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L’intégrisme orthodoxe et la Serbie

3 septembre 2011

par Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris

En voyage en Serbie, Carol Mann a voulu faire état de l’influence de la religion dans ce pays autrefois communiste. Elle a pu constater que c’est bien une nouvelle forme d’intégrisme, version orthodoxe, qui règne à travers un gouvernement faible, des liens mafieux et une crise sociale sans fin. Une fois de plus, le manque de repères auprès de la jeune génération est en train de produire un retour à la religion sous une forme la rigide, inconnue jusqu’ici et les droits des femmes sont menacés. Moins connu que les tendances du même type dans certains pays musulmans, dont l’Afghanistan et l’Arabie saoudite, l’intégrisme chrétien en Europe centrale pose des problèmes à méditer. L’actuelle globalisation des religions fondamentalistes constitue la plus sérieuse des menaces.

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Depuis le démantèlement de la Yougoslavie qui a suivi les accords de Dayton (1995), le pays jadis uni par un communisme jugé trop libéral, au goût de Moscou, s’est fragmenté en unités communautaires et religieuses. En Bosnie musulmane, en Croatie ultra-catholique et en Serbie orthodoxe, nationalisme et religion sont étroitement mêlés. Dans chacun de ces pays, ce ne sont pas les religions sous leur forme traditionnelle qui ont été ravivées. Au contraire, ce sont des formes nouvelles, basées sur des lectures fondamentalistes des textes anciens qui attirent des jeunes. Les traditions locales, l’histoire particulière de chaque lieu n’ont plus cours, il s’agit de cultes globalisés, que ce soit pour les jeunes Bosniaques de noir voilées qu’on appelle sur place, les Wahabbites, les Croates en qui Benoit XVI place tant d’espoir pour un renouveau catholique, et les Serbes, pourfendeurs devant l’Eternel de tout ce qui ne leur ressemble pas. Nous assistons véritablement à ce qu’Eric Hobsbawm appelle l’invention d’une tradition.

Si l’appartenance religieuse est fondée sur des solidarités internationales : les Serbes et leurs “frères” russes et grecs, les Croates avec les Polonais et autres cathos ultra, les Bosniaques dans la ligne droite de ce que Olivier Roy a appelé ‘l’Islam déterritorialisé’, il n‘en est pas de même quand il s’agit de questions nationales. Le paradoxe est certain. Le rêve de Milosevic de la Grande Serbie est toujours vivace à Belgrade : on espère toujours une reconquête de tous les territoires perdus. Les Serbes se plaisent à se représenter en peuple-holocauste, attaqué de toute part, même autrefois par les habitants de Sarajevo que les snipers visaient jour et nuit (1992-1995). C’est le seul pays au monde, il me semble, dont la fête nationale commémore une défaite médiévale, celle de Kosovo Polje, ce qui sert sans doute à légitimer toutes les formes de violence réparatrice d’un tort ancien que s’autorise ce pays. C’est pourquoi Mladic, le responsable du massacre de Srebrenica, aujourd’hui enfin présent au tribunal de la Haye, est encore acclamé comme un héros national. Son portrait tagué orne les murs de la capitale serbe. Personne ne s’aviserait de l’en effacer.

La religion attire surtout les jeunes. La génération des 50-60 ans, celle des grands-parents (on se marie très jeune ici), a été communiste et pleure discrètement l’époque de Tito. Leurs enfants ont été pris de plein fouet par la guerre, happés par la fureur nationaliste : l’intelligenzia a fui le pays, les jeunes hommes ont servi dans l’armée, un bon nombre d’étudiants ont cessé leurs études. La décomposition de la Yougoslavie, la défaite infligée à leur pays les a plongés dans une sorte de dépression permanente. Ce sont leurs enfants, âgés de 20 ans environ, dépourvus de repères idéologiques, moraux et sociaux, qui se sont tournés vers la religion. Il en est de même dans d’autres pays de l’Europe de l’Est et dans un certain nombre de pays musulmans où la religion semble être la seule porte de sortie de la crise mise en place par la génération des parents laïques.

À la fin des années 1980, on estimait en Yougoslavie que la population était composée de 95 % d’athées et 5 % de croyants. La proportion s’est inversée, dit Vidosav Stevanovic, un écrivain et champion des droits humains qui s’opposa jadis à Milosevic et à la guerre de façon directe. Il est alarmé par la tournure que prend la direction de son pays. “Nous sommes théoriquement un pays laïque, mais l’emprise de l’Église grandit de façon quotidienne”. Certes, celle-ci prend la suite de ce qui s’est passé sous Milosevic quand le leader a instrumentalisé l’administration ecclésiastique dans sa guerre contre la Bosnie, gagnant l’adhésion de celui qui deviendra le leader religieux suprême, l’ultra-nationaliste Patriarche Pavle. Celui-ci se plaisait à se montrer avec des criminels de guerre notoires comme Radovan Karadzic et Arkan, le chef des paramilitaires, responsables des viols massifs en Bosnie.

Après la guerre, l’Église a été récompensée de ses efforts, en particulier quand la privatisation massive a détruit toutes les structures d’État qui assuraient sa cohésion. Ses monastères, magnifiquement restaurés aux frais du gouvernement et par des dons de mafieux, abritent des criminels de guerre recherchés par les autorités internationales. Tout don qui leur est versé est exempté d’impôt. Aujourd’hui, les popes font payer à la tête du client des taxes (jamais versées à l’État) pour des messes, mariages, enterrements. Une rivalité s’est établie entre les différentes villes pour la construction de croix gigantesques à l’entrée de leurs murs. À Nis, on en projette une de 80m, et Ujice espère battre tous les autres avec une croix de 200m, le tout payé sur les fonds qui auraient pu servir à la construction et à la modernisation des écoles et des hôpitaux.

Comme si cela ne suffisait pas, le calendrier est à présent envahi par des journées chômés où l’on honore toute la galaxie des saints. Certes, un ouvrier qui refuse de venir travailler ce jour-là ne sera pas payé, mais il aura sa conscience pour lui, fait Stevanovic en haussant des sourcils. En attendant, même si les statistiques du chômage n’ont pas été officiellement publiées, les chiffres officieux dénombrent près d’un million de chômeurs, surtout jeunes (sur une population de 7, 3 millions). Comment même espère-t-on rentrer en Europe sur de pareilles bases ?

Religions et femmes

Même si la constitution a préservé les droits des femmes en ce qui concerne l’avortement par exemple, l’influence de l’Église se fait de façon sournoise, par les prêches, par les médias spécialisés, les cours de religion à l’école. C’est ainsi que le prix de la pilule contraceptive a quadruplé en un an. L’avortement est brandi comme un danger effroyable pour les filles, la pilule fait grossir, ne cesse-t-on de répéter. Les propos maintes fois publiés du patriarche Pavle décédé il y a deux ans sont régulièrement repris. Il maintenait que les femmes, lors de leurs règles, étaient impures et n’avaient pas le droit de mettre les pieds à l’église. De plus, il trouvait que les femmes devaient montrer leur soumission à leur époux en se couvrant la tête et ainsi de suite... Pour le moment, les jeunes filles serbes ne suivent pas ces consignes, préférant sacrifier à la mode turbo-folk en s’habillant de tenues ultra-moulantes et sexy, force décolletés et cheveux teints. La télévision officielle regorge de pareils modèles, en tout point semblables aux égéries de Berlusconi dans les médias italiens.

La violence conjugale, dénoncée par l’association dissidente Femmes en Noir, ne cesse de croître. Les hommes, âgés de vingt à trente-cinq ans, bardés de tatouages patriotiques et de croix sur le poitrail se trouvent légitimés en lâchant leurs frustrations sur leurs compagnes. Le schéma est horriblement familier quand je pense à certaines banlieues parisiennes.

“Autour de moi, fait Slobodanka, une étudiante de 22 ans, je vois mes copines de mon âge et bien plus jeunes devenir enceintes et épouser leur copain. Je ne peux par leur parler d’avortement ou de contraception, elles estiment que je suis folle. De toute façon, elles me disent qu’il n’y a pas de boulot et que seul le mariage est une porte de sortie : c’est aussi ce que pensent leurs parents qui les poussent à se marier à l’église. Mais elles ne sont pas heureuses pour autant...”

L’histoire de Slobodanka est typique du parcours de nombreuses filles de son âge, à la différence qu’elle est ambitieuse, et qu’elle compte terminer ses études et se marier un jour si elle en a le temps et l’envie.

“Mes grands-parents étaient dans le temps de vrais communistes. Ma mère, juste avant la guerre est tombée enceinte à 17 ans. Mon grand-père voulait qu’elle avorte, mais elle croyait qu’elle pouvait garder son petit ami avec un bébé ; ça n’a pas marché et elle a fini par partir travailler en Allemagne, me laissant chez ma grand-mère qui m’a élevée. Moi, j’ai subi toute cet endoctrinement, mais ça n’a pas marché. D’un côté, on avait un prof de biologie à l’école qui nous expliquait Darwin et l’évolution et, de l’autre, au cours de religion obligatoire, on nous parlait de la création divine - c’était insupportable, alors j’ai séché les cours, ce qui m’a valu des engueulades à l’école et à la maison. Parce qu’en attendant, à la suite de la pression des voisines ou par peur, je n’en sais rien, ma grand-mère a commencé à aller à l’église. Mon grand-père boit de plus en plus, mais c’est normal ici ! Les gens de leur âge sont dans la confusion la plus totale.

Il y a un an, j’ai rencontré Danilo à la fac, mon petit ami actuel, il m’a plu parce que lui aussi remettait tout en question. On a vraiment pu parler, sinon on doit la boucler, se censurer sans cesse. Là-dessus, ma mère est revenue d’Allemagne, en tant que gastarbeiter, elle avait bien gagné sa vie et voulait rentrer. Elle est contente que je fasse des études, mais elle aurait préféré que je fasse la vaisselle toute la journée dans le restaurant qu’elle tient. Je ne sais pas si c’est la religion, mais quand elle a su que j’avais un copain, elle était furieuse, elle m’a maltraitée. Elle a même payer des types pour qu’ils aillent casser la figure à Danilo....”

Danilo et son père se sont rendus au commissariat qui n’a pas pris la chose à la légère, d’autant plus que le plan initial de la mère de Slobodanka allait nettement plus loin qu’une simple correction.

“Aujourd’hui, Danilo et moi, on voit nos copains, bien entendu, on parle de rien, du temps qu’il fait, de la musique. On a peur d’exprimer nos opinions, mais surtout on refuse de se conformer à cette société imbécile. Alors, un jour, on partira à l’étranger, je ne sais pas où, tant pis ; les parents ne seront pas heureux, mais si on ne veut pas crever sur place, on n’a pas le choix...”

Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 août 2011

Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris


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