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De la malédiction d’être Arabe

5 juin 2010

par Anouar Benmalek

De la malédiction d’être Arabe
et de quelques moyens, pour un écrivain arabe, d’y échapper

Comment expliquer à un public américain la profonde amertume qu’il y a pour un écrivain issu d’une région que nous nommerons, pour aller rapidement (et un peu caricaturalement) « monde arabe » d’accoler cette si lourde expression « malédiction » à l’expression « arabe » pour qualifier ce qui ne devrait être a priori qu’une simple indication géographique de naissance, chargée évidemment comme partout ailleurs de quelques lests culturels et religieux, mais ne condamnant pas d’avance à un opprobre universel celui qui en est l’objet, opprobre d’autant plus infamant que celui qui le « mérite » l’accepte plus ou moins tacitement en baissant la tête, accablé par l’énormité de son crime ?

Voilà donc : je me présente devant vous, chers amis, et je plaide coupable : oui, je suis arabe, j’appartiens bien à ces nations, telle l’Algérie, gangrenées par le fanatisme, l’intégrisme, le rejet de la différence et le culte de la flaque de sang purificatrice.

Mais, pour ma défense, j’invoquerai un argument de poids, et paradoxal à première vue : oui, je suis vraiment arabe. J’appartiens à une communauté dont les femmes, les enfants et les hommes, des intellectuels, des artisans, des gens de cultures, des journalistes, des paysans, des ouvriers, sont morts, par dizaines de milliers en Algérie par exemple, sous les couteaux et les fusils de ceux que je nommerai, dans une sinistre et, à mon avis, pertinente comparaison, les nouveaux khmers, « verts » cette fois-ci.
J’appartiens, —je le revendique— à cet ensemble de gens ordinaires qui, malgré la solitude, les menaces des tueurs islamistes et leurs relais dans les appareils d’État, malgré le mépris, la méfiance et le manque de solidarité des nations démocratiques, ont gardé suffisamment de courage et de bon sens pour ne pas succomber au désespoir et au nihilisme simplement en continuant à travailler, à produire, à danser, à chanter (oui, dans certains coins de l’Algérie, danser et chanter ont pu être à un moment donné un acte de courage inouï).

Je suis prêt à supporter l’infamie que recèle le mot « Arabe » dans la bouche de certains zélateurs du « Choc des civilisations », parce que je me reconnais dans ces innombrables héros ordinaires, arabes néanmoins, qui ont persisté, en dépit des assassinats d’écoliers et d’enseignants, à envoyer leurs enfants —et leurs filles en particulier— à l’école, cette école qui, bien que percluse de défauts dans nos pays, guettée par l’intolérance, la pensée étriquée, le rejet de la discussion, est demeurée néanmoins un outil, certes médiocre, mais un outil quand même, pourvoyeur de promotion sociale et d’un certain nombre de libertés inestimables (dont celles d’apprendre à lire et à écrire, et de s’évader de temps en temps pour les filles et les fillettes de l’étouffante prison familiale).

Enfant, j’ai été fier de cette dénomination. « Arabe » : je ne savais pas exactement ce que ce mot contenait. Pour moi, issu d’une famille bigarrée, mélange de maghrébin et d’européen, dans laquelle se croisaient par exemple, une grand-mère trapéziste suisse, une arrière-grand-mère esclave mauritanienne et une autre bavaroise, un père algérien militant de la lutte de libération et une mère marocaine, ce mot n’avait pas de signification ethnique étroite. « Arabe » sonnait, pour ceux de ma génération au sortir de la guerre d’indépendance, un peu à l’instar des mots épopée, courage, honneur, etc.

Les anciens colonisateurs en avaient longtemps usé comme d’une insulte à notre encontre, et nous, les indigènes jadis pouilleux, nous le leur avions renvoyé comme un boomerang glorieux puisque c’étaient nous, les « sales Arabes », menteurs, fainéants, incapables de grands sentiments, à la suite des « sales Jaunes » d’Indochine, fourbes, cruels, au rire faux, qui étions parvenus à faire mordre la poussière à leur armada militaire si démesurée à première vue...

Je suis, en effet, originaire d’un pays arabe (enfin : presque arabe... Je demande humblement pardon d’user de cette simplification de langage qui ferait sauter en l’air plus d’un Berbère d’Algérie), qui avait mené une longue et terrible lutte de libération pour accéder à la famille des nations libres. Dans ma famille, comme dans beaucoup de familles algériennes, les parents racontaient avec fierté —en les enjolivant sans doute, en dissimulant souvent les moments d’horreur et de doute— des histoires de vaillance et d’héroïsme et nous, leurs rejetons reconnaissants, étions, à cette époque, encore fiers de la geste pleine de souffrance et de grandeur des aînés.

Déjà, cependant, certains maîtres d’école, recrutés par les deux partis « uniques » de tout pays arabe (le clergé des mosquées avec ses ânonneurs d’interdits d’un côté et la clique au pouvoir avec son appareil militaro-policier de l’autre) se chargeaient de pervertir notre admiration en nous enseignant que cet héroïsme-là était de la même eau que la bravoure des premiers combattants de l’Islam, et plutôt que d’avoir chassé les occupants français parce qu’ils étaient des colons exploiteurs et racistes, nos pères, musulmans, les avaient boutés dehors surtout parce qu’ils étaient des « kouffars », des mécréants chrétiens, sans parler des Juifs qui avaient dû les suivre dans leur fuite, ces Juifs qui, même algériens depuis des siècles et des siècles pour la plupart, méritaient largement, selon ces « éducateurs » racistes (à leur tour !), le malheur qui les avait chassés de chez eux (chez nous, les juifs n’étaient pas accusés d’être déicides comme chez les chrétiens, mais ils souffraient quand même d’un défaut grave et rédhibitoire en terre d’islam, celui de ne pas être musulmans comme la majorité de la population...)

Avec la complicité des plus hautes autorités du pays, l’islamisme avait commencé son long travail de sape dans la société, identifiant peu à peu le patriotisme à la religion (devenue depuis religion d’État) jusqu’à finir par s’y substituer, définissant l’Algérien essentiellement par sa croyance obligée de musulman, remplaçant insensiblement l’islam plutôt bon enfant des ancêtres par un nouvel islam inspiré du modèle wahabite des Saoudiens, violent, acariâtre, moyenâgeux, n’hésitant plus à dénoncer non seulement comme traîtres à la patrie, mais comme apostats ceux qui renâclaient devant la défiguration des valeurs d’hospitalité et de tolérance de leur pays. « Apostats », donc passibles de la peine de mort réservée à ceux qui abandonnent l’Islam...

On peut lire le texte intégral dans le document RTF ci-joint.

Conférence au Literary Arts Institute of the College of Saint Benedicte, Saint John’s University (Minnesota), 13 Avril 2005 et au Williams College, Williamstown, Massachusetts, 25 avril 2005

Publié dans la revue Algérie Littérature Action, n° 125-126, nov-déc. 2008.

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Remerciements à la Revue Algérie Littérature Action pour son autorisation de publier.

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Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 juin 2010

Anouar Benmalek


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