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Affaire Polanski - C’est bon, on a compris. Il n’y a rien de mal à abuser d’une fillette, pourvu qu’on soit un réalisateur célèbre

2 septembre 2010

par Johann Hari, The Independent

Le gouvernement suisse admet que « l’intérêt national » a peut-être joué dans sa décision.



Voilà que tout s’éclaire. Si vous êtes un homme de 44 ans, vous pouvez en toute impunité droguer et sodomiser une fillette de 13 ans terrifiée, même si elle sanglote, répète « Non, non, non » et vous supplie de la laisser prendre ses médicaments contre l’asthme, d’après les déclarations faites par la victime sous serment. Il suffit simplement de remplir deux conditions : (a) vous enfuir à l’étranger et y rester pendant quelques décennies ; et (b) réaliser quelques bons films. Vous pourrez alors vivre sans être inquiété. Qui plus est, on lancera une vaste campagne pour dénoncer la « chasse aux sorcières » dont vous êtes l’objet et vous ferez figure de héros.

Roman Polanski a avoué son crime avant de s’exiler pour échapper à la justice et, dans les années qui ont suivi, il s’est targué d’avoir fait ce que tous les hommes rêvent de faire. Dans une interview livrée en 1979, il ricanait : « Si j’avais commis un meurtre, cela n’aurait pas suscité autant d’intérêt de la part des médias, pas vrai ? ».

« Mais, voyez-vous, baiser des filles à peine pubères, les juges et les jurés eux-mêmes aimeraient bien le faire. Tout le monde voudrait le faire ! ».

Apparemment, cela ne suffit pas pour que le gouvernement suisse renvoie Polanski aux États-Unis pour y subir son procès. Il s’est prévalu d’une échappatoire pour remettre Polanski en liberté – tout en admettant avoir pris en compte « l’intérêt national ». Sans doute une allusion voilée aux pressions exercées par la France voisine en faveur de la mise en liberté du célèbre réalisateur, qui a la citoyenneté française. En tant que citoyen suisse, je peux me permettre, sans vouloir offenser quiconque, de rappeler les compromissions auxquelles certains gouvernements suisses ont consenti dans le passé en invoquant « l’intérêt national ». Cela relève d’une longue tradition qui nous a amenés à voler au secours de criminels au nom du réalisme suisse.

La campagne en faveur de la libération de Polanski a fait ressortir au grand jour une foule d’attitudes que je pensais disparues depuis une génération. Ainsi, Whoopi Goldberg a déclaré que ce n’était pas « tout à fait » un viol (It wasn’t "rape rape").

D’autres ont laissé entendre sournoisement que la victime n’était pas vierge. Autrement dit, si une gamine de 13 ans a déjà été agressée, le feu est au vert pour tous les autres violeurs ? L’instigateur de la campagne, le philosophe français Bernard Henri-Levi, a indiqué que l’abus sexuel d’enfants ne le trouble guère quand le Grand Art est en jeu. Il écrit : « Suis-je dégoûté par ce qu’il a fait ? Son comportement ne me regarde pas. Ce qui m’importe, ce sont ses films. J’aime Le Pianiste et Rosemary’s Baby ».

De tels propos méritent qu’on s’y arrête. La campagne en faveur de Polanski a été menée par un homme qui trouve que le fait de droguer et de violer une enfant est un comportement qui ne le regarde pas si l’auteur de ces actes a réalisé un film dans lequel Satan insémine Mia Farrow.

Le romancier Robert Harris, ami de Polanski, a dénoncé « ce traitement dégoûtant ». Il ne faisait pas référence au viol d’une fillette, mais aux efforts déployés pour tenter d’en punir l’auteur, ajoutant qu’une meute d’hystériques voulaient lyncher Polanski. Où sont-ils, ces hystériques ? Je ne vois pour ma part que des gens qui font valoir calmement qu’il faut appliquer la loi et que Polanski doit subir un procès juste et public. Ils réclament une justice impartiale, tout le contraire d’un lynchage.

Tous ces défenseurs de Polanski comprennent-ils bien ce qu’ils disent ? Harris a quatre enfants. Si un grand réalisateur s’avisait de droguer et de violer l’un d’eux, appellerait-il la police ou trouverait-il « dégoûtant » de le faire ? Qualifierait-il de meute hystérique la police et les avocats qui tenteraient de protéger ses enfants ? Et si le violeur s’enfuyait pour échapper à la justice en se vantant effrontément de son crime, Harris estimerait-il qu’après 30 ans de cavale, il devrait conserver sa liberté ?

La campagne en faveur de Polanski a porté fruit. Il ne nous reste plus qu’à vous féliciter, Whoopi, Bernard et Robert. Grâce à vous, un violeur d’enfant vantard et impénitent ne sera pas traduit en justice. Amusez-vous bien à la fête que vous tiendrez pour célébrer cette grande victoire. Mais il serait peut-être sage de laisser vos filles à la maison.

Traduction pour Sisyphe : Marie Savoie

Texte original en anglais : The Independent, July 13, 2010.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 août 2010

Johann Hari, The Independent


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