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La protection juridique de la laïcité : essentielle au maintien de la cohésion sociale

27 juin 2010

par Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)

Allocution de Me Julie Latour, avocate
Ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal

Présentée lors de la Conférence de la Coalition Laïcité Québec

Présentée à l’auditorium de la Grande Bibliothèque, le 28 avril 2010



1. D’une laïcité factuelle à une laïcité officielle

La valeur de laïcité est inscrite de longue date dans le parcours du Québec. Il s’agit d’une valeur reconnue dans laquelle les institutions publiques du Québec prennent assise. Nos institutions publiques sont laïques, incluant maintenant nos commissions scolaires, et notre corpus de droit privé, au premier chef le Code civil du Québec, est séculier.

Or, cette valeur pourtant si évidente, à la base de notre démocratie, ne se retrouve proclamée dans aucun texte juridique d’importance, de façon constitutionnelle ou autrement prépondérante. Est-ce parce que la laïcité est à ce point avérée qu’on la croyait protégée par les diverses lois existantes ? À tout événement, comme disait Talleyrand au congrès de Vienne : « Si cela va sans le dire, cela ira encore mieux en le disant. »

Dans une société marquée par la prolifération législative et réglementaire, on peut s’interroger sur le silence qui entoure les valeurs communes du Québec, dont au premier chef le caractère séculier de notre société, par comparaison avec l’étendue et l’importance juridique des instruments qui accordent une protection constitutionnelle aux libertés individuelles.

Ce décalage préoccupe la population du Québec, en particulier face au réinvestissement du religieux dans la sphère publique qu’autorisent les Chartes des droits.

Ces revendications religieuses se fondent d’ailleurs sur une formidable contradiction. Alors qu’il nous a fallu des siècles pour en arriver à l’État de droit que nous connaissons, en nous éloignant de la théocratie, le religieux utilise maintenant le droit, i.e. les Chartes des droits, pour s’imposer dans la société civile. Et le fait religieux, protégé à titre de droit individuel, est en fait un phénomène collectif, marqué par le prosélytisme, qui souhaite étendre son influence dans nos sociétés.

Il apparaît donc impératif de tracer des balises claires afin d’outiller les tribunaux à prendre en compte les valeurs collectives, dont la laïcité, dans leurs décisions. Ce ne serait pas la première fois que le législateur ait à combler un silence pour tenir compte d’une réalité changeante. Cela fut le cas jadis en matière de protection des droits des consommateurs, et, plus récemment, de gouvernance étatique et de supervision des marchés financiers.

2. Composantes et rôle structurant de la laïcité

La laïcité a un rôle social structurant indéniable.

La séparation entre l’Église et l’État est constitutive du principe même de liberté de religion, car c’est par l’avènement de la neutralité de l’État dans le domaine religieux que l’ouverture à la liberté de religion pour tous les croyants et croyantes de diverses religions peut se matérialiser. La laïcité est donc une condition essentielle d’un véritable pluralisme, qui inclut le respect de toutes les convictions religieuses, tout autant que la liberté de conscience des citoyens. La liberté de croire, de même que celle de ne pas croire.

La valeur de laïcité amène des principes institutionnels : la séparation de l’État et de la religion et la neutralité de l’État, ainsi que des composantes de nature individuelle : la liberté de conscience et de religion. Liberté et laïcité sont intimement liées et sont à la base d’un État démocratique.

En outre, la laïcité reflète un état d’esprit qui transcende la question du port de signes religieux ostensibles. Elle signifie l’adhésion aux valeurs citoyennes, le respect d’un espace sociétal commun où les différences s’effacent afin de préserver un lieu neutre où chacun peut se reconnaître dans le lien social.

3. Sens étymologique

Le rôle de la laïcité dans le maintien de la cohésion sociale est manifeste lorsque l’on retourne à son sens étymologique. Selon le Larousse, le terme « Laïcité » provient du mot grec laikos qui signifie : « qui appartient au peuple ». À mon sens, la laïcité appartient au peuple, car elle est définie par le peuple, qui forge ses institutions publiques à l’abri de pouvoirs tiers, et elle définit ainsi le peuple, qui se reconnaît dans cet espace public qu’est sa nation. La notion de peuple réfère aussi à l’unité citoyenne à la base du contrat social, par opposition à la fragmentation et à l’individualisme. Enfin, de façon métaphorique, on retrouve aussi le mot CITÉ dans celui de laïcité.

Pour les citoyens, la laïcité génère aussi un sentiment de réciprocité : chacun peut exprimer de façon privée et publique ses aspirations religieuses ou sa liberté de conscience, mais il demeure un espace civique neutre où les différences s’abolissent et où tous se réunissent dans l’identité citoyenne.

4. La neutralité de l’État doit être réelle et apparente

En vertu des principes institutionnels de la laïcité, l’État doit s’obliger à une neutralité totale, laquelle doit être réelle et apparente. Ceci implique que les fonctionnaires et agents de l’État doivent s’abstenir de manifester leurs convictions religieuses, tout comme cela est le cas pour l’obligation de neutralité politique et le devoir de réserve que prescrivent les articles 10 et 11 de la Loi sur la fonction publique (L.R.Q., c. F-3.1.1). Les citoyens qui choisissent d’appartenir à la fonction publique ont une obligation individuelle de réciprocité envers la neutralité de l’État.

En effet, peut-on penser qu’un tribunal où un juge, une greffière ou un huissier serait autorisé à porter des signes religieux demeurerait neutre ? Et que penser du rôle particulier des enseignants dans la formation de l’esprit citoyen des étudiants en conformité avec les valeurs sociétales publiques communes, dont la neutralité de l’État, et l’égalité hommes-femmes ?

5. Reconnaissance politique

Le 8 février 2007, dans son importante déclaration annonçant la formation de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, communément appelée la Commission Bouchard-Taylor, le Premier ministre Jean Charest a déclaré solennellement les valeurs qui définissent le Québec, et je cite :

« Le Québec est une nation. Notamment par son histoire, sa langue, sa culture et ses institutions.

La nation du Québec a des valeurs, des valeurs solides, dont entre autres :

 L’égalité entre les femmes et les hommes
 La primauté du français
 La séparation entre l’État et la religion

Ces valeurs sont fondamentales. Elles sont à prendre avec le Québec. Elles ne peuvent faire l’objet d’aucun accommodement. Elles ne peuvent être subordonnées à aucun autre principe. » (soulignement ajouté)

Une déclaration aussi solennelle aurait dû amener une consécration constitutionnelle ou législative de ces valeurs fondamentales, dont le principe de laïcité. Or, cela se fait toujours attendre. Ce qui n’est pas sans impact dans le nécessaire équilibre à instaurer entre les droits collectifs et les droits individuels, considérant les autres droits fondamentaux enchâssés dans les Chartes des droits et libertés. D’où le récent malaise identitaire qui a caractérisé le Québec, dans ce qui a été qualifié de crise des accommodements raisonnables.

6. L’esprit Bouchard-Taylor et le relativisme culturel

L’exercice Bouchard-Taylor devait élucider les rapports entre les citoyens qui composent le Québec moderne. Au lieu de cela, nous avons eu droit à une dérive du but de la Commission, qui au lieu de rapprocher les citoyens les a divisés, en stigmatisant tout au long de son rapport un seul groupe, la majorité d’accueil. Alors que les commissaires recommandent l’adoption par le Québec d’un texte officiel pour définir la notion d’interculturalisme, variante du multiculturalisme qu’ils préconisent, ils ne proposent aucun socle commun.

Quant au passé catholique du Québec, les commissaires écrivent ce qui suit : « Pour construire un avenir rassembleur, la société québécoise doit », selon le rapport, « éviter de diriger contre toute religion le ressentiment lié à un passé catholique » (car les Québécois canadiens-français seraient, selon les commissaires, unanimement porteurs d’un « sentiment d’hostilité envers le passé catholique » et tributaires « d’un mauvais souvenir de l’époque où le clergé exerçait un pouvoir excessif »).

Pourquoi imputer du ressentiment ? Se peut-il au contraire que les Québécois nourrissent une fierté légitime à l’endroit de la salutaire distanciation qu’ils ont opérée depuis cinq décennies entre les pouvoirs civils et religieux, ce qui a permis l’avènement du Québec moderne et l’instauration de Chartes des droits et libertés ? Est-il possible que les Québécois estiment déterminant que la dignité des individus et la valeur d’égalité entre les hommes et les femmes aient pu se construire grâce à la fin de l’immixtion des préceptes religieux dans la sphère publique ?

Enfin, de l’avis des commissaires, nous devons construire une mémoire nationale qui tienne compte de la diversité ethnoculturelle, soit, mais surtout qui « rende le passé québécois accessible aux citoyens de toutes origines ». Doit-on réécrire notre histoire ?

7. L’idéologie du multiculturalisme

Sous le couvert du multiculturalisme et de la protection tous azimuts des droits individuels, une résistance se fait entendre à toute protection juridique de la laïcité. Cette vision fort sélective semble mettre de côté l’important rôle de la laïcité dans l’équilibre sociétal.

Sur quoi repose le multiculturalisme ? Plusieurs penseurs décrivent l’idéologie du multiculturalisme comme binaire plutôt que multiple, en ce qu’elle concerne deux groupes, le majoritaire ou dominant (i.e. réputé mauvais) face au groupe minoritaire, (i.e. réputé bon), soit le retour à la dichotomie oppresseur/opprimé. Voilà qui s’avère pour le moins paradoxal dans le cas du Québec, qui est dans ce contexte considéré comme une majorité, alors qu’il constitue en fait une minorité précaire au plan national et à l’échelle continentale de l’Amérique, sans garantie de pérennité.

De plus, alors que le Canada, à travers la promotion de la Charte canadienne et du multiculturalisme, valorise la protection des identités, il semble que l’identité québécoise soit la seule exclue de cette protection au plan de l’octroi de droits collectifs. Faut-il rappeler que la notion de multiculturalisme, maintenant enchâssée dans la Charte canadienne, fut, de l’avis de plusieurs, adoptée pour diluer significativement la notion de biculturalisme et des deux peuples fondateurs du Canada, dont le Québec était partie intégrante ?

8. Réfutation de la laïcité ouverte

On entend beaucoup parler ces jours-ci du concept de laïcité ouverte, une laïcité que l’on peut qualifier de fort restrictive. Ce concept repose sur trois postulats qui, en tout respect, ne résistent pas à une analyse sérieuse.

Tout d’abord, sous le couvert du pluralisme, la laïcité ouverte postule que la présence du religieux dans la sphère publique ne serait pas menaçante, sous prétexte que nous ne sommes plus en présence d’une seule religion, mais bien de plusieurs religions qui coexistent. On banalise ainsi l’intrusion du religieux dans l’espace public. Pourtant, si nous voulions favoriser une religion, ces tenants de la laïcité ouverte monteraient aux barricades. Or, ce n’est pas parce que plusieurs religions veulent s’afficher que ceci atténue quoi que ce soit à l’immixtion du religieux dans la sphère publique. Au contraire, nous avons maintenant droit à une surenchère des religions les unes envers les autres.

Cette surenchère des religions s’illustre notamment par un exemple évocateur, chez nos voisins ontariens, fiers tenants du multiculturalisme, où les débats à Queen’s Park, le parlement provincial, sont précédés chaque jour par la récitation intégrale de 7 prières ! Par comparaison, nous débutons les travaux à l’Assemblée nationale du Québec par une minute de silence.

Ainsi, si nous devions permettre le port de signes religieux chez les fonctionnaires, quelle serait la prochaine étape : les diverses confessionnalités demanderont-elles ensuite des quotas par bureaux gouvernementaux, afin que le paysage visuel soit équitable ?

Cette insouciance, sous le couvert de la tolérance, fait fi du prix humain considérable qui fut payé dans l’histoire pour en arriver à l’État de droit que nous connaissons, afin que nos normes juridiques n’aient plus à sanctionner le droit divin.

On peut ajouter que la défense du fait religieux n’a en soi rien de progressiste, les trois grandes religions monothéistes étant fondées sur des principes séculaires passéistes, sinon mêmes franchement discriminatoires, notamment à l’égard des femmes, qui composent la moitié de l’humanité.

En second lieu, les tenants de la laïcité prétendument ouverte font valoir que cette présence religieuse n’est qu’apparente et ne menace pas le droit substantif du Québec. Or, cette assertion ne s’avère pas davantage fondée. Le religieux menace non seulement d’autres droits fondamentaux, tels que la liberté d’expression (récent épisode Anne Coulters à Ottawa), l’égalité entre les femmes et les hommes (avis juridiques de la CDPJ) et la non discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, mais il menace nombre d’autres acquis en droit substantif.

À titre d’illustration, le Québec est doté de l’une des législations les plus interventionnistes au monde en matière de protection de la jeunesse, afin de favoriser le meilleur intérêt de l’enfant. Or, des directeurs de Centres jeunesse, des travailleurs sociaux et psychologues qui y œuvrent font valoir sur nombre de tribunes publiques les pressions très fortes auxquelles ils sont soumis pour considérer que les châtiments corporels sont acceptables dans certaines cultures ou religions, où l’autorité paternelle serait prédominante, et qu’ils ne doivent pas de ce fait intervenir. Y a-t-il deux catégories d’enfants au Québec, i.e. ceux qui bénéficient de la protection de l’État et ceux qui en seraient privés ??

En troisième lieu, la laïcité ouverte et le multiculturalisme favoriseraient l’intégration. À cet égard, l’exemple des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne réfute cette thèse.

Enfin, la laïcité ouverte entraîne la négation de la liberté de conscience, une liberté fondamentale pourtant protégée au même titre que la liberté de religion. En effet, la protection de la liberté de conscience inclut la liberté de ne pas croire. Or, du moment que l’on permet aux fonctionnaires d’arborer des signes religieux, qu’en est-il, au-delà de la l’entorse à la neutralité de l’État, du respect de la liberté de conscience des autres citoyens ?

L’ouverture au concept de laïcité ouverte a récemment amené la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, dans son avis de mars 2010 à reléguer au simple rang de conflit de valeurs, soi-disant non protégé par la Charte, la liberté de conscience qui pourrait être invoquée par un citoyen à l’encontre du port de signes religieux par une fonctionnaire de la RAMQ. Un simple conflit de valeurs qui n’impliquerait pas un conflit de droits.

De même, la Commission des droits de la personne ajoute que « le port du hidjab ne comporte pas nécessairement un sens religieux » (à la page 3). Pour elle :

« La détermination de la signification religieuse ou non du port du hidjab relève donc de la personne qui le porte. Aussi, le seul fait qu’un client y voit un symbole religieux ne constitue pas une assise pour considérer que ce symbole porte atteinte à sa liberté de conscience. » (à la page 3, Avis CDPJ, Cat. 2.119-1.1, Mars 2010.)

En tout respect, y aurait-il une approche de deux poids deux mesures en matière de liberté de religion, au détriment de la protection de la liberté de conscience des citoyens du Québec ?

Or, ceci apparaît en contradiction avec la jurisprudence, qui confirme la protection accordée à liberté de conscience, dont l’arrêt Maurice c. Procureur général du Canada, [2002] CFPI 69. Dans cette affaire, on avait antérieurement servi au demandeur, détenu dans un établissement pénitentiaire, des repas végétariens parce qu’il adhérait à la foi Hare Krishna. Toutefois, lorsqu’il renonça plus tard à cette foi, il continua d’exiger des repas végétariens spéciaux, en se fondant sur sa liberté de conscience, soit son adhésion au végétarisme. Cela lui fut refusé, le Service correctionnel invoquant que le végétarisme ne se fondait sur aucune culture ou religion. La Cour fédérale a déclaré que l’approche du Service correctionnel était incohérente, ce dernier ne pouvant appliquer l’art. 2a) de la Charte canadienne d’une façon fragmentaire ; les deux libertés, soit la liberté de religion et de conscience, doivent être reconnues.

On peut lire le texte intégral dans le document PDF ci-joint.

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Tous droits réservés, Julie Latour, 2010.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 mai 2010

Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)


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