source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=381 -



Le pouvoir des chefs de guerre met en péril la sécurité des femmes en Afghanistan
Lettre à M. Colin L. Powell

24 mars 2003

par Droits et Démocratie

Secretary of State Colin L. Powell
U.S. Department of State
2201 C Street NW
Washington, DC 20520 USA

Journée internationale des femmes 2003


Le pouvoir des chefs de guerre met en péril la sécurité des femmes en Afghanistan

Alors que le peuple afghan attend que l’Autorité intérimaire afghane (AIA) se consolide, que soit rédigée une nouvelle constitution et que s’amorcent les efforts de reconstruction, l’Afghanistan émerge de l’ombre de la guerre et les espoirs de stabilité, de paix et de respect des droits humains renaissent. Toutefois, le pouvoir dont disposent encore les chefs de guerre, en dehors de la capitale et au sein du cabinet de l’AIA, reste un obstacle majeur à ces progrès. Comme les hooligans, les vandales et les barbares, les seigneurs de la guerre font partie de ces groupes qui obéissent à une doctrine destructrice et emploient des moyens d’action préjudiciables.

Les femmes et les fillettes d’Afghanistan jouent le rôle du canari dans la mine de la paix internationale. Ce qui leur arrive va affecter toute la région. Et ce qui arrivera dans la région aura de profondes répercussions dans le reste du monde. Aujourd’hui, les principaux obstacles à cette paix insaisissable à laquelle aspire le peuple afghan sont les politiques et les actions des chefs de guerre.

Le pouvoir des chefs de guerre menace la sécurité et la stabilité du pays tout entier, ainsi que les droits fondamentaux des femmes, qui continuent de pâtir sous l’effet des décrets discriminatoires qu’imposent encore les puissants seigneurs de guerre locaux et qui rappellent la répression exercée contre les femmes sous le régime taliban. Dans un rapport publié en décembre 2002, Human Rights Watch énumère les faits suivants :

. Les chefs de guerre ont remplacé les talibans en adoptant des politiques similaires envers les femmes.

. À Herat, les femmes n’ont pas le droit de conduire, de discuter de politique à l’université, de pratiquer des sports, de faire de la musique ou de sortir de chez elles sans porter la burqa.
. Ismail Khan, qui contrôle la province de Herat, a interdit l’éducation mixte (le fait que les petites filles ou les femmes puissent avoir des professeurs masculins, et le fait que des femmes puissent enseigner à des garçons ou des hommes), privant les femmes et les fillettes d’instruction dans un pays où il y a pénurie de femmes enseignantes.

. Les femmes dans la province de Herat ont été forcées de subir des examens gynécologiques abusifs afin de prouver leur virginité, sur ordre d’Ismail Khan.

. Les femmes qui sortent dans les endroits publics seules ou en compagnie d’un homme qui n’est pas leur mari ni un membre de leur famille sont harcelées ou détenues.

. Ismail Khan a promulgué des décrets qui interdisent aux femmes afghanes de travailler pour des organisations humanitaires étrangères. Il a dernièrement interdit une chaîne de télévision par câble qui diffusait des émissions jugées " non islamiques " où apparaissaient des femmes afghanes qui chantaient ou des films indiens mettant en vedette des femmes.

Toutes les personnes que Human Rights Watch a interviewées dans le cadre de cette enquête ont fait l’objet de menaces après le départ de l’équipe de recherche.

Des représentants des Nations Unies et d’organisations non gouvernementales rapportent que si la situation dans la province de Herat est particulièrement alarmante, elle n’est pas unique, et que les restrictions imposées aux femmes se multiplient dans tout le pays. Pendant la Loya Jirga en juin, les chefs de guerre de tout le pays ont surveillé et menacé les femmes déléguées.

À Kaboul, le juge en chef de la Cour suprême, Mawlavi Fazl Hadi Shinwari, membre du parti Itihad-i-Islami, a lui aussi interdit l’éducation mixte et a ordonné la fermeture de chaînes de télévision par câble en invoquant les mêmes raisons qu’Ismail Khan.

Rasul al-Sayyaf et Burhanuddin Rabbani ont publiquement condamné Mme Sima Samar, qui dirige la Commission afghane des droits de la personne, et ont fabriqué de fausses accusations contre elle pour comportement " non islamique ".

Sayyaf a déclaré publiquement que les femmes ne devraient pas avoir le droit de participer à la vie politique. Marshall Mohammed Fahim, chef de la faction Shura-e Nisar au sein du parti Jamiat-i-Islami à Kaboul, a récemment licencié des femmes qui travaillaient au ministère de la Défense.

En outre, le fameux ministère taliban de la propagation de la vertu et de la répression du vice a été rétabli par le gouvernement, sous un autre nom. Les chefs de guerre qui imposent la terreur par leurs discours religieux ont même soulevé des questions sur le processus de rédaction de la Constitution.

L’Afghanistan risque de tomber dans le piège d’une insécurité permanente tant que persistera l’impression que le gouvernement central est faible et qu’il ne peut rien faire d’autre que tolérer l’imposition de mesures par les chefs de guerre. Cette image est alimentée par le soutien financier et militaire que les États-Unis continuent de fournir à de puissants chefs de guerre comme Pacha Khan Zadran et Ismail Khan, qui constituent une menace déstabilisante pour le gouvernement national, qui ont à leur actif de nombreuses violations des droits fondamentaux des femmes et qui sabotent les efforts que déploient les femmes pour participer à la vie politique de leur pays.

Ce climat d’insécurité et la tolérance qu’affichent les acteurs internationaux pour les chefs de guerre en appuyant directement ou indirectement leurs menées déstabilisatrices, viennent aggraver une situation caractérisée par l’instabilité, le mépris des lois et la violence. Le pouvoir des chefs de guerre met gravement en péril la vie des femmes, ainsi que leur droit de participer aux affaires civiles, judiciaires, politiques et à la consolidation de la paix dans leur pays.

Aujourd’hui se joue en Afghanistan une colossale partie d’échecs. On retrouve d’un côté les chefs de guerre, qui veulent fragiliser le gouvernement central, contrôler le pouvoir dans les régions et réduire les femmes au silence. Ils sont généreusement financés par des acteurs du Pakistan, d’Arabie saoudite et d’Iran. De l’autre côté de l’échiquier, on retrouve la communauté internationale qui a fait une promesse de facto au peuple afghan - " Laissez-nous envahir votre pays pour nous débarrasser des terroristes et vous aurez une vie meilleure ".

L’aide promise par la communauté internationale n’est pas arrivée en quantité suffisante pour permettre ces changements. Aujourd’hui, la communauté internationale risque de perdre sa crédibilité tandis que les chefs de guerre défient les accords de Bonn, contrecarrent les initiatives du gouvernement intérimaire et réinstaurent des règlements draconiens à l’endroit des femmes et des fillettes qui perpétuent la crise des droits humains en Afghanistan.

RECOMMANDATIONS :

À l’Autorité intérimaire d’Afghanistan :

 L’AIA doit prendre immédiatement des mesures pour éliminer la mentalité féodale et l’influence des chefs de guerre qui subsistent en son sein, y compris parmi les membres du cabinet ;

 Elle devrait adopter immédiatement des mesures législatives pour empêcher les chefs de guerre des provinces d’imposer à leur discrétion des politiques discriminatoires à l’endroit des femmes, comme par exemple le décret d’Ismail Khan qui interdit l’enseignement mixte ou le fait que des hommes enseignent à des femmes dans la province de Herat. De plus, le gouvernement devrait immédiatement abroger toutes les lois et politiques discriminatoires à l’égard des femmes encore en vigueur.

 Tel que le recommande la Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, Mme Asma Jahangir, l’AIA doit prendre immédiatement des mesures pour instaurer un mécanisme de responsabilisation avec l’appui des Nations Unies, sous la forme d’une commission d’enquête internationale et indépendante qui aurait pour mandat " de faire un premier bilan des violations graves des droits de l’homme qui ont eu lieu par le passé, et qui risquent bien de représenter le catalogue des crimes contre l’humanité ". Parallèlement, la Rapporteuse recommande que l’on encourage " la Commission indépendante des droits de l’homme à débattre des mécanismes à mettre en place pour rendre la justice à titre provisoire et à prendre l’avis de diverses sources sur la question " (E/CN.4/2003/3/Add.4, 3 février 2003).

Au ministère afghan de la Défense :

 Il devrait veiller au respect du droit humanitaire par la mise en œuvre de la résolution 1325 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, et en particulier le paragraphe 9 de la résolution, qui invite toutes les parties à un conflit armé à respecter et protéger les droits des femmes et des fillettes conformément aux dispositions du droit international ;

 Il devrait dissuader les soldats de joindre les rangs des forces armées des chefs de guerre en assurant aux membres de l’Armée nationale afghane une solde supérieure à celle offerte par les milices des chefs de guerre ;

 Il devrait élargir le mandat de la nouvelle Armée nationale afghane (ANA) de manière à lui attribuer un rôle de protection des droits des femmes et des fillettes afin qu’elle les protège contre toute pratique discriminatoire, notamment le fait de les priver de l’accès à l’instruction et aux endroits publics, ainsi que les violations des droits humains comme les agressions sexuelles et les viols, conformément à la résolution 1325 du Conseil de Sécurité des Nations Unies ;

 Obliger tous les membres des forces armées nationales à suivre une formation destinée à les sensibiliser à la situation des femmes, afin que tous les soldats comprennent la nécessité de respecter et de protéger les droits des femmes et des fillettes, et connaissent parfaitement les dispositions de la résolution 1325 du Conseil de Sécurité des Nations Unies relatives au rôle des femmes dans les processus de paix.

Au gouvernement des États-Unis :

Tout en reconnaissant le nouveau virage de la politique américaine, qui, d’une stratégie à prédominance militaire, privilégie de plus en plus la reconstruction à long-terme de l’Afghanistan, nous recommandons au gouvernement des États-Unis :

 Qu’il suspende immédiatement, soit par l’intermédiaire de l’armée américaine ou par d’autres filières, toute assistance financière, tout appui militaire et toute protection politique aux chefs de guerre extrémistes, commandants régionaux ou tout individu responsable de violations des droits humains durant les 23 années de conflit en Afghanistan. Ces chefs utilisent la protection des États-Unis pour défier ouvertement le gouvernement central et alimenter l’instabilité dans le pays.

 Qu’il exprime son appui au déploiement de la Force internationale d’assistance dans les autres régions d’Afghanistan où sévit l’insécurité et où les chefs de guerre ont imposé des mesures discriminatoires à l’endroit des femmes, compromettant les espoirs de faire de l’Afghanistan un pays où les femmes pourront exercer leurs droits fondamentaux en toute égalité. Les troupes américaines devraient s’employer non seulement à débusquer les talibans et les membres du réseau Al-Qaïda qui constituent encore une menace pour la population civile afghane, mais aussi à protéger les droits des civils et à créer un environnement favorable à la reconstruction du pays dans la paix et la stabilité.

Au gouvernement du Pakistan :

 Le Pakistan peut largement contribuer à la paix et la sécurité en Afghanistan, ainsi qu’à la stabilité de l’ensemble de la région, en s’engageant à soutenir le gouvernement national et à retirer son appui aux chefs de guerre afghans. Le gouvernement du Pakistan devrait immédiatement suspendre toute assistance, que ce soit par l’intermédiaire de l’ISI (Services de renseignement pakistanais) ou d’autres filières, à toute faction politique ou militaire en Afghanistan autre que l’Autorité intérimaire dirigée par le Président Karzai.

Au gouvernement iranien :

 Dans l’intérêt de la paix et la stabilité en Afghanistan, le gouvernement Iranien devrait immédiatement retirer son soutien à Ismail Khan et sa milice à Herat et dans les régions voisines.

Au gouvernement de l’Ouzbékistan :

 Dans l’intérêt de la paix et de la stabilité en Afghanistan, le gouvernement d’Ouzbékistan devrait immédiatement suspendre son appui à Rashid Dostum et à tout autre chef de guerre à qui il fournit de l’assistance.

À la communauté des pays donateurs :

 Les pays donateurs devraient exiger comme condition à leur assistance le fait que les femmes puissent vivre comme des citoyennes à part entière en ayant accès à l’enseignement mixte, au travail, à la liberté d’expression, aux instances décisionnelles, à l’égalité des droits garantie par la constitution et la loi, et n’aient plus à subir des mariages forcés.
La communauté internationale devrait réaffirmer la nécessité d’élargir le rôle de la Force internationale d’assistance à la sécurité à l’extérieur de Kaboul.

 Vu que l’engagement dans les milices armées constitue actuellement une des rares moyens de gagner sa vie, les donateurs devraient financer en priorité des programmes de reconstruction qui offrent d’autres possibilités d’emploi aux soldats sous le commandement des chefs de guerre. Les donateurs devraient prendre des mesures pour assurer la diffusion d’informations sur ces possibilités d’emploi auprès des membres des factions armées actuellement ou antérieurement sous l’autorité des chefs de guerre.

 Étant donné que la sécurité et la stabilité sont la condition préalable à toute reconstruction à long terme de l’Afghanistan, tous les pays donateurs devraient s’engager à soutenir activement le déploiement de la Force internationale d’assistance à la sécurité dans toutes les régions en dehors de Kaboul, par un apport financier et l’envoi de personnel militaire. Pour que la Force internationale puisse assurer efficacement la sécurité dans le pays, il faudrait selon les estimations déployer environ 25 000 soldats. On devrait donner la priorité aux villes suivantes pour le déploiement de troupes supplémentaires : Gardez, Herat, Mazar-i-Charif, Kandahar, Jalalabad, Kunduz et Bamiyan.

 Les pays donateurs et la communauté internationale devraient engager un dialogue avec les puissances régionales pour les inciter à ne plus financer les chefs de guerre, et insister pour que l’AIA devienne une entité légitime et responsable de manière à commencer à financer les efforts de reconstruction de façon responsable.


Jean-Louis Roy

Président
Droits & Démocratie

Voir dans ce document la liste des chefs de guerre, leurs mesures contre les femmes et les filles, et le soutien qu’ils obtiennent de plusieurs pays, dont les États-Unis.



Droits et démocratie appelle à agir maintenant pour les droits des femmes afghanes. Toutes les adresses nécessaires sont dans ce document.


Droits et Démocratie

P.S.

Site de Droits et démocratie




Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=381 -