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Procès de Guy Turcotte - Oser nommer la violence masculine

12 juillet 2011

par Simon Lapierre, professeur agrégé à l’École de service social de l’Université d’Ottawa

La détresse vécue par les hommes est un sujet très populaire depuis quelques années, comme en témoignent notamment les nombreux reportages dans les médias. Mettre ainsi l’accent sur la détresse des hommes, surtout lorsqu’il est question de violence, comporte un certain nombre de pièges, dont celui de la déresponsabilisation par rapport à leurs comportements violents.



Même sans avoir suivi de manière assidue le procès de Guy Turcotte, qui avait été accusé d’avoir tué ses deux enfants, le verdict de non responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux ne fait pas moins l’effet d’une mauvaise surprise. Si nous ne disposons pas de toute l’information nécessaire pour commenter le procès ou le verdict, une réflexion collective s’impose concernant la violence masculine et la question de la responsabilité attribuée aux auteurs de comportements violents. Mais encore faut-il nommer cette violence...

Nommer la violence : une exception qui confirme la règle ?

Il est étonnant de constater que, malgré une intense couverture médiatique, les événements tragiques ayant mené au procès de Guy Turcotte aient rarement été nommés clairement comme des gestes de violence. Ces événements ont été décrits par plusieurs commentateurs comme étant exceptionnels, et liés à des gestes qui ne pouvaient être commis que par une personne qui souffrait de troubles mentaux.

L’homicide, en l’occurrence celui commis à l’endroit d’un membre de la famille, est pourtant le fait d’une violence, une violence qui est généralement masculine. Il s’agit certes d’un acte d’une extrême violence, mais de le nommer ainsi nous force à le mettre en relation avec les différentes formes de violence exercées par les hommes et à reconnaître que cette violence n’a rien d’exceptionnel. En effet, l’ampleur de la violence des hommes envers les femmes (violence conjugale, viols, etc.) et des enfants (sévices sexuels, pédophilie, etc.), ou même envers d’autres hommes, est bien documentée. Tous ces actes, qui se manifestent de manière différente dans différents contextes, doivent être situés dans un continuum.

Peut-on faire le choix délibéré d’être violent envers ses enfants ou sa conjointe ? À première vue, tous ces comportements semblent effectivement relever de l’irrationnel, voire de troubles mentaux — cette vision est d’autant plus confortable qu’elle suppose une nette distinction entre « nous » et « eux ». Pourtant, lorsque l’on considère tous les gestes de violence (homicide, viol, violence conjugale, agressions sexuelles, pédophilie, etc.) comme étant le fait de personnes irrationnelles ou souffrant de troubles mentaux, le nombre d’hommes « normaux » auxquels nous attribuons des problèmes de santé mentale devient soudain extrêmement élevé. Et si cette étiquette permet à ces hommes de se soustraire à leur responsabilité par rapport aux gestes qu’ils ont commis, le scénario devient très inquiétant...

Deux poids, deux mesures

Plusieurs commentateurs ont mis l’accent sur la profession et le statut social de Guy Turcotte, ainsi que sur son image de bon père de famille aimant ses enfants, renforçant ainsi l’idée qu’il s’agit d’événements exceptionnels. La violence n’est pourtant pas l’apanage de certains groupes sociaux ou de certaines classes sociales, et les hommes qui ont des comportements violents fonctionnent souvent assez bien en société. Que trouvons-nous donc de si étonnant dans le fait qu’un cardiologue ait des comportements violents ?

Ce qui est encore plus troublant dans ce discours est qu’il suppose que, si l’auteur des comportements violents est issu d’une classe sociale inférieure, a un emploi peu enviable ou n’a pas d’emploi ou n’est pas perçu comme étant un bon père de famille, nous risquons d’être plus intransigeants à son endroit. Et n’oublions pas que cet homme n’aurait probablement pas les moyens financiers de s’entourer des mêmes avocats et des mêmes experts...

Il y a aussi un autre problème dans ce double discours. Lorsque des hommes de certains groupes sociaux ou de certaines communautés culturelles commettent des gestes de violence, nous avons tendance à attribuer cette violence à des facteurs externes et à remettre en question le contexte social, culturel ou religieux. Cela ne nous empêche pas d’attribuer à ces hommes l’entière responsabilité de leurs comportements.

Par contre, dans le cas d’hommes blancs qui ont un statut social élevé, nous hésitons à remettre en question le contexte social dans lequel nous vivons et nous préférons attribuer la violence à des facteurs individuels. Paradoxalement, cela ne s’accompagne pas d’une affirmation de leur responsabilité individuelle, bien au contraire ; cette responsabilité est plutôt atténuée par des facteurs psychologiques, comme la détresse ou les troubles mentaux.

La détresse des hommes : des dérives possibles

Plusieurs commentateurs ont mis l’accent sur la détresse que devait vivre Guy Turcotte pour en arriver à commettre de tels gestes envers ses enfants. La détresse vécue par les hommes est un sujet très populaire depuis quelques années, comme en témoignent notamment les nombreux reportages dans les médias. Mettre ainsi l’accent sur la détresse des hommes, surtout lorsqu’il est question de violence, comporte un certain nombre de pièges, dont celui de la déresponsabilisation par rapport à leurs comportements violents.

Si nous devons effectivement nous intéresser aux hommes qui ont des comportements violents pour en arriver à mieux prévenir de telles tragédies, ainsi que toutes autres formes de violence à l’endroit des enfants et des femmes, il faut nous concentrer davantage sur le problème de la violence masculine. La violence masculine est avant tout une question de pouvoir et de privilèges. Il faut donc s’interroger à savoir pourquoi autant d’hommes se donnent le droit d’être violents à l’endroit de leurs enfants et de leur conjointe, particulièrement lorsqu’ils ont l’impression qu’on leur enlève ce à quoi ils ont droit.

Publié dans Le Devoir du 7 juillet 2011 et sur Sisyphe le 9 juillet 2011 avec l’autorisation de l’auteur.

Simon Lapierre, professeur agrégé à l’École de service social de l’Université d’Ottawa


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