant à criminaliser l’avortement, alors qu’il déclare publiquement ne pas vouloir rouvrir le débat. Le Premier ministre Stephen Harper s’est employé depuis son élection à tenter de faire taire les groupes de femmes, à les empêcher de sensibiliser et soutenir la population féminine en les privant de subventions, tandis qu’il récompensait les groupes religieux de l’appui qu’ils lui ont donné. Voilà de quoi stimuler la hardiesse des religieux les plus conservateurs au Québec et au Canada.

Tolérer l’intolérance

Toutefois, le retour en force de l’idéologie conservatrice au Parlement canadien et du discours catholique intégriste sur la place publique prend lui-même racine quelque part. C’est la population elle-même qui fournit le terreau favorable à la croissance de ces tendances. Le ramollissement, pour ne pas dire l’aplatissement, d’une partie de l’élite intellectuelle et de la classe politique canadienne et québécoise face aux exigences de citoyens et de citoyennes d’autres confessions religieuses constitue la toile de fond sur laquelle progressent les visées conservatrices, souvent misogynes.

J’insiste : ramollissement et aplatissement. Je ne rappellerai pas toutes les courbettes d’institutions publiques québécoises, approuvées par une partie des féministes et des intellectuels qui n’ont de progressistes que le nom, devant les demandeurs d’accommodements ou de dérogations aux règles et principes fondateurs de la société québécoise. Ces demandes, souvent fondées sur des valeurs rétrogrades et sexistes, ont été présentées et acceptées au nom de la « liberté de religion » qui, dans les faits, prime sur l’égalité des sexes, bien qu’on s’en défende. Des tenants intégristes de l’islam et du judaïsme ont obtenu gain de cause, y compris le droit de mépriser des femmes en refusant d’avoir affaire à elles dans un contexte professionnel (SAAQ, police à Montréal). D’autres ont obtenu des privilèges dans le domaine scolaire pour motif de croyances religieuses, sans compter d’autres formes d’accommodement.

Alors, pourquoi des intégristes catholiques n’oseraient-ils pas eux aussi remettre ouvertement en question la liberté et les droits des femmes, pourquoi maquilleraient-ils leur misogynie quand ils constatent que cette misogynie est valorisée chez d’autres ? Pourquoi la hiérarchie de l’Église catholique ne chercherait-elle pas à retrouver son influence d’antan puisqu’on déroule le tapis rouge devant d’autres groupes religieux ? Si la tolérance dictée soi-disant par la « liberté de religion » vaut pour les uns, pourquoi ne vaudrait-elle pas pour les autres ?

On dira peut-être que le fait de chercher à retirer aux femmes le droit à des services d’avortement n’a rien de comparable au refus d’avoir affaire à des femmes dans des services publics ou d’imposer à des femmes d’une religion donnée un marquage, même une armure qui nie leur liberté et leur intégrité, en restreignant parfois leur sécurité (niqab et burqa). Pourtant, oui, il existe un rapport entre ces attaques contre les droits des femmes. C’est une affaire de degrés dans la répression et la misogynie, dans le contrôle des femmes, de leur corps, de leur sexualité. D’ailleurs, intégristes catholiques, islamistes et judaïstes s’entendent très bien sur ces questions. Ils font preuve d’une grande tolérance mutuelle et d’un esprit oecuménique exemplaire quand il s’agit de s’unir pour condamner les femmes et tenter de contrôler leur sexualité, comme ils le font dans des commissions des Nations Unies.

Des présidentes d’organisations féministes et des porte-parole politiques ont estimé que les propos du cardinal Ouellet dénotaient son « insensibilité ». Oui, le cardinal Ouellet se montre « insensible » à la situation des femmes violées et à la condition des femmes en général. C’est révoltant, et ce n’est pas la première fois qu’il exprime cette insensibilité. Mais ne fait-on pas preuve aussi d’insensibilité quand on refuse de dénoncer les chefs religieux d’autres confessions qui contrôlent le corps des femmes et le font passer pour un « danger public » en l’enfermant dans une prison ambulante, au nom de soi-disant principes religieux ? Dans le cas du droit à l’avortement, comme dans le fait de contraindre les femmes à cacher leurs cheveux ou même toutes les parties de leur corps, les cibles sont les mêmes : le corps, la sexualité et la liberté des femmes.

Peut-on d’un côté défendre le droit des unes à exprimer librement leur sexualité, à « disposer de leur corps » et à choisir le moment de leurs grossesses, et, de l’autre, tolérer les contraintes (même de mouvement) et les violences imposées au corps des femmes sous prétexte que ces femmes appartiennent à d’autres confessions religieuses et qu’il faut faciliter « leur intégration » ? Comment peut-on s’affirmer féministe, c’est-à-dire soucieuse de l’égalité et de l’intégrité des femmes, dénoncer la misogynie et l’insensibilité d’un cardinal tout en se taisant devant la misogynie et l’insensibilité des autres doctrines religieuses qui privent certains femmes de droits reconnus à l’ensemble des femmes et des hommes du Québec ? (Ne serait-ce que de circuler librement sans avoir de chaperon).

Misogynie ambiante

La toile de fond de toutes ces attaques contre les femmes, peu importe de quel côté elles proviennent, c’est la misogynie qui ose aujourd’hui laisser tomber ses masques parce qu’un antiféminisme très militant lui a préparé la voie depuis plusieurs années. Une misogynie qui s’exprime dans un contexte de tolérance tout azimut, même de tolérance de l’intolérable. Pas étonnant qu’on invoque si aisément les lois divines pour justifier le contrôle des femmes et de leur corps. On tolère presque tout au nom de la religion, un peu moins toutefois quand les prétentions proviennent de fidèles de la religion dominante au Québec. Comme on ne risque pas de se faire traiter de racistes ou de xénophobes, on n’hésite pas à dénoncer cette religion, tout en faisant l’autruche face aux méfaits des autres groupes repligieux.

Les pionnières de l’obtention du droit de vote, celles qui ont gagné la reconnaissance juridique des femmes mariées, une place en politique, le droit à la contraception, au travail rémunéré, l’équité salariale, le droit d’être considérées comme des personnes à part entière, toutes ont aussi rencontré la misogynie du clergé et de l’élite politique sur leur chemin. Les discours de Mgr Villeneuve et d’Henri Bourassa sur la place des femmes dans la société, ou plutôt, la place qu’ils voulaient bien leur attribuer (c’est-à-dire à la maison), en étaient profondément imprégnés. Tout cela au nom de la « suprématie de l’homme », qui tenait soi-disant son autorité de Dieu.

Aujourd’hui, les cardinal Ouellet et les Stephen Harper du pays reprennent le flambeau, en se faisant à leur tour les interprètes des volontés divines. Faut-il en rire ou en pleurer ? Je pense que nous avons manqué de vigilance, occupé-es que nous étions à lutter sur trop de fronts à la fois. Nous avons cru que jamais plus une religion n’oserait imposer ses volontés en sol québécois. Nous nous sommes trompées... Ce n’est pas une, mais plusieurs religions qui tentent d’imposer insidieusement leurs lois à la société québécoise. Et je ne parierais pas sur la résistance massive de la population québécoise à long terme.

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Réactions de « la classe politique féminine »

Plusieurs hommes et femmes de différents milieux (politique, médiatique, féministe, syndical, religieux, médical) ont réagi aux propos du cardinal Ouellet. Les médias ont affirmé : « La classe politique réagit fortement ». Pardon… Il aurait fallu dire « la classe politique féminine », car dans les milieux politiques tant à Ottawa qu’à Québec, ce sont des femmes qui ont réagi fortement. Parmi les chefs de parti à l’Assemblée nationale et à la Chambre des communes, seule Pauline Marois a réagi. Les autres ont laissé des femmes de leur parti aller seules au front. Malaise d’hommes ? Ou prudence d’hommes politiques qui savent que la pérennité d’un pouvoir dépend souvent des alliances avec d’autres pouvoirs ? Préserver maintenant les alliances leur est peut-être plus utile pour l’avenir qu’affirmer haut et fort leur solidarité avec les femmes.

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Le lendemain de la publication de cet article, soit le mercredi 19 mai, les députés de l’Assemblée nationale à Québec ont demandé au premier ministre Stephen Harper de clarifier ses intentions relativement au droit à l’avortement. Les député-es québécois ont voté à l’unanimité en faveur d’une motion réaffirmant le droit des femmes à l’interruption de grossesse. Dans La Presse du 20 mai, le journaliste Joël-Denis Bellavance rapporte que le premier ministre Harper empêcherait que l’avortement soit criminalisé. Est-ce une stratégie pour calmer l’opposition ou le premier ministre Harper a-t-il vraiment l’intention de freiner les ardeurs de ses député-es "pro-vie" (sic) ? La vigilance est de mise, compte-tenu de promesses passées non tenues de M. Harper dans d’autres domaines.

 Lecture suggérée : « Nous avions jadis les mêmes ennemis : le patriarcat et les lois divines », par Féministes laïques algériennes et iraniennes

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 mai 2010

Micheline Carrier


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