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Prostitution et déni – Le mythe de la prostituée heureuse

2 août 2011

par Rebecca Mott, survivante et écrivaine

Je pense qu’il est facile de ne chercher que la prostituée heureuse (la « happy hooker »), et de refuser de savoir pourquoi son discours sert de façade à l’industrie du sexe.

Trop d’étrangers au monde de la prostitution prennent pour acquis que ce qu’elle dit doit être vrai. Laissez-moi répondre que, selon moi, dire cela équivaut à un déni des réalités du commerce du sexe.

J’ai écrit à plusieurs reprises les raisons pour lesquelles la plupart des femmes intégrées au commerce du sexe ne peuvent se résigner à la réalité de ne pas avoir de pouvoir, de savoir que les prostitueurs et les profiteurs les considèrent comme des moins que rien et, qu’à ce titre, elles vivent la menace constante que l’on se débarrasse d’elles.

Quiconque veut survivre à une telle réalité doit vivre dans le déni.

Je pense qu’il est naturel et parfaitement compréhensible que la plupart des femmes intégrées au commerce du sexe clament qu’elles sont heureuses, qu’elles ont du pouvoir, que c’est leur choix d’être là – et que personne ne devrait les juger.

C’est une réaction naturelle à la vie dans un enfer sans issue, une tentative de s’y adapter et une manière de penser que tout est entièrement notre faute.

On ne peut savoir à quel point le commerce du sexe nous désintègre et nous réduit à rien d’autre qu’un objet sexuel, en sachant que ce processus peut nous tuer et le fait.

Il est vrai qu’être consciente de cette réalité conduit au suicide, rend la femme prostituée trop vulnérable et exposée aux actes de violence des prostitueurs et des profiteurs – il est beaucoup plus sûr d’être dans le déni, quand il n’existe pas de sortie réelle.

Mais ce qui me rend furieuse, ce ne sont pas ces femmes, mais que des personnes extérieures au milieu choisissent d’entendre et de croire que le commerce du sexe doit être acceptable, pour la simple raison que quelques femmes s’y trouvant disent que cela marche pour elles.

Beaucoup des gens qui font le choix de penser que le commerce du sexe est une bien bonne chose, parce que des femmes disent qu’il l’est, ne penseraient pas ainsi à propos d’autres genres de violence faite aux femmes.

Dans la maltraitance des enfants, et en particulier l’inceste, on voit souvent la fille dire à quel point elle « aime » son violeur. Combien de gens se contentent de la croire, de dire « Laissons-la avec l’agresseur, il ne faudrait surtout pas la juger, n’est-ce pas ? Après tout, ce doit être de l’amour, si elle dit que c’en est . »

Il en va de même pour la violence conjugale et pour la plupart des viols par des proches. Beaucoup de femmes dans ces situations disent aimer leur agresseur, beaucoup lui pardonnent, beaucoup se blâment elles-mêmes pour sa violence.

Ces propos sont reconnus comme une réaction naturelle à la violence masculine, mais ils ne sont pas perçus comme la vérité.

Il existe des refuges, il existe des lignes téléphoniques d’assistance aux victimes de viol, il existe des programmes de counselling en cas de viol, de maltraitance d’enfants et de violence conjugale. Il n’existe nulle part suffisamment d’aide, mais il existe une conviction chez la plupart des féministes que le viol, la maltraitance et la violence conjugale sont dus à une violence masculine structurelle, et non pas aux défauts de chaque femme.

Cette conviction est rare à l’égard des femmes prostituées : nous ne pouvons même pas compter sur les féministes pour éviter de prétendre que nous avons fait le choix d’entrer dans le commerce du sexe, alors pourquoi pleurnicher maintenant ?

Trop de soi-disant féministes ne connaissent pas la structure du commerce du sexe : elles ne voient que les failles ou les forces individuelles de la femme prostituée.

Elles ne cherchent pas à voir la destruction quotidienne de femmes de tous les milieux, toutes les cultures, toutes les habitudes de vie – des femmes que l’on brise jusqu’à ce qu’elles deviennent suffisamment mortes pour servir comme biens de consommation.

Elles ne voient pas les façons cyniques dont se fait ce travail de destruction.

Ce travail consiste à détourner les femmes de toute influence qui pourrait les informer que le commerce du sexe ne va pas les soutenir mais se bâtit au contraire sur la violence et la déshumanisation.

C’est un lavage de cerveau constant pour la convaincre que, si elle n’aime pas ou trouve dégoûtant quelque acte sexuel ou physique, elle va s’y habituer, parce qu’après tout, c’est dans sa nature.

On voit souvent de la propagande diffusée pour semer la confusion – comme le fait de présenter la prostitution comme un service sacré, pour lequel on rendait autrefois hommage aux prostituées et on en faisait des prêtresses, ou comme un simple « don » visant à rendre les hommes heureux. Si ces personnes en avaient le loisir, elles feraient de la prostitution une religion d’État !

On véhicule aussi des mensonges à propos des hommes qui se servent de la femme prostituée, des arguments qui jouent sur sa culpabilité si elle veut quitter cette vie. On lui dit qu’ils sont tristes et solitaires, qu’ils sont trop laids pour trouver une « véritable » partenaire, qu’il est bon pour un homme d’obtenir le sexe qu’il veut et que sa partenaire refuse de lui donner… On lui répète sans relâche deux mensonges contradictoires et dangereux : que c’est son devoir d’empêcher les « vraies femmes » d’être violées, ou qu’elle est mieux qu’une maîtresse puisque l’homme peut obtenir avec elle du sexe qui ne signifie rien, puis retourner à son couple heureux. Au fond, ce ne serait qu’un genre d’assistance sociale…

Les profiteurs manipulent la femme en jouant constamment le jeu de prétendre se préoccuper de son bien-être, tout en la laissant – toujours « par accident » – seule avec un ou des prostitueurs sadiques, pour ensuite agir comme s’il était désolé. Mais ce processus se répète à maintes et maintes et maintes reprises jusqu’à ce qu’elle soit brisée.

C’est à partir de cet environnement qu’est formée la happy hooker – et vous, vous prenez cette femme brisée et vous dites elle me semble en bon état, alors les choses doivent bien aller.

Vous acceptez cela parce que vous ne voulez pas savoir les conditions qui détruisent les femmes prostituées.

Vous leur tournez le dos – puis, vous continuez à consommer votre porno, continuez à aller aux clubs de danse-contact, continuez à penser que les enterrements de vie de garçon doivent inclure des strip-teaseuses ou des visites au bordel ; vous pouvez trouver acceptable le tourisme sexuel, ou vous servir d’Internet pour vous procurer une prostituée quand vous vous ennuyez.

Vous vous dites qu’elle doit être heureuse – et que tout va bien.

Vous ne vous souciez pas du fait de détruire son essence, de la réduire à moins qu’un être humain.
Je n’ai pas à prendre des gants blancs avec votre déni, parce que je sais que vous participez au génocide des personnes prostituées.

Traduction : Martin Dufresne et Michèle Briand

Version originale sur le site de Rebecca Mott : « On Denial »

Mis en ligne sur Sisyphe, le 31 juillet 2011

Rebecca Mott, survivante et écrivaine


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