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Procès Turcotte - Le jury a fait erreur

8 juillet 2011

par Frema Engel, travailleuse sociale et auteure

Nous avons tous lu au cours des derniers mois les horribles détails des meurtres des enfants Turcotte par leur père, Guy. Comme Turcotte admettait avoir poignardé ses deux enfants, Olivier, 5 ans, et Anne-Sophie, 3 ans, le procès portait sur le pourquoi de son geste. Mardi le 5 juillet, un jury l’a trouvé non criminellement responsable en raison de son état mental au moment de la tuerie.

Le jury nous a donné un verdict terriblement erroné. Turcotte aurait dû être reconnu coupable de meurtre.

Cette affaire mettait en lumière des enjeux liés à la dépression, la violence familiale et les valeurs sociales. La défense a soutenu que Turcotte a tué ses enfants parce qu’il était déprimé. En tant que travailleuse sociale ayant 30 ans d’expérience de counselling auprès de personnes sévèrement déprimées, souvent à la suite d’une séparation ou d’un divorce, et possédant une expérience de travail liée à la violence vécue dans la famille, au travail et dans les relations interpersonnelles, je tiens à réfuter cette affirmation.

Je comprends les effets incapacitants de la dépression et je sais qu’il n’est pas inhabituel pour des personnes déprimées sévèrement de songer à se tuer. Leur priorité est de mettre fin à leurs souffrances, et ces gens ne sont pas préoccupés des conséquences de leur suicide sur les membres de leur famille. Ils ne se préoccupent pas non plus, devrais-je ajouter, de tuer d’autres personnes, à moins d’indications de maladie bipolaire, un facteur qui n’a aucunement été allégué dans l’affaire Turcotte.

Les symptômes physiques de la dépression incluent une perte d’énergie et une fatigue extrême. Il est donc difficile de comprendre comment quelqu’un souffrant de dépression sévère aurait pu trouver l’énergie de poignarder son fils à 27 reprises et sa fille à 19 reprises.

Ce qui est beaucoup plus probable, c’est que l’énergie de Turcotte, pour commettre ses actes, était alimentée par de la colère et un désir de revanche.

Ses activités précédant et suivant le meurtre sont énigmatiques. Il a jugé nécessaire de mettre en ordre ses affaires et de s’assurer que son ex-conjointe soit privée d’accès à de l’argent. Il a même refusé de défrayer les funérailles de ses enfants. Ces actions ne désignent pas une personne qui vit uniquement une dépression sévère. Elles indiquent plutôt un niveau élevé de déconnexion de tout sentiment d’amour pour ses enfants, ainsi qu’une personne égocentrique qui agissait également par dépit.

Turcotte a été dépeint par son avocat comme un père aimant et dévoué qui ne pouvait supporter de perdre sa famille et qui était si dépassé par l’infidélité de sa femme qu’il a « perdu la tête ».

Dans un moment de désespoir, nous a-t-on incités à croire, il a tué ses enfants et tenté de se tuer.

Cet argument ne tient pas. Turcotte aurait bénéficié d’un accès régulier à ses enfants. Son problème, selon moi, tenait moins à une perte des enfants dans sa vie qu’à la perte du contrôle sur sa femme. Quel égocentrisme de sa part de penser qu’il vaudrait mieux pour les enfants être morts que d’être partagés avec leur mère !

Tuer les enfants indiquait plutôt un désir de punir son ex-épouse pour avoir mis fin à leur relation. C’est l’essence même de la violence conjugale. Des spécialistes en violence familiale avec qui j’ai discuté de cette cause voient les meurtres de jeunes enfants par leur père au moment de la séparation comme un acte de colère et de revanche. Dans bien des cas, l’auteur de ces gestes n’a, comme Turcotte, jamais fait preuve auparavant de comportements violents.

De plus, cette affaire remet en cause nos valeurs sociales. Elle met en lumière une érosion graduelle de la responsabilité personnelle des gens pour leur comportement et la facilité avec laquelle on peut maintenant introduire dans un procès pour meurtre des arguments qui annulent cette responsabilité. On a pu lire dans The Gazette du 2 juillet, sous le titre « Judge tells jury they must agree on motive », que « la défense a soutenu que c’était un acte de compassion tordue, un suicide étendu pour épargner à ses enfants une vie sans père » (traduction). Un tel travestissement du langage tente de minimiser la responsabilité personnelle de Turcotte pour le meurtre de ses enfants.

Parler de « suicide élargi » est un oxymore, un illogisme. Se tuer est un suicide ; tuer d’autres personnes est un meurtre. Il est ignoble de tenter de classer le meurtre d’autres personnes dans la catégorie du suicide ; les enfants de cette affaire n’ont pas eu le choix entre la vie et la mort. Ce choix de mots est dangereux ; il nous conduit sur une pente qui aurait pour effet de détruire les valeurs de base de notre société et attaque un élément clé de notre code moral : tu ne tueras point.

« Compassion tordue » : une autre phrase utilisée pour justifier les meurtres. Il n’y avait aucune compassion dans le fait de causer la mort de deux jeunes enfants en santé, ni dans la façon extrêmement violente dont cela a été fait. Ils ont dû souffrir atrocement lors de leurs derniers instants.

À mon avis, et d’après l’avis de collègues à qui j’en ai parlé, Turcotte est devenu si irrité et si avide de revanche qu’il s’est accordé la permission de tuer. En faisant cela, il a franchi la barrière des comportements permissibles.

La base du droit dans notre société est que chaque personne est responsable de ses actes et doit en répondre. Tuer par vengeance ou par punition est inexcusable. Si une personne n’est pas dans un état psychotique, alors elle est responsable de ses actes. Dire le contraire ouvre la porte à l’impunité pour des meurtres.

Nous devons, à titre de société, demeurer clairs quant à quel point nous sommes responsables de nos gestes, à quel point nous valorisons la vie et respectons nos enfants. Ces enjeux sont au cœur du présent procès.

Notre système juridique reflète nos valeurs sociales et donne un aperçu de notre avenir.

Ce jury nous a laissé un verdict malheureux qui a pour effet d’affaiblir notre tissu social.

Montréal, le 6 juillet 2011

L’auteure

Frema Engel est une travailleuse sociale montréalaise, spécialisée dans la résolution des conflits de travail, l’intimidation et la prévention de la violence. Auteure de Taming the Beast : Getting the Violence out of the Workplace, elle publie régulièrement des textes dans le magazine en ligne du Canadian Centre for Abuse Awareness abusehurts.com.

Courriel de l’auteure.
Site web de l’auteure.

Traduction française : Martin Dufresne

Version originale (raccourcie) : "The Turcotte jury got it wrong", publiée dans The Montreal Gazette, le 6 juillet 2011 et sur Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 juillet 2011

Frema Engel, travailleuse sociale et auteure

P.S.

 Lire aussi : "Ça va bien, ces temps-ci, pour les hommes violents", par Micheline Carrier




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