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Donner aux femmes les moyens de se protéger contre les violences sexuelles lors de conflits armés

25 mars 2011

par Me Louise Arbour, présidente de l’International Crisis Group

Photo : Montréal Express, 2008.

À l’invitation du gouvernement canadien, l’Honorable Louise Arbour, présidente de l’International Crisis Group*, a témoigné, le 10 février 2011, devant le sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international, à la Chambre des Communes. Ce sous-comité s’intéresse particulièrement aux violences sexuelles commises envers les femmes et les enfants lors de conflits. Voici presque intégral le témoignage de Louise Arbour.

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D’abord, je tiens à vous remercier de m’avoir invitée à partager avec vous quelques réflexions sur la violence sexuelle dans les zones de conflit et sur le rôle que le Canada peut jouer pour en réduire l’impact, qui est dévastateur, particulièrement pour les femmes et les enfants.

L’organisation que je préside, qui s’appelle International Crisis Group (1), a pour mission la prévention et la résolution des conflits armés. Nos analyses et nos recommandations partent d’une présence sur le terrain dans 27 pays et couvrent une soixantaine de pays et territoires qui sont touchés ou menacés par les conflits.

Sans vouloir généraliser ce qui est avant tout très contextuel, on peut constater, sans grande surprise, la précarité des populations civiles dans les pays où l’état de droit est largement absent, ce qui est naturellement très souvent le cas dans les pays en guerre, ou même dans les pays en sortie de crise.

Je tenterai d’illustrer mes propos en faisant référence à trois pays : Haïti, le Soudan et l’Afghanistan, pays auxquels le Canada attache une importance toute particulière. Cependant, je souligne encore une fois que si la configuration de la violence sexuelle est particulière à chaque conflit, elle représente presque partout une face cachée de la guerre, tout comme la violence sexuelle dans les pays en paix est encore très souvent occultée par des cultures qui en nient l’existence ou qui la tolèrent.

Cet état de choses mine considérablement les efforts internationaux déployés pour que la violence sexuelle cesse d’être une conséquence accessoire de la guerre. Il y a un peu plus de 10 ans, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1325, une initiative sans précédent à l’époque, et pendant les deux dernières années, sa mise en oeuvre a permis de réaliser quelques progrès et a donné lieu à des résolutions additionnelles. Toutefois, 10 ans après l’initiative du Conseil de sécurité, à mon avis, si peu de progrès ont été réalisés sur le terrain qu’il y a lieu de se demander si le jeu en vaut la chandelle.

Violence sexuelle omniprésente en Haïti

Vous êtes sûrement au courant de la situation à Haïti. Les femmes et les filles qui vivent dans la ville des tentes à Port-au-Prince n’ont que faire des résolutions du Conseil de sécurité. La violence sexuelle était omniprésente en Haïti bien avant le séisme et le désastre humanitaire qu’il a causé, étant donné que la primauté du droit y était faible et que des années d’efforts de développement n’avaient pas réussi à mettre sur pied un système de justice criminelle efficace. La crise a exacerbé la vulnérabilité de nombreuses femmes et filles. Je n’ai pas les données exactes, mais on a rapporté de nombreux abus et des viols dans les 1 200 à 1 300 camps pour personnes déplacées de la capitale, où vivent plus d’un million de personnes.

Déni systématique au Soudan

Au Soudan, le viol est depuis longtemps considéré comme une arme de guerre au Darfour. Ces dernières années, les négociations de paix ont occasionné une certaine baisse du niveau total de violence. Mais les affrontements entre le gouvernement et différentes factions rebelles ont continué de plus belle, accompagnés de viols, de viols collectifs et autres agressions qui, apparemment, sont perpétrés par toutes les parties en cause. Ces derniers mois, pendant que les yeux de la communauté internationale étaient tournés vers le référendum dans le Sud, le Darfour a connu une recrudescence de la violence. Les organismes humanitaires se sont fait refuser l’accès à des régions entre le Nord et le Sud du Darfour, et les populations de personnes déplacées, surtout des femmes et des enfants, seraient particulièrement vulnérables.

La situation au Soudan est aggravée par le déni systématique du gouvernement de reconnaître l’ampleur du problème et même l’existence d’une violence sexuelle endémique. Le gouvernement a tendance à accuser les ONG internationaux d’inventer un problème dont ils se servent ensuite pour obtenir du financement de leurs donateurs occidentaux, ouverts à ce genre de cause.

Dans le Sud-Soudan, en dépit de l’accord de paix global conclu entre le Nord et le Sud et des réjouissances entourant le référendum historique, une étude récente laissait entendre que les femmes continuent d’être victimes de viols et d’autres actes de violence fondés sur le sexe. La violence sexuelle est perpétrée impunément par la police et les forces de l’ordre, étant donné que les soldats ont un sentiment d’ayant droit, et qu’en tant que libérateurs, ils sont au-dessus de la loi. La violence inter-ethnique, comme les attaques meurtrières de mars et d’avril 2009 à Jonglei, que Crisis Group a dénoncées, semble maintenant cibler particulièrement les femmes et les enfants.

Impunité généralisée en Afghanistan

En Afghanistan, le gouvernement et ses bailleurs de fonds internationaux ont beaucoup de mal à répondre aux nombreux besoins des citoyens en matière de droit. Mais le fait qu’ils ne parviennent pas à assurer l’égalité des droits pour les femmes et les filles, droits garantis par la Constitution afghane, sans parler de la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes à laquelle le pays est partie, est particulièrement désolant. On ne peut se donner bonne conscience en jetant le blâme sur les normes culturelles afghanes. Ces infractions doivent être vues dans le contexte d’une intervention internationale menée par des Américains, et trop peu d’efforts réels ont été déployés pour bâtir les institutions nécessaires au respect de la primauté du droit et à la justice.

L’omniprésence d’une impunité généralisée en Afghanistan est un levier important d’appui pour l’insurrection. Elle explique également l’ampleur de la violence sexuelle, autant contre les femmes que les filles — environ 85 p. 100 des actes seraient perpétrés par des membres de la famille — ou contre de jeunes garçons, une pratique courante passée sous silence, commise autant par des milices favorables à la position du gouvernement, nommément les alliés de l’Ouest, que par des insurgés.

Un manque de volonté politique, combiné à une discrimination à l’égard des femmes dans les systèmes de justice formel et informel, renforce l’impunité et cautionne les attitudes culturelles et les pratiques abusives qui privent les femmes de leurs droits, y compris la protection contre la violence sexuelle.

En Haïti, au Soudan, en Afghanistan ainsi que dans les provinces orientales de la République démocratique du Congo, les habitudes enracinées d’abus contre les femmes chevauchent des tendances plus récentes dues à l’effondrement social que suscitent les conflits armés.

Désengagement de l’application de la justice chez les donateurs

La tendance, surtout de la part des donateurs, est de confier à des sociétés civiles ou à des intervenants humanitaires le soin de s’occuper de la violence sexuelle, ce qui est compréhensible, quand on sait à quel point les gouvernements hésitent à sévir contre la violence sexuelle, ou même, dans le cas du Darfour et de la RDC, quand l’État lui-même est impliqué. Mais l’application de la loi et la justice sont des biens publics fondamentaux que les intervenants de l’État doivent protéger. Or, il y a une limite à ce que les ONG peuvent confier à des groupes de la société civile.

Les ONG peuvent ouvrir des cliniques, mais pas des tribunaux. Les groupes de la société civile ou les missions de maintien de la paix, peuvent fournir une protection à court terme et aider les victimes, mais leur travail doit s’insérer dans un engagement à plus long terme afin que l’État développe la capacité de prévenir la violence sexuelle et de punir les coupables. Cela s’inscrit, évidemment, dans un effort plus large visant à mettre sur pied des institutions étatiques dans le secteur de la justice, dans son sens le plus large.

Or, les efforts de protection ne sont pas suffisants, du moins pas dans leur forme actuelle. Les conflits sont, bien sûr, une question de pouvoir. Quelles qu’en soient les causes fondamentales et les innombrables complexités contextuelles, presque tous les conflits mortels sont liés au pouvoir et à la façon dont il est exercé et réparti.

Autonomisation VS victimisation

Comprendre la vulnérabilité et la victimisation des femmes, surtout dans les pires cas — devoir porter la burka, subir le viol brutal de milices dans la RDC —, n’est pas si difficile, mais au lieu de penser que les femmes ont besoin de protection, une attitude paternaliste au départ, puis d’échouer lamentablement à les protéger, pourquoi ne pas tirer la conclusion évidente qu’elles ont besoin de se protéger elles-mêmes, et les aider à le faire ?

Il n’est pas farfelu de penser que si nous mettions autant d’argent directement entre les mains des femmes dans les zones de guerre — pas seulement du microcrédit, mais aussi les montants qui sont versés librement aux militaires, par exemple —, cela aiderait les femmes à prendre une vraie place à la table des négociations de paix et à prendre assez de pouvoir pour se protéger et protéger leurs enfants.

On entend souvent dire que l’aide internationale est inévitablement un reflet des politiques intérieures de la société donatrice. Les plus grands efforts pour protéger les femmes du Canada contre la violence sexuelle et la violence fondée sur le genre sont le résultat de la pleine autonomisation juridique des femmes en tant que citoyennes égales en 1982 avec la Charte canadienne des droits et libertés, et du Programme de contestation judiciaire (2) du gouvernement fédéral qui a permis aux femmes de prendre en charge les questions qui les touchaient et de solliciter par elles-mêmes et pour elles-mêmes des solutions justes et équitables.

Sur la scène internationale, le Canada peut être le fervent défenseur de l’autonomisation des femmes dans les pays déchirés par la guerre en aidant à bâtir des institutions de gouvernance fiables — des parlements et des tribunaux — et, parallèlement, en donnant directement aux femmes les moyens de défendre leurs propres intérêts. Je crois que l’élaboration de programmes adaptés aux besoins des pays et qui iraient dans ce sens pourrait vraiment avoir un impact.

Encore une fois, je vous remercie beaucoup de m’avoir invitée à prendre la parole aujourd’hui. Je suis très désolée de n’avoir pas pu me rendre en personne à Ottawa. Je suis plutôt à Bruxelles, sous la pluie, mais je demeure à votre disposition, bien sûr, pour répondre à vos questions.

(Et en réponse à des questions, Me Arbour a poursuivi sur ce thème).

Autonomisation signifie pouvoir réel

Permettez-moi d’abord d’insister sur une chose : je conviens parfaitement qu’il faut mettre l’accent sur l’autonomisation des femmes et non seulement sur leur victimisation. Je trouve que, dans certains cas, on a peut-être trop insisté sur cet aspect de la Résolution 1325 des Nations Unies. Au sujet de l’autonomisation, je crois que le terme devrait désigner un pouvoir véritable, et non pas seulement un pouvoir symbolique, l’illusion d’un pouvoir. Dans la démarche d’autonomisation des femmes, il est plus symbolique que réel de leur faire une place aux tables de négociation quand elles ne peuvent faire aucun apport concret dans la structuration d’un traité de paix ou d’un cadre de postreconstruction — quand elles n’ont pas d’armes à rendre ni d’argent à investir et quand elles ne jouissent pas non plus de l’appui solide d’un groupe. C’est le piège dans lequel, je le crains, nous sommes tombés en prétendant amener les femmes aux tables de négociation ; elles n’y sont pas en qualité de personnalités influentes ou de détentrices de
pouvoirs.

(…) J’ai donné l’exemple du Programme de contestation judiciaire parce que j’estime que c’est l’un des rares exemples — mais d’une certaine manière, ce devrait être un exemple classique — d’un modèle d’autonomisation véritable, qui n’est pas paternaliste. Les femmes ont vraiment pris les rênes et, vous le savez, bien d’autres groupes — des groupes minoritaires, surtout des personnes qui revendiquaient des droits égaux — ont obtenu les moyens de défendre eux-mêmes leurs propres intérêts. Je ne propose pas d’exporter ce programme-là, parce que bien des pays dont il est question ici n’ont même pas de tribunaux fonctionnels susceptibles d’intervenir. Il faudrait néanmoins un programme similaire, ou une démarche qui applique ce même concept, une politique non paternaliste qui soit réellement axée sur l’autonomisation des personnes qui revendiquent des droits égaux et, dans le cas dont nous parlons, des victimes qui non seulement veulent avoir des recours pour elles-mêmes, mais qui souhaitent aussi un changement en profondeur des politiques et des postulats culturels... (…)

Dans une situation de conflit, toutefois, le pouvoir a besoin d’argent réel. Je pense que nous pourrions envisager des initiatives inspirées du Programme de contestation judiciaire. Il ne s’agit pas de le reproduire fidèlement, mais de s’en inspirer : les femmes sont parfaitement capables de s’occuper d’elles-mêmes et de leurs enfants quand elles ont les outils qu’il faut pour le faire. Je n’entends pas par là des outils symboliques, des outils artificiels, ni une aide paternaliste, mais des moyens concrets de défendre leurs propres intérêts. (…)

Il faut bien sûr continuer à s’occuper des victimes. D’ailleurs, les efforts de tous les gouvernements, dont celui du Canada, ne sont pas suffisants. Par
exemple, on donne de l’argent à des ONG locales afin qu’elles ouvrent des cliniques. Je ne veux pas dire qu’on devrait complètement abandonner ce genre d’efforts, car il faut quand même accompagner les victimes, surtout dans les cas comme ceux au Congo. Je suis sûre que vous avez entendu à quel point l’intensité de la violence sexuelle demande des interventions médicales dans bien des cas. Je ne veux pas minimiser ça, mais c’est loin d’être assez.

Quant au volet du pouvoir, j’estime qu’on a été beaucoup trop timide en essayant seulement d’amener les femmes au soi-disant processus de paix, à des processus de négociations de reconstruction du pays. Selon moi, pour que cette contribution des femmes soit réelle, il faut qu’elles aient quelque chose à apporter. Leur seule présence physique autour d’une table n’est pas suffisante, alors que les autres qui négocient sont des gens puissants. Être présent et être puissant, ce n’est pas la même chose. La seule présence ne suffit pas. Pour rendre les femmes puissantes, il faut leur donner des moyens beaucoup plus considérables que ceux qu’on leur a déjà donnés par le passé. Je parle de moyens très considérables, mais ce n’est pas nécessairement grand-chose. Par exemple, il faut renverser la stigmatisation des femmes. Être violée, c’est déjà très stigmatisant, mais imaginez qu’après avoir été violée on puisse rentrer dans son village avec des moyens financiers qui permettent d’abord de ne plus
être dépendante de ceux qui devraient assurer la protection des femmes et qui ne le font pas. Les moyens n’ont pas toujours besoin d’être absolument énormes, mais ce devrait être des moyens très concrets, qui sont associés au pouvoir de façon visible.

S’adresser aux femmes combattantes

Finalement, dans toute notre approche sur la position des femmes dans les conflits armés, on ne s’est jamais vraiment intéressé, en raison des stéréotypes, aux femmes combattantes, aux femmes qui, même avec le peu de moyens qu’elles avaient, se sont engagées. Certaines sont présentement dans les rues d’Égypte. Il y en a dans tous les conflits armés. Cette situation a été très occultée, à mon avis, parce que cela ne s’insère pas dans le modèle classique de la victime ou de celle qui se préoccupe de la paix. Des femmes qui ont pris leur destin en main, il y en a. Il y a toutes sortes de modèles.

On devrait s’adresser à ces femmes qui, très souvent, ont été des combattantes. Ces femmes ont combattu, elles ont participé à des
combats armés, or quand le conflit est terminé, elles disparaissent. Il
faut leur donner à elles aussi la possibilité de nous aider à déterminer
ce qui les a animées à s’engager dans une société qui ne leur laissait
pas beaucoup de place, avec des moyens très masculins. On peut
aller les écouter pour savoir, selon le contexte, ce qui les a incitées à
prendre le pouvoir et pour quelles raisons, dans bien des cas, elles ne
réussissent pas à le garder après la fin du conflit.

Notes

1. L’International Crisis Group est une organisation non gouvernementale multinationale, à but non lucratif, créée en 1995 et dont la mission est de prévenir et résoudre les conflits meurtriers grâce à une analyse de la situation sur le terrain et des recommandations indépendantes. Louise Arbour en est la présidente directrice générale depuis juillet 2009.
2. Le gouvernement canadien a mis fin à ce programme en 2006, mais l’exemple est toujours valable.

Source :

Pour lire le témoignage intégral et les échanges avec les membres du sous-comité, voir Parlement du Canada, 40e Législature, 3e Session, Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international, le 10 février 2011, témoignages.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 mars 2011

Me Louise Arbour, présidente de l’International Crisis Group


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3797 -