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Le contrat sexuel - Contrat… ou trahison ?

5 mars 2011

par Martin Dufresne

Les temps sont durs pour les violeurs. Leur recours au « consentement » implicite de leurs victimes ne convainc pas toujours, et le blâme adressé à celles-ci commence à faire scandale. Julian Assange, qui avait cité en défense le chandail de cachemire rose d’une des femmes qui l’accusent de viol, se ridiculise en se plaignant de la diffusion de leurs plaintes et en traitant la Suède d’« Arabie saoudite du féminisme ».

Surtout, dans le dossier de la prostitution, de plus en plus de pays remettent en question ce que la philosophe politique Carole Pateman appelle « le droit sexuel masculin » d’accès au corps de femmes.

Étrange paradoxe

L’auteure du Contrat sexuel (La Découverte, 2010) a cherché à comprendre pourquoi et comment le sacro-saint « contrat social », mythe fondateur du libéralisme, préservait obstinément la subordination des femmes. Sa réponse ? Parce qu’il la présuppose. L’individu républicain du XVIIe siècle était foncièrement blanc et masculin, fort de deux autres contrats secrets : le contrat d’esclavage – évident dans les récits coloniaux qu’exhume Pateman – et le contrat sexuel, enfermement des femmes dans la vie domestique, stipulé par les pères du libéralisme : Hobbes, Locke et même à gauche, Proudhon. Pateman cite la Britannique Mary Astell qui objectait déjà en 1730 : « Si tous les hommes sont nés libres, comment se fait-il que toutes les femmes soient nées esclaves ? »

Cette faille initiale de la société du contrat social, censé avoir aboli il y a trois siècles la loi du monarque et du père, trahit les femmes. Ce contrat les subordonne malgré une fausse garantie d’égalité, les invitant à « faire comme si » elles étaient des individus libres alors qu’elles restent clouées au féminin par la norme du contrat sexuel.

Pour en finir avec le maître et l’esclave

C’est particulièrement clair dans les transactions qui portent sur leur corps. Pateman a analysé les contrats de mariage, de prostitution et de maternité de substitution. (Le Contrat sexuel a été écrit au moment de l’affaire Baby M, aux USA, où une mère dite « porteuse » avait refusé de remettre son enfant au couple acheteur.) L’auteure liquide l’illusion du « contrat comme ennemi du patriarcat, porteur du coup fatal à la domination sexuelle ». Axée sur une image de soi comme « individu propriétaire de son corps et faisant des choix rationnels » – un modèle aujourd’hui imposé même à gauche par la privatisation à outrance –, cette fausse libération enferme les femmes dans la soumission à celui dont le contrat fait leur maître : client, époux et père, acheteur d’enfant…, tous en droit d’exiger satisfaction, ce qui explique mieux la violence infligée par les prostitueurs.

La version française de ce livre arrive au moment où la mondialisation force le déracinement des femmes par le trafic humain, l’achat d’épouses par correspondance dans les pays dévastés par la crise, et même la vente d’enfants au profit des touristes sexuels. Au Canada, on voit – avec le jugement Himel (Bedford c. Canada) – l’industrie du sexe réclamer à l’État une requalification des proxénètes et tenancier-e-s de bordel en « gardes du corps » et de l’ordre public… en échange de recettes fiscales.

Hommes nouveaux demandés

Pour la gauche et l’anarchisme, c’est le moment ou jamais, nous dit l’auteure, de cesser de mettre le sexe patriarcal à l’abri de toute critique, de reconnaître des limites à la liberté de l’individu, et surtout de rompre avec leur trop long silence sur la domination masculine : « Les hommes nouveaux ressemblent toujours étonnamment aux anciens : leurs libertés civiques ne perturbent pas l’ordre patriarcal. »

Une fascinante préface de la philosophe Geneviève Fraisse rappelle d’autres espaces que le libéralisme classique où se multiplient aujourd’hui les ruptures du contrat de dupes trop longtemps imposé aux femmes : lois du divorce, luttes pour l’égalité, et échappée au « contrat hétérosexuel », avec Monique Wittig dont les essais viennent d’être publiés en français dans Le chantier littéraire.

La banquise se disloque un peu. En Suède, les glapissements d’Assange ont déclenché une passionnante série de témoignages de femmes sur d’autres « consentements » arrachés et sur le poids du silence à leur sujet (« Plaintes et chuchotements », Olivier Truc, Le Monde, 08.02.11). Au Québec, les femmes ex-prostituées qui s’expriment dans le film L’Imposture font mentir les propos lénifiants de l’industrie. Au-delà du « choix » qu’on leur impute encore, les interlocutrices d’Ève Lamont y exigent beaucoup plus que la réduction des méfaits, promise de longue date au prix de la normalisation de leur condition. Toujours au Canada – où se prépare un dérangeant Tribunal populaire à Montréal sur l’exploitation sexuelle commerciale à la mi-mars (www.lacles.org) – les féministes ressourcent la gauche en mettant sur la table les enjeux du revenu garanti, du logement abordable, de la décriminalisation des femmes exploitées, ainsi que de véritables emplois et ressources pour elles et pour tou-te-s les autres, en matière de santé et de recyclage professionnel.
Comme quoi, un contrat, ça se déchire !

Le contrat sexuel, Carole Pateman, Éd. La Découverte / Institut Émilie du Châtelet, Paris, 2011, 332 p.

Le chantier littéraire, Monique Wittig, Presses universitaires de Lyon / Éditons IXE, 2011, 224 p.
L’Imposture, long métrage d’Ève Lamont, Productions du Rapide-Blanc, 2010.

Carole Pateman

Carole Pateman est professeure dans le département de science politique de l’Université de Californie à Los Angeles. Elle a été la première femme à présider l’Association internationale de sciences politiques. Ses travaux en philosophie politique portent aussi bien sur la participation démocratique que sur le revenu minimal. Pour penser l’articulation entre « contrat sexuel » et « contrat racial », elle a coécrit avec Charles W. Mills, Contract & Domination (2007).

Texte d’accompagnement.

Le corps et le contrat chez Pateman

Carole Pateman s’attarde sur la question des rapports entre hommes et femmes dans le cadre de la prostitution, à tort considérés comme étant le fruit d’un contrat équitable entre deux parties. Au contraire, la prostitution a plutôt comme conséquence de reproduire une asymétrie dans les rapports hommes-femmes et dans leur conception de la sexualité : « Lorsque le corps des femmes est une marchandise mise en vente sur le marché capitaliste, les termes du contrat originel ne peuvent être oubliés : la loi du droit sexuel masculin est publiquement affirmée, et les hommes sont publiquement reconnus comme les maîtres sexuels des femmes ; voilà ce qui ne va pas dans la prostitution. » (p. 287-88)

L’analyse du « contrat sexuel » nous amène à aborder la question de la « propriété du corps », qui est souvent évoquée par les défenseurs du contrat social. Cette conception du corps comme un bien nous appartenant est utilisée de toutes sortes de manière. Ainsi, certains peuvent concevoir que l’avortement et la prostitution représentent deux manifestations de la façon dont on peut disposer de son corps, en étant son « propriétaire ». Or, on peut opposer à ce principe de propriété du corps (qui sous-entend, par ailleurs, que le corps est un bien au même titre qu’une marchandise) l’idée que le corps est inaliénable, ce qui est également une valeur importante des sociétés modernes. En tant qu’elle repose sur des demandes sexuelles et des desseins qui sont étrangers aux volontés personnelles de la personne qui se prostitue, la prostitution porte atteinte à sa personne. De plus, le lien intrinsèque entre la sexualité et l’identité fait en sorte que ce n’est pas seulement le corps qui est aliéné dans la prostitution, mais l’individu lui-même. Pateman insiste sur le fait que le soi et la sexualité ne peuvent pas être dissociés et qu’il apparaît trompeur et simpliste de considérer que la sexualité peut faire l’objet d’un commerce comme n’importe quel bien.

Rhéa Jean, philosophe
Université de Sherbrooke

(Texte à paraître dans Le COUAC, mensuel anarchiste québécois, en mars 2011 – www.lecouac.org- abonnement : 30$CAN pour 6 mois)

Texte proposé à ce site par son auteur.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 27 février 2011

Martin Dufresne


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