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Traite, prostitution et industrie du sexe : le modèle juridique nordique

19 juillet 2011

par Janice Raymond, CATW

Il ne fait aucun doute que les pays nordiques sont en avance sur le reste du monde pour la plupart des indicateurs de l’égalité des sexes. Les spécialistes et les adeptes de l’égalité des sexes soulignent depuis longtemps que, dans les domaines de l’économie, la politique et les services sociaux, les pays nordiques affichent les meilleurs résultats. Un indicateur de l’égalité moins remarqué est que les pays nordiques surpassent également les autres au plan des mesures juridiques pour endiguer le commerce du sexe en s’attaquant à ses auteurs invisibles - les acheteurs, essentiellement masculins, de femmes et d’enfants dans la prostitution.

En 1999, forte de l’appui de plus de 70% de sa population, selon des sondages, la Suède a adopté une loi révolutionnaire qui a criminalisé l’acheteur de services sexuels. Cette loi faisait partie d’une loi omnibus visant à contrer la violence anti-femmes et elle se fondait sur la reconnaissance du système de la prostitution comme une violation de l’égalité des sexes. La législation suédoise reconnaît officiellement qu’il est inacceptable pour les hommes d’acheter des femmes à des fins d’exploitation sexuelle, que celle-ci prenne pour prétexte le plaisir sexuel ou le « travail du sexe ». Facteur tout aussi important, sa loi reconnaît qu’un pays ne peut résoudre son problème de traite des êtres humains sans s’en prendre à la demande de prostitution. La loi ne cible pas les personnes prostituées.

Ce mois-ci, le gouvernement suédois a publié une évaluation des dix premières années d’application concrète de cette loi. En comparaison du ton discret et prudent du rapport, les résultats sont extrêmement positifs : la prostitution de rue a été réduite de moitié ; il n’existe aucune preuve que la réduction de la prostitution de rue a conduit à une augmentation de la prostitution ailleurs, que ce soit en intérieur ou sur Internet ; la loi prévoit des services accrus permettant aux femmes d’échapper à la prostitution ; moins d’hommes disent acheter des services sexuels ; et l’interdiction a eu un effet dissuasif sur les trafiquants selon qui la Suède n’est plus un marché attrayant où vendre des femmes et des enfants à des fins sexuelles. À la suite des critiques initiales de la loi, la police confirme maintenant que celle-ci fonctionne bien et a eu un effet dissuasif sur les autres organisateurs et promoteurs de la prostitution. La Suède semble être le seul pays en Europe où la prostitution et le trafic sexuel n’ont pas augmenté.

Les résultats suédois devraient être analysés en regard de ceux des pays voisins, comme le Danemark, où il n’existe aucune interdiction légale d’achat de personnes prostituées. Le Danemark a une population plus limitée que la Suède (environ 5 millions et demi contre 9 millions de Suédois), mais l’ampleur de la prostitution de rue au Danemark est trois fois plus élevée qu’en Suède.

Pour développer cette comparaison, on doit noter les résultats lamentables du modèle de légalisation de la prostitution dans les pays d’Europe qui ont normalisé le proxénétisme, les bordels et d’autres aspects de la prostitution et de l’industrie du sexe. En 2002, l’Allemagne a dépénalisé le proxénétisme, a élargi la base juridique permettant d’ouvrir des bordels et autres entreprises de prostitution, a levé l’interdiction de la promotion de la prostitution et théoriquement donné aux femmes le droit à des contrats et à des prestations dans les établissements de prostitution. Cinq ans plus tard, une évaluation de cette loi par le gouvernement fédéral a constaté que la Loi allemande sur la prostitution, comme on l’appelle, n’a pas réussi à améliorer les conditions de vie des femmes dans l’industrie de la prostitution, ni aidé les femmes à la quitter. Elle a également échoué à « réduire la criminalité dans le monde de la prostitution ». En conséquence, le rapport d’évaluation indique que « la prostitution ne devrait pas être considérée comme un moyen raisonnable d’acquérir une sécurité ». Le gouvernement fédéral allemand travaille présentement à la rédaction d’une disposition pénale pour sanctionner les clients des personnes contraintes à la prostitution ou victimes de la traite – soit une version allégée du modèle suédois, dénuée de toute sa substance.

Les résultats sont également piteux au Pays-Bas où la prostitution et l’industrie du sexe ont été légalisées depuis 2000. Deux rapports officiels publiés en 2007 et 2008 ont gâché l’optimisme officiel au sujet du modèle néerlandais de légalisation. Le rapport Daalder, commandé par le gouvernement, a constaté que la majorité des femmes parquées dans les bordels à vitrine étaient toujours soumises au contrôle de proxénètes et que leur bien-être émotionnel avait chuté depuis 2001 « dans tous les aspects mesurés ». Un rapport publié par la police nationale néerlandaise a exprimé les choses encore plus fermement : « L’idée qu’un secteur d’activité propre et normal a émergé est une illusion ... » Comme les Allemands, les Néerlandais proposent désormais un amendement qui pénaliserait les acheteurs de personnes prostituées non enregistrées auprès de l’État – une autre version allégée du modèle suédois. C’est cependant une indication que la notion de pénaliser l’acheteur gagne du terrain.

L’échec du modèle de la légalisation en Europe a aidé le modèle suédois à devenir le modèle nordique en 2009, lorsque la Norvège a elle aussi interdit l’achat de femmes et d’enfants pour des activités sexuelles. Un an après l’entrée en vigueur de la loi norvégienne, une enquête menée dans la commune de Bergen a estimé que le nombre de femmes dans la prostitution de rue avait diminué de 20 pour cent et que la prostitution à l’intérieur était également en baisse de 16 pour cent. Le service de police de Bergen signale que les publicités pour des activités sexuelles ont chuté de 60 pour cent. En outre, la police a efficacement contrôlé les numéros de téléphone des acheteurs qui répondent à ces publicités pour les identifier et leur intenter des poursuites. Une valeur ajoutée de cette surveillance est qu’elle a mis au jour un plus vaste réseau de groupes criminels impliqués dans la traite à des fins de prostitution et leurs liens avec d’autres groupes impliqués dans la prostitution des enfants, la pornographie et le trafic de drogue. À Oslo, la police signale également la présence de beaucoup moins d’acheteurs dans la rue.

La même année, l’Islande a adopté, comme la Norvège, une loi criminalisant l’achat de services sexuels. Plus tôt en 2004, la Finlande avait approuvé une version plus anémique du modèle nordique. Ces développements laissent le Danemark faire cavalier seul puisqu’aucune législation n’y cible la demande de prostitution.

Le succès du modèle nordique ne tient pas tellement au fait de sanctionner les hommes (les amendes sont modestes) que dans la suppression de l’invisibilité des hommes qui sont démasqués quand ils se font prendre. Cela a également pour effet de dissuader les proxénètes et les trafiquants d’ouvrir boutique dans les pays où la clientèle craint la perte de son anonymat et est en déclin.

La légalisation de la prostitution est une politique qui a échoué dans la pratique. Le vent a tourné et la politique concernant la prostitution est passée d’une tendance à la légalisation à une tendance à cibler la demande de prostitution sans pénaliser ses victimes. Les pays qui veulent être efficaces dans la lutte contre la traite plutôt que de devenir des paradis de l’exploitation sexuelle commencent à comprendre qu’ils ne peuvent pas approuver les proxénètes comme de légitimes entrepreneurs sexuels et qu’ils doivent prendre des mesures juridiques contre les acheteurs.

 Version originale : « Trafficking, Prostitution and the Sex Industry : The Nordic Legal Model », le 21 juillet 2010, CATW.

Traduction : Martin Dufresne

Tous droits réservés : Janice Raymond, CATW. Publication sur Sisyphe autorisée par l’auteure.

Pour joindre l’auteure : courriel.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 juillet 2011

Janice Raymond, CATW


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