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La place du religieux dans l’espace civique et les institutions publiques
Le projet de loi 94 ne répond pas aux attentes26 août 2010
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La commission parlementaire qui devait reprendre l’étude du projet de loi 94 en août a été reportée sine die, le ministre de la Justice récemment nommé n’ayant pas encore pris connaissance du dossier et ne pouvant sièger avant d’être élu. En fait, il est en campagne électorale pour se faire élire dans la circonscription de St-Laurent (Montréal). L’opposition officielle se demande si le gouvernement Charest a vraiment l’intention de baliser les accommodements "raisonnables". La question est légitime. Les travaux de cette commission ont été suspendus une première fois, en mai dernier, pour faire place à l’étude d’autres projets de loi estimés prioritaires. La prochaine fois, quel sera le motif pour reporter les audiences ? Ou simplement abandonner le projet ?
Nous devions présenter un mémoire devant cette commission, le 19 août. Nous ne sommes pas contre le projet, mais nous estimons qu’il est nettement insuffisant et tout à fait inapproprié pour baliser l’ensemble des dérogations qu’on accorde pour des motifs de liberté de religion ou de culture. En aucun cas, le gouvernement Charest ne saurait invoquer ce projet de loi pour prétendre que "le Québec" a fait le choix de "la laïcité ouverte". Il n’y est même pas question de laïcité et ce texte ne répond même pas à une recommandation importante du très imparfait rapport Bouchard-Taylor, soit un débat sur l’adoption d’une charte de la laïcité, que réclame la majorité de la population du Québec. Ce projet, s’il devenait loi, ne trancherait pas non plus la question du port de signes religieux chez les employé-es des services publics. Il ne s’intéresse qu’aux services dispensés à "visage découvert", et encore, seulement dans les institutions d’État. Comme s’il était plus légitime de se présenter à visage couvert au guichet d’une banque, dans n’importe quel commerce ou dans n’importe quel espace public.
Nous n’attendons plus les hypothétiques travaux d’une commission. Nous vous présentons notre mémoire, dont vous pourrez télécharger à la fin de cette page la version intégrale. En septembre, nous présenterons sur Sisyphe les mémoires relatifs à ce projet de loi que des personnes ou groupes nous ont expédiés. Si vous souhaitez que nous présentions le vôtre dans notre dossier, vous pouvez nous l’expédier par courriel à sisyphe.info@videotron.ca en format word. (Micheline Carrier)
_________________________ Table des matières
Résumé
Présentation des auteures
Introduction
1. Le droit à l’égalité des femmes
2. Les balises : quelles balises ?
3. L’obligation d’accommodement
3.1 Interprétation de la liberté de religion par la Cour suprême
3.2 Les obligations dites religieuses : non vérifiables et non raisonnables
3.3 Le statut particulier accordé à la liberté de religion4. Les services publics à visage découvert
5. Neutralité et laïcité
Résumé
Dans ce mémoire, nous discuterons principalement des définitions qui sont absentes du projet de loi et de celles qui y sont proposées mais nous paraissent insuffisantes. Nous soulignerons notre appui à la reconnaissance du droit à l’égalité.
Nous soulevons des questions sur la notion d’accommodement qui n’est à présent que le fruit de la jurisprudence. Nous croyons que la décision d’introduire ce concept d’accommodement dans une loi aurait dû être précédée d’une analyse sérieuse des situations pour lesquelles des citoyennes et des citoyens obtiennent des accommodements. Nous préciserons dans quel contexte ces accommodements nous paraissent appropriés.
Nous questionnons également le traitement particulier accordé à la liberté de religion. Nous parlerons de notre vision de la neutralité de l’État et nous arrêterons brièvement à la question de la laïcité, que le Premier ministre et la ministre de la Justice ont annoncée comme étant au coeur de ce projet de loi, bien qu’il ne soit pas fait la moindre mention du mot laïcité dans le texte législatif proposé.
Présentation des auteures
Nous aimerions en premier lieu présenter brièvement les auteures de ce mémoire.
Diane Guilbault, engagée sur le plan social depuis plusieurs années, a publié en 2008 un livre sur les rapports entre la démocratie, la laïcité et l’égalité des sexes, intitulé Démocratie et égalité des sexes (éd. Sisyphe). Elle est aussi une collaboratrice du site féministe et laïque Sisyphe.org (http://sisyphe.org) qui a une audience dans l’ensemble de la francophonie nationale et internationale.
Élaine Audet, poète et essayiste, et Micheline Carrier sont éditrices depuis 8 ans du site Sisyphe.org, et elles dirigent aussi les éditions Sisyphe qui publient depuis 2005 des livres synthèse sur des sujets sociaux et politiques touchant la condition des femmes.
Les trois auteures de ce mémoire sont engagées dans une démarche en faveur de la reconnaissance officielle de la laïcité du Québec dans une charte.
Introduction
Le projet de loi 94 - Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’administration gouvernementale et dans certains établissements – n’aborde que quelques points précis concernant les accommodements dits raisonnables, notamment les services rendus à visage découvert dispensés par les institutions publiques. Par conséquent, on ne saurait prétendre qu’il encadre l’ensemble des demandes d’accommodement, comme son titre le laisse supposer.
Dans ce mémoire, nous discuterons principalement des définitions qui sont absentes du projet de loi et de celles qui y sont proposées mais nous paraissent insuffisantes, du droit à l’égalité, des notions d’accommodement et de neutralité, de l’importance accordée à la liberté de religion. Nous nous arrêterons brièvement à la question de la laïcité, que le Premier ministre et la ministre de la Justice ont annoncée comme étant au coeur de ce projet de loi, bien qu’il ne soit pas fait la moindre mention du mot laïcité dans le texte législatif proposé.
1. Le droit à l’égalité des femmes
En premier lieu, nous voulons saluer la volonté du gouvernement de chercher à protéger le droit à l’égalité des femmes et des hommes en y subordonnant tout accommodement. Chaque fois que le gouvernement réaffirme ce droit, trop souvent mis entre parenthèses ou interprété très restrictivement quand il vient heurter des traditions et des coutumes ancrées dans les mœurs de certaines cultures, la nôtre y compris, il se trouve à rappeler à tous les citoyens et citoyennes l’importance de respecter ce droit fondamental.
L’inégalité des femmes est si intimement liée à notre histoire qu’elle en est devenue acceptable ou même invisible aux yeux de plusieurs. Par conséquent, la réaffirmation d’un principe ou d’un droit ne suffit pas et le fait que le projet de loi 94 ne définisse pas clairement et précisément le droit à l’égalité des femmes et des hommes ouvre la porte, selon nous, à des interprétations subjectives ou arbitraires. Si l’égalité des personnes de différentes cultures semble aller de soi, on ne peut prétendre que ce soit le cas de l’égalité des sexes dans la vie pratique pour tout le monde, même pour des administrateurs publics qui auront à mettre en application la future loi 94.
Le gouvernement a eu beau affirmer à plusieurs reprises depuis des années que les femmes et les hommes avaient des droits égaux, et il a même modifié le préambule de la Charte québécoise des droits de la personne et des droits de la jeunesse pour y inscrire ce principe, les femmes continuent d’être victimes de discrimination sexiste. Et ce, parfois avec l’assentiment des institutions dont le rôle est de protéger les citoyens et les citoyennes de toute forme de discrimination. On se rappellera, par exemple, que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), après analyse d’une politique de service à la clientèle de la SAAQ, a jugé acceptables des demandes discriminatoires à l’égard des femmes, sous prétexte qu’aucune femme n’était personnellement et directement lésée. Même la CDPDJ, à laquelle sont soumises les plaintes pour discrimination, ne sait pas reconnaître une pratique discriminatoire à l’endroit des femmes … D’où la nécessité de balises claires de la part du législateur.
Pourtant, n’est-il pas évident que le fait de refuser de se faire servir par une femme parce qu’elle est une femme relève de la discrimination la plus primaire qui soit ? On n’a qu’à substituer le mot Noir ou le mot musulman au mot femme, et l’on saisira immédiatement le caractère odieux de ce genre de requête. Personne n’accepterait cette forme de discrimination envers un homme musulman ou un homme noir. Mais certains intellectuels la défendent au nom de la laïcité ouverte, affirmant que le refus de la mixité peut être acceptable quand il est motivé par des convictions religieuses ou pour favoriser l’intégration. Il est impératif que le gouvernement mette fin à ce genre d’exemptions qui menace l’égalité des femmes sur le plan individuel comme sur le plan collectif, et qu’il éclaire autant les institutions publiques que l’ensemble des citoyens et citoyennes sur le caractère inaliénable du droit à l’égalité.
2. Les balises : quelles balises ?
Le titre du projet de loi 94 indique que le législateur veut proposer des balises pour encadrer les demandes d’accommodement en général. Attardons-nous donc un moment à ce sujet. Un administrateur public qui se fait demander par des employéEs des congés répétitifs pour motifs religieux trouvera-t-il dans cette loi des balises pour prendre une décision équitable ? La réponse est non. Le projet de loi n’offre pas non plus de balises pour répondre aux personnes qui demandent de se soustraire au cursus scolaire, aux cours d’éducation physique, aux périodes de baignade mixtes dans les établissements scolaires, aux demandes de menu hallal ou kasher dans les cafétérias d’institutions publiques. L’interprétation du cas par cas prévaudra encore dans les décisions qu’auront à prendre les administrations publiques.
En outre, le projet de loi 94 ne semble pas avoir prévu les autres demandes d’accommodement qui pourraient surgir pour d’autres motifs énumérés à l’article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés : outre la grossesse et le handicap sur lesquels nous reviendrons, il y a la race, la couleur, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale. Que répondrait-on au citoyen communiste qui croit que les médicaments doivent être gratuits et qui demande que l’on respecte ses convictions politiques ? Que répondre au citoyen défenseur de l’apartheid qui ne veut pas que ses enfants soient dans la même classe que des enfants d’une autre race ? Ces facteurs peuvent être à la source de demandes d’accommodement. Peut-on vraiment s’attendre à ce qu’on puisse gérer convenablement ces demandes au cas par cas ? Dans un village peut-être, mais dans une société de 7 millions d’habitants ?
Puisqu’il veut offrir des balises au moyen du projet de loi 94, le gouvernement devrait le faire de façon à empêcher les interprétations arbitraires et subjectives qui se traduisent souvent par des inégalités de fait pour les femmes, et afin d’éviter les recours interminables aux tribunaux. Il faciliterait la prise de décision, en particulier quand des droits semblent entrer en conflit lors de certaines demandes d’accommodement. Les balises devraient empêcher que le droit à des croyances religieuses personnelles prévale sur le droit des femmes à l’égalité, comme cela s’est produit dans le passé. Or, rien dans le projet de loi en son état actuel ne donne cette garantie explicite et il est clair pour nous qu’il consacre la pratique du cas par cas.
3. L’obligation d’accommodement
L’article 1 du projet de loi 94 définit ainsi le terme accommodement : « Constitue un accommodement l’aménagement, dicté par le droit à l’égalité, d’une norme ou d’une pratique d’application générale fait en vue d’accorder un traitement différent à une personne qui, autrement, subirait des effets préjudiciables en raison de l’application de cette norme ou de cette pratique. »
Jusqu’à présent, l’accommodement n’a pas d’assise législative puisque l’accommodement, et l’obligation qui y est attachée, découle de la jurisprudence, donc des tribunaux et non des instances politiques démocratiquement élues, bref des législateurs. Or, il est étonnant que le gouvernement québécois choisisse de donner à l’accommodement, dans le projet de loi 94, cette reconnaissance importante. Cela nous laisse perplexe, car la majorité des situations qui posent problème à l’heure actuelle ont trait à l’application de l’accommodement réclamé au nom de toutes sortes de croyances religieuses individuelles, dont plusieurs contredisent de plein fouet les choix démocratiques faits par la société, en particulier l’égalité des femmes et des hommes. On constate une fois de plus que l’affirmation solennelle d’un principe ne suffit pas à protéger un droit.
Après 25 ans d’application de cette création judiciaire qu’est l’« accommodement raisonnable », une solide analyse des incongruités qu’elle a engendrées s’impose.
L’obligation d’accommodement devrait continuer de s’appliquer aux situations comme la grossesse et au handicap, qui sont des situations de fait temporaires ou permanentes. Pour le reste, et particulièrement pour ce qui relève de l’intangible et de ce qui ne se vérifie pas, comme les convictions politiques et religieuses, le législateur devrait abandonner toute obligation d’accommodement. Il nous semble inéquitable d’accorder à l’obligation d’accommoder pour raison religieuse ou culturelle autant de poids qu’on en accorde à l’obligation d’accommoder pour raison de handicap. Dans le cas d’un handicap, il s’agit d’une situation subie, vérifiable et incontournable, non choisie. Paradoxalement, aujourd’hui, il est plus difficile pour une personne souffrant d’un handicap d’obtenir des accommodements que pour une personne qui invoque ses croyances religieuses personnelles. Il faut, la plupart du temps, que la personne souffrant d’un handicap apporte la preuve de sa situation, billet médical à l’appui. Dans les cas de soi-disant obligations religieuses, qui imposent en retour une obligation d’accommodement au vis-à-vis, aucune preuve n’est exigée.
Cela, parce que la Cour suprême a statué qu’il fallait respecter n’importe quelle croyance qualifiée de religieuse, si le requérant est sincère... Voilà ce qui arrive quand le législateur laisse les tribunaux définir les règles de la société. Comment le projet de loi 94, dans son état actuel, pourrait-il empêcher pareille distorsion dans l’application de l’« accommodement raisonnable » ?
Rappelons que l’État de droit, qui permet l’exercice de toutes les libertés publiques dont nous jouissions au quotidien, a aussi « l’inconvénient » de protéger ceux qui remettent en cause des valeurs communes et des droits collectifs, par exemple l’égalité des sexes ou, encore, la séparation du religieux et du politique. Que répondre à une personne de confession catholique qui partage les convictions homophobes de l’Église et qui demande l’expulsion d’un enseignant homosexuel ?
Il serait impératif d’analyser en profondeur les expériences vécues avant d’encadrer les accommodements dans une loi et de sacraliser davantage des dérogations aux règles communes qui ne font que renforcer le communautarisme et s’opposent bien souvent aux principes du vivre-ensemble. La liberté de religion ne devrait pas prévaloir sur les droits, comme cela tend à se produire depuis quelques années à cause des interprétations laissées aux tribunaux. (...)
– Téléchargez le mémoire intégral sous le format désiré.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 19 août 2010
P.S.
– Lire également
« Jean Charest veut-il vraiment baliser la pratique des accommodements raisonnables ? », par Louise Beaudoin, députée du Parti québécois dans Rosemont
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