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Projet de loi 94 sur les accommodements raisonnables - Il faut des amendements

2 octobre 2010

par Micheline Carrier

Reportée à deux reprises depuis le printemps dernier, l’étude du projet de loi 94 en commission parlementaire a repris le mardi 19 octobre 2010 pour trois jours. La ministre Kathleen Weil, mutée du ministère de la Justice à celui de l’Immigration depuis le dernier ajournement de la commission, s’y retrouve à nouveau, ce qui irrite la députée de Rosemont, Louise Beaudoin, qui rappelle que ce dossier relève du ministre de la Justice, Jean-Marc Fournier. Ce dernier a déclaré au début de la présente session parlementaire que le gouvernement a l’intention d’adopter le projet de loi tel quel. On se demande alors pourquoi faire perdre le temps des député-es et des citoyen-nes en commission parlementaire.

La députée de Rosemont estime que, « incapable de prendre une décision en matière d’accommodement raisonnable, le gouvernement multiplie les embûches pour repousser l’adoption du projet de loi ». Le projet de loi 94 pourrait connaître le même sort, selon elle, que le projet de loi 16 abandonné en 2009. Cela est possible. Mais on peut se demander si ce serait un si grand mal dans la mesure où ce projet, s’il est adopté sans amendement, ne s’appliquera que dans certains cas, interprétables à la pièce, et qu’il ne règlera en rien la question du port de signes religieux ostensibles chez les employé-es de l’État, qui sont censé-es afficher la neutralité dans l’exercice de leurs fonctions, et enfin il servira de prétexte pour refuser un débat parlementaire sur une charte de la laïcité.

Voici ma position publiée lors du dépôt du projet de loi 94 en mars 2010, et elle n’a pas changé. Je souligne que notre appel pour une Charte de la laïcité, qui a recueilli quelque 2000 signatures en ligne sur Sisyphe, a été déposé en juin à l’Assemblée nationale par la députée péquiste Louise Beaudoin.

(Présentation du mémoire de Sisyphe par Diane Guilbault, le 21 octobre à la commission parlementaire sur le projet de loi 94.)

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À peine le projet de loi 94 - Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’administration gouvernermentale et dans certains établissements - avait-il été déposé à l’Assemblée nationale que le premier ministre Jean Charest et la ministre de la Justice Kathleen Weil s’empressaient d’affirmer qu’il « tranche » en faveur d’une "laïcité ouverte" et qu’il autorise le port des signes religieux dans les rapports des employé-es de l’État avec les citoyen-nes. Peut-on penser que, aux yeux du premier ministre et de la ministre, ce que le projet de loi n’interdit pas explicitement est autorisé de facto ? Il s’agit d’un détournement de sens : il n’est nullement question de laïcité ni de port de signes religieux dans ce projet de loi, ces termes n’y apparaissent même pas. Le gouvernement se sert du silence du projet de loi sur ces questions, un silence qu’il a choisi, sinon calculé, pour décréter ensuite des règles hors d’un cadre juridique et parlementaire normal. Il ferme la porte à un débat sur la laïcité : il a « tranché », avertit-il !



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Le 25 mars 2010

Le gouvernement du Québec vient de faire son lit sur la question des "accommodements raisonnables" qui alimente les débats publics depuis plusieurs années. Du moins, il le prétend.

À peine le projet de loi 94 - Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’administration gouvernermentale et dans certains établissements - avait-il été déposé à l’Assemblée nationale que le premier ministre Jean Charest et la ministre de la Justice Kathleen Weil s’empressaient d’affirmer qu’il « tranche » en faveur d’une "laïcité ouverte" et qu’il autorise le port des signes religieux dans les rapports des employé-es de l’État avec les citoyen-nes. Peut-on penser que, aux yeux du premier ministre et de la ministre, ce que le projet de loi n’interdit pas explicitement est autorisé de facto ? Il s’agit d’un détournement de sens : il n’est nullement question de laïcité ni de port de signes religieux dans ce projet de loi, ces termes n’y apparaissent même pas. Le gouvernement se sert du silence du projet de loi sur ces questions, un silence qu’il a choisi, sinon calculé, pour décréter ensuite des règles hors d’un cadre juridique et parlementaire normal. Il ferme la porte à un débat sur la laïcité : il a « tranché », avertit-il !

Le gouvernement Charest adhère à la conception de la laïcité de MM. Bouchard et Taylor. C’est aussi celle d’un groupe d’intellectuels pour un Québec pluraliste, de la Fédération des femmes du Québec et du parti Québec solidaire. Mais le premier ministre et la ministre se trompent – pour dire les choses poliment - quand ils prétendent à l’existence d’« un fort consensus » en faveur de cette forme de laïcité qui, en réalité, n’est pas du tout laïcité. Ils répètent l’erreur de la commission Bouchard-Taylor qui croyait, elle aussi, à ce consensus, et on a vu que les événements l’ont contredite. En réalité, la majorité de la population québécoise estime qu’une laïcité n’est ni ouverte ni fermée. L’expression « laïcité ouverte » traduit la mollesse, l’ambivalence, le relativisme et le refus de s’engager pour une laïcité véritable : un État est laïque ou il ne l’est pas. Et s’il l’est, il lui faut le courage de l’affirmer solennellement dans ses lois, ce que n’a pas fait l’État du Québec.

Selon les propos du premier ministre et de la ministre de la Justice, le fait d’afficher ses croyances religieuses personnelles n’empêche pas le professionnalisme ni l’impartialité chez les employé-es de l’État. Un statut particulier accordé aux croyances religieuses et dont ne jouissent pas les convictions politiques : en effet, la loi de la fonction publique interdit explicitement aux employé-es de l’État d’afficher leurs préférences politiques. Le choix du gouvernement confirme donc la primauté qu’il accorde à la religion, tout en se prétendant neutre.

L’accommodement et ses limites

Le projet de loi 94 définit ce qu’est un "accommodement raisonnable" et veut offrir des balises aux ministères et aux organismes publics qui auront à répondre aux futures demandes. Il établit comme balises générales le principe de l’égalité des femmes et des hommes ainsi que celui de la liberté religieuse, précisément les deux principes qui entrent en "conflit ouvert" dans la majorité des cas d’accommodement. Sans le mentionner - était-ce nécessaire ? -, le projet de loi 94 exclut le port de la burqa et du niqab dans les rapports entre les citoyen-nes et les employé-es des services publics. À quels autres exemples peut-on penser, en effet, au Québec quand on parle de "communication à visage découvert", ce qui, dans les sociétés qui ne s’accrochent pas à des valeurs archaïques, devrait aller de soi sans qu’on ait besoin de le préciser dans une loi. Ce n’est donc pas au nom du principe de l’égalité des femmes et des hommes (ces vêtements étant une entrave évidente à la liberté des femmes et destinés à les marquer comme êtres inférieurs), mais de celui de la "communication à visage découvert", au nom de la sécurité, que burqa et niqab sont interdits tant pour celles qui réclament que pour celles qui dispensent des services publics dans l’administration et dans les établissements sous l’autorité du gouvernement québécois (le domaine municipal n’est pas concerné par ce projet de loi ni le secteur privé).

Certains analystes ont parlé d’astuce de la loi qui consiste à défendre le principe d’égalité en invoquant un autre motif et, partant, en évitant de heurter les groupes ethno-culturels au sein desquels l’égalité des sexes est une aberration. Une astuce à double tranchant. Ne banalise-t-on pas ainsi le sens véritable de ces "prisons" ambulantes pour femmes uniquement, c’est-à-dire leur signification non seulement comme symbole mais comme condition réelle d’inégalité des sexes, alors même que le projet de loi prétend placer les balises sous le signe du principe d’égalité ? Ne lance-t-on pas le message que ce principe d’égalité est secondaire par rapport à celui d’une "communication à visage découvert" pour des fins de sécurité ? Si l’on craint d’invoquer le principe de l’égalité des femmes et des hommes dans ces cas précis, dans combien d’autres cas renoncera-t-on à l’invoquer pour éviter de heurter les susceptibilités politiques ou religieuses ?

L’article 6 du projet de loi 94 stipule : « Est d’application générale la pratique voulant qu’un membre du personnel de l’Administration gouvernementale ou d’un établissement et une personne à qui des services sont fournis par cette administration ou cet établissement aient le visage découvert lors de la prestation des services. Lorsqu’un accommodement implique un aménagement à cette pratique, il doit être refusé si des motifs liés à la sécurité, à la communication ou à l’identification le justifient. » Il n’est pas question d’égalité ici. Peut-on supposer que des dérogations à cette règle seraient envisageables s’il n’existe pas de motifs liés à « la sécurité, la communication et l’identification » ? Essaiera-t-on de nous faire croire que le niqab, la burqa, voire le hidjab sont des hymnes à l’égalité femmes et des hommes et qu’ils ne contredisent pas la neutralité et la réserve qu’on devrait exiger des employé-es de l’État en toutes circonstances ?

Ce que l’on comprend, c’est que le projet de loi 94 encadre et légitime ce qui existe déjà, c’est-à-dire la façon de procéder au cas par cas pour toutes les demandes d’accommodements autres que celles qui concernent la « communication à visage découvert ». Il entérine ce qu’il ne mentionne pas. La ministre de la Justice l’a confirmé dans maintes entrevues aux médias. On balisera le statu quo, on n’est guère plus avancé qu’au lendemain du rapport Bouchard-Taylor. Le gouvernement, qui tergiverse depuis des années sur ces questions de dérogation aux lois et règlements de peur d’heurter les croyances des uns et des autres, voudra-t-il débattre plus tard des signes religieux ostentatoires chez les employé-es de l’État, ainsi que de la laïcité qu’il faudrait inscrire dans les lois, après avoir tranché en faveur d’ "une laïcité ouverte", seul, sans débat à l’Assemblée nationale sur la laïcité ? la ministre et le premier ministre ont déjà estimé que le projet de loi 94 a réglé la question.

Ce projet de loi a beau subordonner "tout accommodement au respect de la Charte des droits et libertés de la personne, notamment du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et du principe de la neutralité religieuse de l’État". Un État ne peut être considéré neutre, nonobstant toutes les arguties juridiques, s’il accepte que ses employé-es affichent ostensiblement leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions et s’il ne respecte pas les non-croyants qui refusent qu’on fasse étalage de croyances personnelles dans leur environnement de travail. Le jour viendra où différentes confessions religieuses réclameront d’autres faveurs que celle d’afficher les symboles de leurs croyances. En interprétant à sa guise, comme il le fait déjà, le vide qu’il a laissé dans le projet de loi 94, le non-dit, le gouvernement se sentira justifié de leur donner satisfaction.

Les propos du premier ministre et de la ministre Weil sur les signes religieux dans les emplois publics consacrent le hidjab « vêtement comme un autre ». Quand ce symbole d’infériorisation des femmes de croyance musulmane sera suffisamment banalisé et accepté, la société sera "mûre" pour accepter le niqab et la burqa, ce qui correspond à l’agenda des intégristes islamiques, et peut-être à celui d’autres gens aussi. Après tout, ces vêtements symboliques ne sont-ils pas que des formes plus développées du hidjab, imposées ou choisies, comme lui, pour des motifs politiques et des prétextes religieux : ils indiquent aux femmes d’une confession religieuse particulière que leur corps doit être caché en tout ou en partie parce que des hommes ont décrété, un jour, que ce corps représentait un danger pour leur sexualité et leur moralité, et qu’ils en ont fait un principe religieux. Quelle belle incarnation de l’égalité entre les hommes et les femmes ! Allez expliquer ça aux enfants dans le cours d’histoire des religions.

Un gouvernement qui n’a pas le courage de reconnaître que certains symboles religieux nient carrément l’égalité des femmes n’aura pas plus de courage quand il s’agira de trancher des situations mettant en jeu d’autres croyances et la discrimination sexiste.

Puisque le projet de loi 94 est censé autoriser tout signe religieux dans les services publics… du fait même qu’il n’en parle pas… pourrait-il empêcher, par exemple, des employé-es de l’État de confession chrétienne d’afficher un macaron à l’effigie du pape Benoît XVI et portant l’inscription "l’avortement est un crime" ? Ou un macaron anti-homosexuels ? Ou encore une inscription dénonçant l’Église catholique pour sa protection des prêtres pédophiles ? Ou encore les mariages imposées à des fillettes de 10 ans dans certains pays, sorte de pédocriminalité légalisée et institutionnalisée et que le relativisme culturel empêche de dénoncer au même titre qu’on dénonce les prêtres catholiques pédophiles ? Un-e employé-e pourrait bien un jour réclamer d’exprimer ainsi ses convictions religieuses et pourquoi l’en empêcherait-on davantage que sa collègue portant le hidjab ou un autre symbole ?

On peut penser que de telles situations sont farfelues et ne pourront jamais se produire. Quand on ouvre une porte toute grande, il peut être difficile d’empêcher tout le monde de pénétrer dans l’édifice. En soit, le projet de loi 94 lui-même n’ouvrirait pas cette porte, mais l’interprétation que lui ont donnée le premier ministre Charest et la ministre Weil le fait. Un projet de loi, qui règle en partie le cas du niqab et de la burqa, est déjà "instrumentalisé" à d’autres fins par le premier ministre et la ministre de la Justice. Comment ne pas entretenir des doutes sur son utilité dans la vie réelle ?

L’exemple du président Obama, qui a signé un décret interdisant que les services d’avortement fassent partie des services assurés, et ce, afin de rallier un plus nombre suffisant d’élus démocrates à sa réforme de la santé, rappelle que des hommes et des femmes politiques sont capables de renier leurs principes et de brader leurs convictions quand certains intérêts le commandent. Il rappelle aussi que les droits des femmes ne sont jamais acquis une fois pour toutes, qu’on les balaie du revers de la main avec de plus en plus de facilité. Ce sont souvent ces droits qu’on sacrifie en premier sur l’autel du « bien collectif », de la raison d’État et des convictions religieuses.

Le projet de loi 94 subira sans doute l’épreuve d’une commission parlementaire. S’il est adopté sans amendement majeur, il ne sera pas qu’une mesure transitoire, « un pas en avant », comme certaines le pensent, il établira plutôt la norme à laquelle le gouvernement Charest s’accrochera jusqu’à la fin de son mandat. Rien ne sera réglé, même pas totalement la question de la burqa et du niqab. La façon dont ce gouvernement gère les privilèges accordés à certaines écoles juives pour y faire une plus grande place à l’enseignement de la religion montre que les accointances entre religion et politique ne sont pas choses du passé. Et que l’inquiétude se justifie.

S’il avait attendu quelque temps avant d’afficher son enthousiasme pour la « laïcité ouverte », on aurait peut-être cru à la bonne foi du gouvernement. Mais dans les circonstances, on peut se demander s’il n’utilise pas l’égalité des femmes et des hommes comme une stratégie politique. Ce principe pourrait rester encore longtemps un mantra récité pour faire bonne impression en diverses circonstances. À combien d’occasions a-t-on proclamé, affirmé, énoncé, déclaré sa foi dans ce principe d’égalité des femmes et des hommes, depuis l’avènement de ce gouvernement ? Cela s’est-il traduit par des résultats spectaculaires ? Continuera-t-on au gouvernement du Québec à se gaver d’énoncés de principe, de formules creuses, destinées à masquer certaines réalités comme l’arbre cache la forêt ?

On se tromperait en pensant faire taire les critiques par ce projet de loi auque ; le gouvernement donne une portée qu’elle n’a pas. Le premier ministre Charest s’est déjà trompé en 2007 en s’imaginant que la création d’une commission sur les "accommodements raisonnables" viderait la question et mettrait le couvercle sur la marmite.

On n’apprend pas toujours de ses erreurs.

 Présentation du mémoire de Sisyphe par Diane Guilbault, à la commission parlementaire sur le projet de loi 94, le 21 octobre 2010.

Lire :

  • "Projet de loi no 94 - Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements" ou sur le site de l’Assemblée nationale du Québec
  • Le mémoire d’Élaine Audet, Micheline Carrier et Diane Guilbault, au nom de Sisyphe, sur le projet de loi 94. Lien sur le site de l’Assemblée nationale (PDF) ou lien sur le site Sisyphe. Présenté par Diane Guilbault à la commission parlementaire sur le projet de loi 94, le 21 octobre 2010.
  • "Projet de loi no 94 - Un non-dit révélateur", par Diane Guilbault, auteure de Démocratie et égalité des sexes.
  • Point de vue du Conseil du statut de la femme
  • "Accommodements - Le CSF contredit la ministre de la Justice", Tommy Chouinard, La Presse, le 26 mars 2010.
  • Point de vue de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale
  • Point de vue de la Fédération des femmes du Québec
  • "L’Afeas félicite le gouvernement"
  • Un PM "très accommodant", Voix publique, le blogue de Josée Legault.
  • "Voile : le ROC appuie Charest"Le Devoir, le 29 mars 2010

     Voir en ligne les signatures de l’Appel de Sisyphe pour une Charte de la laïcité au Québec.

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 mars 2010

    Micheline Carrier


    Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3685 -