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La prostitution comme violence contre les femmes

9 mai 2011

par Helen Pringle

Depuis le mois de décembre, les restes de dix jeunes femmes ont été trouvés à Long Island, près de New York. La police ne sait pas encore si ces dix femmes ont toutes été tuées par la même personne. Mais les éléments de preuve recueillis suggèrent que les quatre femmes dont le corps a été identifié sont les victimes d’un tueur en série qui les a contactées pour de la prostitution par l’intermédiaire du site Web Craigslist. L’assassinat de ces femmes s’inscrit dans le continuum d’autres formes de subordination violente, qu’exercent principalement ceux qui contrôlent et utilisent ces femmes dans le but de les stigmatiser comme sales et sans valeur. La disparition de la plupart des femmes assassinées à Long Island n’avait même pas été signalée.

Tout comme d’autres victimes retrouvées dans les champs de la mort de Long Island au cours des 20 dernières années, ces femmes n’avaient manqué à personne. En 1990, Allen Gormely, un charpentier, a été reconnu coupable du meurtre de deux femmes prostituées. En 1993, Joel Rifkin, un jardinier au chômage, a avoué avoir tué 17 femmes au cours des quatre années précédentes. En 1999 et 2000, Robert Shulman, un employé des postes, a été reconnu coupable de l’assassinat de cinq femmes qu’il avait dépecées et jetées dans des bacs à ordures.

Et ces champs de la mort s’étendent bien au-delà de Long Island : vers le nord, dans la ville de Poughkeepsie, où Kendall François a avoué le meurtre de huit femmes entre 1996 et 1998 ; vers le sud au Nouveau-Mexique, où les cadavres de onze femmes et le fœtus de l’une d’entre elles ont été trouvés à Albuquerque en 2009 ; vers l’ouest à Seattle, où Gary Ridgway a admis en 2003 avoir assassiné 48 femmes.

Il est trop facile de penser que ce genre de choses ne peut se produire « qu’aux États-Unis ». En fait, aucun pays n’est exempt de ce mal. En 2008, Steve Wright, un chauffeur de chariot élévateur, a été reconnu coupable de l’assassinat de cinq prostituées dans la région d’Ipswich en Angleterre. En 2010, toujours au Royaume-Uni, un doctorant en criminologie, Stephen Griffiths, a été reconnu coupable de l’assassinat de trois femmes à Bradford ; le corps d’une de ses victimes n’a jamais été retrouvé. Ces crimes ont rappelé les assassinats de treize femmes, dont certaines liées à la prostitution, commis par le camionneur Peter Sutcliffe, dans le Yorkshire de 1975 à 1981.

Il est également trop facile d’interpréter ces affaires comme un scénario de psychopathologie, même si la personnalité de la plupart de ces meurtriers condamnés diffère légèrement de celle des hommes ordinaires. Le suspect de Long Island, par exemple, a été présenté dans les termes suivants :

    Il s’agit probablement d’un homme de race blanche, entre le milieu de la vingtaine et le milieu de la quarantaine. Il est marié ou a une partenaire. Il est bien éduqué et a une belle présentation. Financièrement à l’aise, il possède un emploi ainsi qu’une voiture de luxe ou un camion. Il peut s’être déjà adressé à un hôpital pour faire traiter une infection au sumac vénéneux. Il a accès, dans le cadre de son emploi ou de ses intérêts, à un stock de sacs de jute. Et il vit ou a déjà vécu sur ou près de l’Ocean Parkway, sur la rive sud de Long Island, là où la police a trouvé pas moins de 10 ensembles de restes humains.

Scott Bonn, spécialiste des tueurs en série à l’Université Drew, ajoute : « C’est quelqu’un qui peut entrer dans une pièce et donner l’impression d’un type bien ordinaire... Il doit être suffisamment convaincant et rationnel pour être en mesure de convaincre ces femmes de le rencontrer dans ces conditions. Il a démontré des habiletés sociales. Il se peut même qu’il soit charmant. »

En d’autres termes, le suspect de ces meurtres est susceptible d’être une personne tout à fait banale (sauf pour le fait qu’il dispose d’un meilleur accès aux sacs de jute dans lesquels il se débarrasse de ses victimes), et les recherches criminologiques sur la violence contre les femmes connaissent ce facteur depuis longtemps. Il est également reconnu depuis longtemps qu’il existe peu de « marqueurs » permettant de distinguer les hommes qui prostituent des femmes. Malgré cela, les journalistes et certains universitaires continuent à présenter comme une « découverte » révolutionnaire le fait que les prostitueurs sont des « hommes très ordinaires, honnêtes et travaillants ».

Lors de l’audience afin de déterminer sa peine pour l’assassinat de 17 femmes, le très ordinaire Joel Rifkin a dit : « Vous pensez tous que je ne suis rien d’autre qu’un monstre, et vous avez raison ... Une partie de moi doit l’être. » Ses actions étaient sans aucun doute monstrueuses, mais pas ses traits de personnalité distinctifs, ou du moins ceux dont il a fait preuve au procès.

Il est tout naturel alors de se demander ce qui conduit des hommes moyens, ordinaires, honnêtes et travaillants à commettre des actes aussi monstrueux que l’assassinat de 17 femmes. Mon argument ici est que ces meurtres peuvent être compris comme des éléments centraux de la prostitution des femmes, plutôt que comme un simple élément accessoire à ses pratiques.

En contrepartie, certaines associations de « travailleurs du sexe » prétendent, comme la Scarlet Alliance, ici en Australie, que les dangers que vivent les femmes prostituées sont clairement séparables de l’acte même de la prostitution. Un de ces des dangers « accessoires » qu’elles mentionnent fréquemment est la stigma associée à la prostitution et aux personnes prostituées. Il est vrai que cette stigmatisation crée des conditions de grande vulnérabilité pour les « travailleurs du sexe », en particulier mais pas uniquement pour les femmes dans cette situation. Il est toutefois important de noter que la stigmatisation qui entoure le « travail du sexe » concerne rarement les clients, les proxénètes et les maquerelles, les annonceurs, bref tous ces personnages qui font de la prostitution une institution, et non pas simplement une description professionnelle des « travailleuses du sexe » et de leurs tâches. En somme, la stigmatisation liée au « travail du sexe » n’est pas distribuée de façon équitable.

En outre, la principale source de la stigmatisation qui frappe les « travailleuses du sexe » vient des hommes qui les prostituent, en tant que femmes. Lorsque des « travailleuses du sexe » sont tuées, elles sont d’abord ciblées parce qu’elles sont de femmes. Ce qui rend si facile de les tuer et de s’en tirer aussi longtemps est que les « travailleuses du sexe » sont parmi les plus vulnérables des femmes. Comme Gary Ridgway l’a dit dans sa déclaration de culpabilité d’avoir tué 48 femmes, « j’ai aussi choisi des prostituées comme victimes parce qu’elles étaient faciles à ramasser sans se faire remarquer, ... je savais qu’elles ne seraient pas portées disparues immédiatement et même qu’elles pourraient ne jamais l’être. J’ai choisi des prostituées parce que je pensais pouvoir en tuer autant que je voulais sans me faire attraper. »

Et qui porte le blâme pour cette vulnérabilité ? Ce seraient « les féministes », s’il faut en croire la présidente de la Scarlet Alliance. Selon Elena Jeffreys, les féministes qui s’opposent à la prostitution des femmes constituent une forme d’« oppression extrême » :

    Les féministes anti-« travail du sexe » ont choisi de faire campagne contre nos lieux de travail, de faire pression pour la criminalisation des « travailleuses du sexe » et de nos clients ; elles applaudissent à la fermeture des services qui nous soutiennent, se regroupent pour faire emprisonner celles d’entre nous qui sont migrantes, stigmatisent tous les aspects de notre travail, discréditent notre travail d’organisation politique, sapent nos revendications, déprécient notre leadership et nous pathologisent au moyen de recherches contraires à l’éthique et préjudiciables.

On ne sait pas exactement à quelles « féministes » s’adresse cette charge, bien qu’Elena Jeffreys cite ailleurs les noms de Mary Lucille Sullivan et Sheila Jeffreys. Mais aucune de ces femmes, ni aucune autre féministe anti-prostitution que je connaisse, ne fait pression pour la criminalisation des « travailleuses du sexe », ni encore moins n’« applaudissent à la fermeture des services qui (les) soutiennent », ou « se regroupent pour faire emprisonner celles d’entre nous qui sont migrantes » (cette dernière accusation est une calomnie totale).

La seule affirmation exacte dans la litanie ci-dessus est que les féministes anti-prostitution font pression pour la criminalisation des actes de ceux qu’elle appelle des « clients ». La plupart des féministes anti-prostitution que je connais favorisent ce qu’on appelle souvent le modèle suédois (ou modèle scandinave). Ce modèle criminalise le « client », dans l’objectif global de réalisation de l’égalité entre les hommes et les femmes par l’abolition de la prostitution. La loi suédoise de 1999 interdisant l’achat de services sexuels ne place pas les « travailleuses du sexe » à risque de conséquences juridiques. Le cadre juridique des mesures adoptées en Suède est la loi sur la violation flagrante de l’intégrité d’une femme, dans laquelle la prostitution est définie comme « une forme de violence masculine contre les femmes et les enfants ». C’est dire que, dans le cadre suédois, la prostitution constitue en soi cette violence ; la violence n’est pas accessoire à la prostitution. La loi suédoise désigne les responsables de cette violence et de la stigmatisation qu’elle crée pour les « travailleuses du sexe » : ce sont les « clients » et les proxénètes.

Pour autant que nous sachions, Allen Gormely, Joel Rifkin, Robert Shulman, Kendall François, Gary Ridgway, Peter Sutcliffe, Steve Wright et Stephen Griffiths n’étaient pas des féministes. Et encore moins des féministes abolitionnistes. Il semble également très peu probable que les assassins des femmes retrouvées au Nouveau-Mexique et à Long Island soient des féministes.

Pour prendre un autre exemple, en Australie, ni Ben William McLean, ni Phu Ngoc Trinh n’ont prétendu être féministes au moment où ils ont été reconnus coupables en 2005 (une décision confirmée en appel) de l’assassinat de deux femmes thaïlandaises, même s’ils ont tenté d’utiliser une variété d’autres mauvaises excuses. McLean a tenté de rejeter la responsabilité des meurtres sur les motards des Hell’s Angels, alors que Trinh a tenté une démarche similaire en se référant à un nébuleux « gang asiatique ». Après avoir prostitué ces deux femmes, McLean et Trinh les avaient jetées dans une rivière infestée de crocodiles, l’Adelaide près de Darwin. Les femmes sont mortes par noyade, ce qui indique qu’elles étaient probablement en vie quand elles ont été jetées pieds et poings liés dans la rivière.

Ces meurtres représentaient des aspects barbares de la prostitution des femmes, mais ils n’y étaient pas accessoires. Les aspects les moins barbares de cette institution sont divers groupes Facebook et jeux vidéo dans lesquels des jeunes hommes (et femmes) effectuent et encouragent un harcèlement outrageant d’un personnage que l’on appelle souvent « votre pute ». Encore une fois, je ne suis pas certaine de comprendre en quoi ces activités sont attribuables aux féministes, qui semblent être chassées à grands cris et force insultes de ces sites Web si elles osent y laisser un commentaire critique.

La stigmatisation et le danger que vivent les femmes prostituées sont réels et graves, en ce sens que ce sont des aspects réels et graves de la violence contre les femmes et les enfants qui constitue la norme définissant la prostitution. Les praticiens de cette violence et les auteurs de cette stigmatisation ne sont pas les féministes, mais les personnes qui participent et profitent de la prostitution dans sa subordination des femmes (y compris, il faut le dire, des femmes proxénètes et tenancières de bordels).

S’il y a le moindre doute à ce sujet, écoutez ceux qui tirent matériellement profit de l’institution de la prostitution. Par exemple, en 2004, Sarah (Kiki) Marbeck a affirmé avoir eu une liaison avec le célèbre joueur de foot David Beckham. David Wade, le proxénète qui gérait l’agence d’escortes Miss Fleiss à Sydney, a affirmé au sujet de Mme Marbeck :

« Je sais comment fonctionne cette fille. Elle est vicieuse. Elle pourrait vous tirer jusqu’à la moelle des os...

« C’est la personne la plus vicieuse, sale et vulgaire que vous ne pourrez jamais rencontrer de toute votre vie et elle a piégé [Beckham]. Cette fille se prend vraiment pour une autre. C’est la pire des escroqueries. Le gars est innocent. » (Martin Wallace, "Beckham accuser worked as callgirl", Courier-Mail, 15 avril 2004, p. 5).

Tous les proxénètes ne sont pas aussi directs que David Wade sur ce qu’ils pensent de « leurs filles ». Et tous les hommes ne tuent pas les femmes qu’ils prostituent. Mais soyons clairs sur l’origine réelle de la violence de la prostitution et de la stigmatisation du « travail du sexe ».

L’auteure

Helen Pringle enseigne à la Faculté des arts et des sciences sociales à l’University of New South Wales. Ses travaux de recherche ont été largement reconnus par des mentions honorifiques de l’Université Princeton, la Fondation Fulbright, la Fédération australienne des femmes diplômées des universités, et les Universités d’Adelaïde, Wollongong et NSW. Ses principaux domaines d’expertise sont les droits de la personne, l’éthique dans la vie publique et la théorie politique.

Version originale : "Prostitution as violence against women", site On Line Opinion, 2 May 2011.

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 mai 2011

Helen Pringle


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