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Quelles femmes musulmanes le féminisme islamique représente-t-il ?

15 décembre 2010

par Salima Deramchi, féministe laïque

Le hasard a fait que ce jour-là, le mardi 26 octobre 2010, j’eus entre les mains un journal, « La croix », ramassé dans le train. Pour passer le temps, je me mis à le feuilleter. Un gros titre en page 8 attira mon attention : « Le féminisme islamique affûte ses arguments ».

C’est ainsi que j’ai appris que des femmes et des hommes se sont retrouvés à Madrid pour réfléchir ensemble et relever le défi de « réinterpréter le Coran et la Charia dans une vision égalitaire ». D’emblée, l’article pose la problématique par la voix de « Houria Bouteldja ». Cette dernière serait exaspérée par la question de « l’incompatibilité entre le féminisme et l’islam » dans l’imaginaire occidental et, par-dessus tout, elle exprimait cette exaspération au nom des musulmanes de France, car figurez-vous qu’elle a déclaré les représenter à ce congrès !

Cette dame, si elle parle des musulmanes de France, sait sûrement ce que signifie musulmanes de France. Pour ma part, moi qui suis musulmane de naissance, je dois vous avouer que de toutes mes rencontres, mes lectures et l’écoute des vécus des unes et des autres, je n’ai jamais pu rencontrer une seule et unique définition de la « femme musulmane ». J’ai croisé autant de définitions et de pratiques que de musulmanes. Quelquefois et autrefois, je prenais plaisir à échanger avec certaines. Mais lesquelles d’entre elles représentez-vous, alors, Mme Bouteldja ? Vous vous présentez comme « fille d’immigrés algériens » et représentant les musulmanes de France », et je remarque bien que vous ne représentez pas des musulmanes, mais les musulmanes de France, c’est-à-dire « toutes ».

Madame, je comprends la blessure de votre mémoire d’anciens colonisés ; sachez que je la partage avec vous d’autant plus que je l’ai vécue dans ma chair et mon âme au fin fond des Aurés. Par ailleurs, je sais aussi que Louise Michèle, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi et toutes les porteuses de valises inconnues ressentaient ma douleur et me faisaient espérer. C’est vous dire, madame, que la France au singulier que vous rattachez aux musulmanes (que vous dites représenter), ce mot-là est multiple tout comme musulmanes.

Je voudrais bien croire que vous représentez des musulmanes qui partagent vos valeurs, mais lesquelles ? Elles sont introuvables dans l’article. Que vous représentez les musulmanes de France libère mon imaginaire et m’incite à réagir. Oui ! Je vous vois, en fait, je vous imagine en haut d’une scène exposant vos valeurs de lutte pour l’égalité, pour la liberté et surtout pour le libre choix de disposer de sa personne. Oh ! oui, je vous vois et vous me donnez du courage et de l’enthousiasme, et je me dis : « Pourquoi ne pas aller juste m’attabler à une terrasse de café à Alger ou à Téhéran les cheveux au vent. Et la réalité me rattrape et une voix profonde me dit « Tu es folle, tu veux te faire massacrer ! » Madame, êtes-vous élue par toutes ces femmes au nom desquelles vous parlez ?
Mais au fait qui représentez-vous au juste ?

À ce congrès, vous étiez plusieurs femmes d’origines diverses vivant et travaillant en Occident. Vous remarquerez aussi que c’est un homme qui parle du combat des féministes marocaines. Vous et moi, et toutes celles qui ont pris la parole dans l’article cité, nous sommes dans des espaces où des femmes d’origines diverses n’ont pu faire résonner leurs voix qu’au prix de nombreuses luttes qui se poursuivent à ce jour. Un soutien de toutes ces femmes réunies à ce congrès pour les femmes de Hassi Messaoud( Algérie), pour les couples pourchassés parce que non mariés dans beaucoup de terres natales ou maternelles, pour ces jeunes jugés pour avoir choisi de ne pas faire le ramadhan, pour les femmes lapidées car suspectées d’adultère et pour toutes celles qui au nom de leur liberté se sont contraintes à l’exil, ce soutien m’aurait touchée.

Madame, ce que l’article rapporte me laisse sur ma faim, car il n’est nulle part question de liberté. Mais qu’est-ce l’égalité sans liberté ? Ce qui m’amène à aborder la question soulevée par Laure Rodrigeuz Quiroga, présidente de l’Union des femmes musulmanes d’Espagne et coorganisatrice de ce congrès, qui disait : « Aux yeux des féministes européennes très eurocentrées et qui se sentent porteuses de valeurs universelles, le féminisme est par essence laïque et donc fondamentalement incompatible avec l’islam. » Oui, il y aurait incompatibilité à partir du moment où les religions tendraient à organiser et à gérer l’espace public. Or, c’est ce que la laïcité veut justement empêcher, les religions relevant du privé.

Ma mère, mes soeurs, moi-même et beaucoup d’autres femmes ayant vécu l’arbitraire de certaines lois découlant du texte « sacré », au nom de toutes celles-là, il me reste une dernière question à vous poser, à vous et à toutes celles qui tentent une ré-interprétation du texte « sacré » (et c’est à votre honneur) : l’égalité hommes/femmes devant l’héritage, la valeur juridique du témoignage d’une femme, le devoir conjugal des femmes et la libre disposition de leur sexualité, en feraient-ils partie ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 décembre 2010

Salima Deramchi, féministe laïque


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