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Le féminisme polonais n’est plus ridiculisé

12 août 2011

par Agnieszka Graff, auteure et journaliste

Le récent engagement du gouvernement polonais envers l’égalité des sexes est un triomphe pour le changement de stratégie du mouvement féministe.

Pendant une grande partie des deux dernières décennies, être féministe était un moyen sûr de se rendre ridicule en Pologne. On était considéré comme une naïve enthousiasmée par les idées occidentales perçues comme non pertinentes dans la culture polonaise, ou pire, « une fossile des temps anciens, une communiste ». Eh bien, les jours sombres du féminisme sont terminés : avec l’arrivée de la Pologne à la présidence de l’Union européenne, les droits des femmes sont devenus un sujet de débat public sérieux et respectable. Le féminisme est tout sauf une lubie : d’importantes célébrités parlent publiquement d’égalité et participent aux manifestations de rue lors de la Journée internationale des femmes. Le troisième Congrès européen des femmes prévu en septembre 2011 à Varsovie est présenté comme un des événements majeurs de la présidence, une vitrine de la réussite de la modernisation de la Pologne. Le Premier ministre, Donald Tusk, a déclaré récemment dans un discours que son gouvernement a l’intention d’écouter attentivement les recommandations du congrès.

Deux changements législatifs majeurs

Comment ce changement s’est-il produit ? Et s’agit-il d’un engagement sincère en faveur de l’égalité des sexes ou simplement d’une affaire de relations publiques ? D’une part, le mouvement doit sa nouvelle visibilité à un changement d’objectif stratégique. Après 20 ans de lutte épuisante et stérile en faveur des droits reproductifs, il a déplacé ses efforts. Étant donné l’énorme influence politique de l’Église catholique en Pologne, la légalisation de l’avortement restera probablement un mirage pendant des décennies. Mais il y a des domaines où une mobilisation massive et un réel succès sont possibles. La nouvelle stratégie du mouvement consiste à minimiser les sujets qui divisent les femmes (l’avortement et les droits des minorités sexuelles) et à attirer des femmes célèbres qui mobiliseront les foules. Parmi les « mécènes » du Congrès des femmes, on retrouve la légende de « Solidarité » clandestine, Henryka Krzywonos, Danuta Walesa (la femmes de Lech Walesa), l’ancienne First Lady, Jolanta Kwasniewska. et la romancière Olga Tokarczuk.

Après deux ans d’existence, le congrès a réussi à obtenir deux changements législatifs majeurs : des quotas électoraux de 35% et une loi sur la prise en charge des enfants de moins de trois ans, deux lois que le Parlement a adoptées récemment. La droite avait attaqué avec rage ces lois, selon elle, dangereuses pour les valeurs familiales, et la gauche les a jugées, à juste titre, insuffisantes. Pourquoi les partis demandent-ils de placer 35% de femmes sur les listes électorales et non les 50% demandés à l’origine ? Pourquoi la réforme concernant les enfants est-elle si mal financée ? Malgré tout, ce sont les premiers résultats tangibles du mouvement – une législation pro-femmes obtenue par la militance et non forcée par des règles de l’UE.

Combinées, ces lois peuvent apporter un changement réel. La Pologne a une des plus basses proportions de femmes sur le marché du travail en Europe (53% comparé au pourcentage moyen de +/- 60% dans l’UE). Un des facteurs principaux en est l’absence de services qui prennent en charge des enfants (services de garde). La discrimination en milieu de travail est répandue. L’écart de salaire ave les hommes, maintenant largement discuté dans les médias, est de plus ou moins 23%. Les dernières à être engagées et la premières à être licenciées, - et le plus souvent coincées dans un emploi incertain et à court terme sans avantages sociaux -, les femmes ont été nettement les perdantes du retour de la Pologne à l’économie de libre marché. Les jeunes femmes perdent leur emploi quand elles sont enceintes, les femmes plus âgées sont chassées de leur emploi et on leur demande de prendre leur retraite. Les perspectives d’un régime de pension décent sont très sombres pour tous, à cause des crises financières et démographiques, mais elles sont de loin plus sombres pour les femmes, qui non seulement gagnent moins, mais partent à la retraite cinq ans avant les hommes (respectivement 60 et 65 ans). Si suffisamment de femmes pouvaient placer leurs jeunes enfants dans des garderies et allaient au travail et si suffisamment de femmes pouvaient se faire élire et exiger l’égalité des sexes, au moins certaines choses pourraient changer.

Mouvement des femmes à plusieurs facettes

Le mouvement des femmes est à présent suffisamment grand pour être divisé à l’intérieur. Magdalena Sroda, l’intellectuelle charismatique qui est le cerveau derrière le congrès, est souvent dénigrée par la droite comme idéologue de gauche, qui hait les hommes et est une destructrice de la famille. Mais en fait, le Congrès des femmes constitue l’aile modérée du féminisme polonais. Les groupes de femmes de gauche vraiment radicaux, qui travaillent dans des ONGs féministes et organisent des manifestations annuelles de rue – connus sous le nom de Manifa -, critiquent le congrès à cause de son programme néolibéral, de son flirt avec le gouvernement, et son désintérêt pour les femmes pauvres. Les personnalités dirigeantes du congrès (et beaucoup de son financement) proviennent du monde des affaires, et des réunions ont souvent lieu à la bourse de Varsovie. Le but de Manifa, cette année, était de rendre public les conditions d’emploi atroces des infirmières et des femmes travaillant dans les supermarchés, en lançant le slogan « Assez d’exploitation ». Entre-temps, le congrès a commencé une campagne pour obtenir des quotas dans les conseils d’administration.

L’Église catholique contrôle l’enseignement

Une autre cause de controverse réside dans le fait que le Congrès des femmes a abandonné la lutte pour les droits reproductifs. L’avortement a été interdit en Pologne en 1993, et une importante clandestinité en a résulté. Avec l’éducation sexuelle exclue depuis longtemps de l’école et remplacée par des cours de religion, le débat public sur la sexualité et la maternité est mené par l’Église catholique - un discours de honte, pas de droit. La liberté reproductive peut-elle stratégiquement être placée en attente pendant un certain temps, et ensuite redevenir centrale quand des femmes auront acquis du pouvoir politique ? Cela semble un bon plan, mais le « moment opportun » peut ne jamais arriver, et entre-temps les forces conservatrices continuent à faire avancer leur programme. La lutte pour l’avortement ayant été perdue depuis longtemps, nous devons maintenant défendre la fertilisation in vitro qui, comme l’avortement, est considérée par l’Église comme un « meurtre ».

Les fissures à l’intérieur du mouvement peuvent être pénibles, mais le « féminisme polonais » n’est certainement plus un oxymoron. Après deux décennies de discussions sur le « statut spécial des femmes en Pologne », supposément du à l’importance de la Vierge Marie dans la culture nationale, un engagement à l’égalité des sexes devient un nouveau moyen de marketing pour la Pologne à titre de membre de l’UE. Il se peut que le nouveau féminisme soit un peu timide sur les questions chères à l’Église catholique, mais vu la réputation bien méritée de conservatisme en Pologne, d’homophobie et d’abus concernant les droits reproductifs, un enthousiasme généralisé pour l’égalité des sexes est un changement bienvenu.

Publié dans The Guardian, le 9 avril 2011, et traduit par la liste Les Femmes en noir.

L’auteure

Agnieszka Graff (née 1970) est une essayiste polonaise, auteure féministe et militante des droits de l’homme. Elle enseigne littérature américaine et gender studies à l’Université de Varsovie. Elle est cofondatrice du groupe féministe Porozumienie Kobiet 8 Marca et appartient au collective de « Krytyka Polityczna ». Elle étudia à l’Université d’Oxford, en Amherst College et à la Polska Akademia Nauk (académie des sciences).

Dans ses livres, elle analyse les mécanismes de l’exclusion des femmes et des minorités sexuelles de l’espace public. Elle écrit sur l’analogie entre homophobie et antisémitisme, et sur les relations entre le genre sexuel et le nationalisme dans la culture polonaise. (De Wikipedia.)

Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 août 2011

Agnieszka Graff, auteure et journaliste


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3950 -