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Jugement Himel - L’impunité pour les proxénètes et les clients

5 octobre 2010

par Léa Brière, étudiante en droit à l’Université du Québec à Montréal

La Cour d’appel de l’Ontario a rendu public mardi un jugement invalidant certains articles du Code criminel relatifs à la prostitution.

De grands médias se sont aussitôt empressés de relayer cette décision sous les titres « Un jugement pour mieux protéger les prostituées », ou encore, « Une victoire pour les travailleuses du sexe », laissant entendre que cette décision serait résolument positive et n’aurait d’impact que sur la sécurité des personnes prostituées.

Si décriminaliser la situation précaire des personnes prostituées est une décision adéquate, il n’en reste pas moins que ce jugement va trop loin. En invalidant pour tous les acteurs du système prostitutionnel les trois articles suivants du Code criminel, il protégerait en réalité ceux qui font l’achat de services sexuels et qui s’adonnent au proxénétisme.

La communication

L’article 213 alinéa c) du Code criminel interdit toute communication visant à se livrer à la prostitution. Cet article s’applique donc à tous les acteurs impliqués dans la prostitution, mais particulièrement aux personnes prostituées et aux clients. Il est à noter que la demande de service sexuel comme tel n’étant pas à ce jour criminalisée au Canada, l’article sur la communication est un des seuls articles pouvant être utilisés à l’encontre des clients qui racolent.

Advenant le cas que cette mesure soit abolie pour tous, on renforcerait l’impunité des personnes qui créent la demande de la prostitution en privant l’État de recours à l’encontre des clients.

Vivre des fruits de la prostitution... d’autrui

L’article 212 alinéa j) du Code criminel assimile à du proxénétisme « quiconque vit entièrement ou en partie des produits de la prostitution d’une autre personne ». Cet article ne vise clairement pas le fait de « vivre des fruits de sa propre prostitution » et n’a donc aucun lien avec la décriminalisation des personnes prostituées, à moins que celles-ci ne vivent des fruits de la prostitution de quelqu’un d’autre. Par contre, cet article touche largement les proxénètes et autres tenanciers d’établissements « façades » et est essentiel pour pouvoir poursuivre ceux qui tirent profit de l’exploitation du corps d’autrui.

Tenir une maison de débauche

La même logique s’applique à cet article du Code criminel. Si une personne prostituée peut être reconnue coupable de tenir ou de se trouver dans une maison de débauche, il est aussi vrai que cet article sert à traduire en justice des personnes qui font « carrière » dans l’exploitation de la prostitution d’autrui et qui administrent des lieux clos où la prostitution a lieu.

Abolir cet article du Code criminel aurait de graves conséquences sur l’efficacité des poursuites contre les proxénètes, puisque « vivre des fruits de la prostitution d’autrui » est un chef d’accusation souvent utilisé à leur encontre.

Pour une réforme conséquente du Code criminel

Criminaliser les personnes prostituées ne constitue pas une solution adéquate pour lutter contre le système prostitutionnel. Cependant, il est possible de décriminaliser ces personnes sans pour autant offrir l’impunité aux clients qui créent la demande de la prostitution et aux proxénètes qui font des profits en prostituant d’autres personnes. Un système législatif protégeant les personnes prostituées, mais criminalisant les clients et les exploiteurs est en vigueur depuis maintenant plus de dix ans en Suède, et plusieurs pays ont depuis choisi cette voie légale pour lutter contre le système prostitutionnel.

Le gouvernement suédois dresse un bilan positif et énonce dans son évaluation des dix ans de la mise en application de la loi qu’aucune donnée probante ne permet de conclure que la nouvelle législation aurait eu pour effet d’augmenter la violence envers les personnes prostituées. La loi a au contraire permis la mise en place de nombreux services facilitant la sortie du système prostitutionnel et le rapport souligne l’importance de maintenir la criminalisation de l’achat de services sexuels pour combattre la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle.

Cette approche est une solution que le législateur canadien devrait sérieusement envisager, advenant le cas où l’appel de la présente cause se rende en Cour suprême et pousse la Chambre des communes à légiférer de nouveau.

* Publié dans Libre opinion, Le Devoir, le 1er octobre, et sur Sisyphe avec l’accord de l’auteure.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 octobre 2010

Léa Brière, étudiante en droit à l’Université du Québec à Montréal


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