source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3890 -



Lutter pour faire de la prostitution un travail, c’est se tromper de combat

18 mai 2011

par Irène Pereira, présidente de l’IRESMO

Texte de support pour une intervention effectuée à la librairie Barricade à Liège, le mardi 22 février 2011, à l’invitation du Cercle des Désaltérés.



Le problème qui est ici posé est celui de savoir si nous devons en tant que féministe revendiquer et appuyer le fait que la prostitution devienne une profession reconnue légalement, un métier comme une autre (position réglementariste) ? Ou devons-nous au contraire lutter pour l’abolition du système prostitutionnel de la même façon que nous luttons pour l’abolition du système capitaliste (position abolitionniste) ?

Le soutien aux personnes prostituées doit-il nous conduire à mettre en place des syndicats du travail sexuel et à lutter pour la reconnaissance de la prostitution comme profession avec des droits spécifiques attachés à cette profession ou doit-il nous conduire à revendiquer des droits applicables à tous les individus - droit au logement, à un salaire socialisé, à la formation - qui permettent aux personnes prostituées de ne pas être contraintes de se livrer à une telle activité.

De manière générale, il me semble que les personnes qui cherchent à faire de la prostitution un travail reconnu juridiquement se trompent de combat à deux niveaux. D’une part, il me semble qu’elles font sans s’en apercevoir le jeu du capitalisme en permettant à ce système économique d’investir plus pleinement ce marché (que l’on songe par exemple au développement des Eros Centers). D’autre part, il me semble qu’elles luttent pour la colonisation par le travail de champs de l’activité humaine qui ne relèvent pas du travail. Dit sous une forme plus philosophique, elles luttent pour l’extension de la colonisation du monde vécu par la rationalité instrumentale du système.

Un phénomène général

Ce phénomène de transformation du loisir en travail et du travail en loisir est à mon avis une tendance générale nuisible à l’épanouissement des individus et dont je vais prendre d’autres exemples :

 Le sport professionnel : le système capitaliste, afin de générer le maximum de profit, a transformé un certain nombre d’activités de loisirs, telles que le football, en une activité professionnelle. On se retrouve ainsi avec des footballeurs payés plus cher que des médecins et les valeurs du sport, telles que les apprécient les amateurs, se trouvent bien mises à mal.

 Le bénévolat : à l’inverse, un certain nombre d’activités qui sont absolument utiles socialement et nécessaires, tendent à n’être plus pris en charge par des services publics et à ne plus constituer un travail, mais à être confiées au bénévolat et au milieu associatif (ex : oeuvres caritatives).

 La philosophie : inversement, il est arrivé que des activités soient transformées en travail alors qu’elles relevaient du loisir. Ainsi philosopher pour les Grecs était un loisir. Certes, l’enseignement de la philosophie est bien un travail. Cependant, aujourd’hui, être philosophe et être enseignant en philosophie se confondent en quelque sorte. Pour ma part, je préférerais que la philosophie, en tant qu’activité, ne soit pas un métier mais qu’en revanche la collectivité sociale partage le travail et les richesses de telle manière que ceux qui souhaitent consacrer une part importante de leurs loisirs à philosopher puissent le faire.

 L’activité : certaines personnes soutiennent qu’il n’y aurait plus aujourd’hui de différence entre le travail et le loisir, qu’il y aurait une grande catégorie qui serait l’activité. C’est ce que nous amène à croire le système capitaliste. En effet, c’est très pratique de faire croire aux gens qu’en réalité lorsqu’ils travaillent pour réaliser du profit, c’est du loisir, ou encore de coloniser tout leur temps de loisir en disant qu’il n’y a plus de différence entre les deux (par exemple par le biais du télétravail).

Conclusion

Ce que j’ai voulu montrer, c’est que les enjeux du débat sur la prostitution dépassent les simples questions féministes et constituent un véritable enjeu quant au type de société que l’on veut et aux types de revendication que l’on porte. Pour ma part, je fais le choix, plutôt que de me battre pour la reconnaissance du métier de prostitué-e, de lutter pour des droits sociaux pour tous/toutes, comme le droit au logement, à la formation, à un salaire socialisé dans la société capitaliste actuelle. Mais plus fondamentalement, je lutte pour que les travailleurs et travailleuses se réapproprient le contrôle de l’organisation de la production et du travail afin qu’ils déterminent collectivement en tant que travailleurs et que consommateurs les activités qui relèvent du travail et celles qui relèvent du loisir non pas en fonction d’un critère qui serait la recherche du profit, mais en fonction de l’utilité sociale et de la recherche de l’épanouissement individuel. Dans ce cadre, je lutte pour que la sexualité devienne pour tous un loisir et non un travail.

***

N.B : Dans le texte de cette intervention orale, je me suis appuyée sur un texte de Marx, tiré du Capital (Livre III), pour distinguer entre une sphère du travail qui serait de l’ordre de la nécessité et une sphère du loisir qui serait désintéressée. Il faut néanmoins relativiser cette distinction, qui n’a en réalité de sens que dans une société où le travail est aliéné. Toute activité humaine est en réalité une activité qui a son impulsion dans un besoin vital et ce n’est que par illusion que nous pensons qu’il peut exister des activités désintéressées.

Néanmoins, que ce soit dans une société où le travail est aliéné ou dans un société où il ne l’est pas, il existe des activités qui ne sont pas du travail, c’est le cas de la sexualité. Marx dans les Manuscrits de 1844 décrit ainsi ce type d’activité dans le cadre d’une société où le travail est aliéné : « On en vient donc à ce résultat que l’homme, l’ouvrier n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc., et que, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu’animalité : ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal. Sans doute, manger, boire, procréer, etc., sont aussi des fonctions authentiquement humaines. Toutefois, séparées de l’ensemble des activités humaines, érigées en fins dernières et exclusives, ce ne sont plus que des fonctions animales ». 

Cela signifie donc que, dans une société où le travail n’est plus aliéné, ces activités elles-mêmes se transforment pour devenir également des activités plus authentiquement humaines. Mais d’un point de vue anthropologique, elles ne sauraient aucunement constituer un travail.

 L’auteure est présidente de l’Institut de Recherche, d’Étude et de Formation sur le Syndicalisme et les Mouvements sociaux (IRESMO), chargée de cours en science politique à l’Université Paris-Dauphine et chercheuse associée au e Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM/EHESS).

Site de l’IRESMO

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 mai 2011

Irène Pereira, présidente de l’IRESMO


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3890 -