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Égypte - L’ordre ancien change

9 février 2011

par Aditi Bhaduri

Témoin oculaire des élections présidentielles en Égypte en 2005, Aditi Bhaduri réagit au bouillonnement qui se déroule dans le pays en ce moment.



Il y a exactement 10 ans que Hanan Ashrawi, assise dans son bureau à Beit Hanina, dans la banlieue de Jérusalem, me disait : « Si le monde arabe ne change pas par sa propre volonté, on le changera. S’il n’y a pas de transition pacifique vers la démocratie, elle se déroulera dans la violence et je pense qu’il y a une opinion publique dans le monde arabe qui couve…il y a une exigence pour une réforme sérieuse et une sérieuse démocratisation…cela ne se passera pas par défaut ou par elle-même, il devra y avoir un mouvement actif. Le monde arabe doit faire partie du monde contemporain ; il ne peut pas continuer à ne pas répondre à l’attente, à rester en arrière. Il n’y a pas de place dans l’histoire pour ceux qui restent au bord de la route. »

Ashrawi venait juste d’assumer le rôle de porte-parole de la Ligue arabe, quelque chose d’unique dans la région où les femmes ne jouissent pas d’une grande participation politique ou économique, et elle exposait l’échec de la Ligue arabe à résoudre la question palestinienne. Sans surprise, elle a démissionné peu après. Ses mots, cependant, semble se confirmer une décennie plus tard par les événements qui se sont déroulés, d’abord en Tunisie, et maintenant, en Égypte. Le monde arabe n’est pas un monde homogène. L’Afrique du Nord ou Maghreb est aussi distinct des pays du Levant que ces derniers le sont des pays producteurs de pétrole du Golfe. Mais il est normal que ce bouillonnement dans le monde arabe ait commencé en Tunisie – un état moderne laïc, avec une classe moyenne éduquée qui s’est distinguée des autres pays dans la région, profitant de son passé colonial. Et il n’est pas étonnant que les troubles se soient étendus à l’Égypte.

L’Égypte est la capitale non officielle du monde arabe. Il y a un dicton arabe disant : « Le Caire écrit, Beyrouth imprime et Bagdad lit. » Les Égyptiens dominent la scène intellectuelle arabe. Ce pays abrite la vénérable Université Al-Azhar, où des Musulmans de partout dans le monde étudient pour perfectionner leur connaissance des aspects juridiques de l’Islam, mais parmi ses étudiants on trouve aussi feu Houari Boumedienne, ancien Président d’Algérie et dirigeant de la révolution anti-coloniale de 1954 contre les Français, et feu le Cheikh Ahmed Yassin, fondateur du Hamas. Tous les Arabes, lauréats du Nobel, excepté Yasser Arafat, sont égyptiens. L’industrie égyptienne du film et de la musique donne les tendances culturelles dans la région. Des tendances démocratiques se sont faits sentir ici de temps en temps.

J’étais au Caire quand les Égyptiens sont allés voter pour élire leur président. L’opposition a été brutalement écrasée, et des candidats qui contestaient le régime de Moubarak jetés en prison. Mais les Égyptiens ne prenaient pas les choses à la légère. Le mouvement Kefaya – kefaya signifie assez – a été lancé, contestant le régime de Moubarak vieux de 25 ans, le fait qu’il avait été maintenu en place par l’état d’urgence depuis 1981. Ses militants étaient un mélange bizarre d’Islamistes, de Chrétiens, de gauchistes, d’étudiants, de nationalistes arabes, d’intellectuels avec un grand nombre de femmes en son sein. Leurs exigences principales étaient la transparence dans le financement des partis politiques, des élections présidentielles avec plusieurs candidats et une limite au mandat de la présidence.

Le 25 mai 2005, s’est tenu un référendum pour amender la clause 76 de la constitution par laquelle plus d’un candidat pouvaient se présenter à la présidence. Le changement a été ressenti comme simplement cosmétique – les conditions pour disputer les élections niaient virtuellement la possibilité pour tout candidat indépendant de se présenter, tout en rendant impossible pour tout candidat de gagner sauf pour Moubarak lui-même, qui se présentait à ce moment là pour un cinquième mandat. Le Kefaya et les partis de l’Opposition ont lancé un appel à boycotter le référendum dans tout le pays et ont tenu des manifestations au centre du Caire. Moins de 30% de l’électorat s’est présenté pour voter, alors que les médias contrôlés pat l’État annonçait une participation de 75%. J’ai constaté combien les manifestants ont souffert de la brutalité policière, les femmes parmi eux, attaquées sexuellement. Depuis lors, des femmes sortent chaque mercredi, habillées de noir, appelant à la démission du ministre de l’Intérieur, qui avait ordonné ces attaques.

Pour démasquer l’imposture, les principaux partis de l’opposition d’alors –Al Ghad et Tagammu — et deux candidats indépendants – le militant Saad Eddin Ibrahim et la romancière féministe, Nawal El Saadawi — ont annoncé leur intention de se présenter aux élections présidentielles (cela aussi était une première dans le monde arabe). Mais la répression a rapidement suivi. Le candidat pour le parti Al Ghad, Ayman Nour, a été arrête, accusé d’avoir falsifié des signatures, tandis que d’autres étaient empêchés de faire campagne, de tenir des meetings, de voyager ou d’apparaître sur les médias contrôlés par l’État. La plupart des partis d’opposition les plus importants ont décidé de boycotter le vote et Moubarak devint président pour un cinquième mandat. 

Mais les Égyptiens ne s’y ont pas résigné. Il n’y avait pas non plus une grande sympathie pour les Frères musulmans qui, plus tard, occupèrent un cinquième des sièges de l’opposition au Parlement. Une impulsion pour le mouvement anti-gouvernemental a alors été en réalité la seconde intifada palestinienne. Des Égyptiens observèrent comment des Palestiniens désillusionnés se soulevaient contre l’occupation israélienne, ainsi que contre leur propre Autorité palestinienne corrompue. Un an plus tard, les Égyptiens manifestaient contre la guerre d’Irak, et une partie de leur colère était dirigée contre leur propre gouvernement pour son incapacité ou plutôt sa réticence à y faire quelque chose. Des sentiments anti-américains et anti-israéliens ont été perçues comme des alternatives plus sûres pour montrer leur mécontentement vis-à-vis du gouvernement égyptien, qui était un des deux pays arabes à maintenir des rapports diplomatiques avec Israël et était payé pour cela par les États-Unis d’Amérique. Pourtant l’aide ne descendait jamais vers les masses, tandis que le chômage et la pauvreté augmentaient. Comme la plupart des gouvernements autocratiques arabes, l’Égypte a trouvé pratique de détourner l’angoisse existentielle du peuple de lui-même vers Israël et les US, les pays que les Arabes adorent haïr mais aspirent à visiter. Mais les Égyptiens sont aussi conscients du rôle que l’Égypte a joué depuis 2005 en transformant Gaza en la prison qu’il est.

Ce qui transpirait en 2005 était sans précédent pour la rue arabe. Six ans plus tard, il était prévisible qu’une insurrection serait d’une plus grande amplitude. Moubarak est maintenant dans la 31e année de son règne, l’état d’urgence est encore toujours en place, les élections parlementaires qui ont pris lieu il y a deux ans étaient totalement truquées.

Les commentateurs partout dans le monde doutent que tout vide politique pourrait maintenant être rempli par les Frères musulmans. Cela pourrait être vrai, mais il est possible aussi que la popularité dont jouissent les Frères musulmans soit exagérée. Après tout, dans les territoires palestiniens, c’était les Palestiniens qui étaient les plus mal à l’aise avec l’idée du Hamas arrivant au pouvoir. Si les Frères musulmans arrivent au pouvoir, ils n’auront le soutien d’aucun état arabe, tout comme le Hamas. Même les Salafistes saoudiens s’opposent à l’idée d’un groupe religieux radical prenant le pouvoir dans un quelconque pays arabe. Et le bouillonnement en Égypte ne peut même pas stimuler un bouillonnement semblable dans aucun autre état arabe, pour le moment.

Néanmoins, l’ordre ancien change et il est douteux que les platitudes de Moubarak, aussi nombreuses soient-elles, ne le rachètent, même temporairement, aux yeux de ceux qu’il a traités comme ses sujets. Le premier jour de manifestation s’est terminé avec quatre morts, 500 arrestations et des manifestations de colère dans tous les coins du pays. C’est pire maintenant. Le renversement du régime de Moubarak ne donnera pas le signal d’une démocratisation immédiate de la politique égyptienne. Le chemin à suivre sera douloureux, mais la meilleure issue serait que Moubarak transfère élégamment les rennes du gouvernement à Mohamed ElBaradei, qui pourrait alors diriger un gouvernement par intérim jusqu’à ce que des élections présidentielles libres et honnêtes, programmées pour septembre 2011, aient lieu. 

 Traduction et publication par Femmes en noir : courriel ;
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 Version originale dans The Telegraph, 8 février 2011 sous le titre « The Old Order Changeth ».

Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 février 2011

Aditi Bhaduri


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