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L’affaire DSK : le privé est bien politique

18 septembre 2011

par Yolande Cohen, historienne et Sylvie Schweitzer, historienne

Voilà maintenant deux mois que nous vivons au rythme d’une saga juridico-politico-médiatique qui brouille de façon inattendue les idées que nous nous faisons des rapports intimes et traditionnellement considérés comme privés entre un homme et des femmes et qui, une fois étalés sur la place publique, nous forcent à en repenser les liens.

Disons d’emblée que ce qui est intéressant dans cet événement n’est pas tant le fait divers, mais bien ce qu’il révèle des transformations en cours pour les relations entre les sexes. Les médias du monde entier ne se sont pas trompés en relayant à l’envi des informations plus ou moins inédites d’un épisode historique où le sexe, l’argent, le pouvoir le disputent aux règles élémentaires de moralité et de démocratie ! Il y a, à n’en pas douter, dans le traitement politique des rapports entre les sexes, un avant et un après qui a conduit à ce que le fait divers DSK devienne l’affaire DSK !

Jusqu’ici, si les affaires de mœurs, comme on les appelait de façon pudique, ont toujours existé, la règle explicite du fonctionnement de la démocratie a été de les renvoyer dans le domaine dit privé. Ainsi, une des revendications essentielles des grandes figures des féminismes occidentaux, tant dans les années 1900 que 1970, a été d’abolir cette dichotomie entre le public et le privé pour permettre aux femmes de participer pleinement à la vie politique. Que ce soient les féministes maternalistes qui ont fait entrer une grande partie des fonctions de maternage autrefois gratuites et privées comme un élément essentiel de la construction de l’État providence ou les féministes de l’égalité qui ont fait aligner les droits civiques et civils des femmes sur ceux des hommes, toutes ont mis au cœur des revendications féministes une transformation de ce qui est considéré comme personnel et privé en politique et public. C’est le sens du slogan féministe des années 1970, le privé est politique !

Plus particulièrement, le respect du corps des femmes, de leur consentement à entrer ou non dans une relation sexuelle sont désormais une des bases des États de droit. C’est même grâce à cette conception féministe et humanitaire que la plaignante new-yorkaise a obtenu son visa de réfugiée politique aux Etats-Unis. Il importe certes pour la justice américaine de savoir si elle a utilisé délibérément le système (par exemple en "inventant" l’histoire du viol collectif pour justifier sa demande de visa), mais viols collectifs, excisions : nous sommes bien là dans ces anciens espaces privés devenus publics et politiques.

Que cette femme ait pu recourir au droit américain pour se défendre contre des violences sexuelles, elle qui en a fait une condition de son émancipation ou à tout le moins de son émigration, a de quoi surprendre mais s’avère tout à la fois effet pervers du système et mesure de protection permettant d’assurer l’égalité des femmes. Car ce qui lui permet aujourd’hui d’être une plaignante et donc un sujet de droit est exactement à l’inverse de ce qui a conduit une militante socialiste de longue date à taire sa propre relation avec DSK et à faire taire sa fille pendant 10 ans ! On mesure donc ici le chemin parcouru et le tremblement de terre que cette affaire DSK a aussi permis : que les femmes dénoncent les violences et pressions exercées sur elles dans le cadre de leur émancipation économique, puisqu’il s’agit bien là, pour Anne Mansouret et Tristane Banon, de femmes qui ont fait intrusion dans les sphères masculines, l’une comme femme politique et conseillère générale, l’autre comme journaliste et écrivaine.

Est-ce une différence fondamentale entre le droit américain et le droit français ? À la suite des arguments invoqués ces dernières semaines de part et d’autre de l’Atlantique, qui ont opposé un féminisme américain plus égalitaire à un féminisme français plus différentialiste pour expliquer "le retard" français à intégrer la violence faite aux femmes dans sa jurisprudence, nous y voyons une différence dans l’histoire du féminisme dans les deux pays. Toutefois, l’affaire DSK aura eu le mérite d’accélérer une prise de conscience salutaire en France. Ce droit de cuissage exercé par certains hommes (de pouvoir) sur des femmes (nécessairement subalternes) qui, il y a dix ans seulement, paraissait privilège du pouvoir est aujourd’hui l’objet de dénonciations publiques (presque) unanimes.

Que dire enfin des conséquences publiques et politiques considérables, et pas encore mesurées au niveau international, d’une affaire de mœurs d’une poignée de minutes ? On voit d’une part un FMI contraint, en pleine débâcle financière mondiale, de se trouver en urgence un(e) directeur(e) général(e) : ces six semaines imposées pour une campagne-éclair ont, semble-t-il, bel et bien empêché les pays émergents de se trouver un(e) candidat(e) unique. Et, d’autre part, une campagne présidentielle française à la donne complètement réorganisée, sans la candidature d’un Dominique Strauss-Kahn jusque là identifié comme le seul challenger de Nicolas Sarkozy. Et les derniers déroulements de l’affaire montrent également combien François Hollande, le deuxième homme, pourrait en pâtir.

On assiste donc aujourd’hui à la disparition officielle du machisme ordinaire qui faisait des femmes des objets à exhiber, des bimbos qui voulaient bien accepter cette vision/division du monde ! Ce que cette affaire met en scène de façon presque caricaturale et spectaculaire, ce sont la plaignante new-yorkaise et deux femmes françaises (la mère et sa fille) qui ont décidé de mettre leur vie intime sur la place publique pour signifier au monde entier que la violence sexuelle ne fait plus partie du jeu entre les hommes et les femmes.

 Publié dans Le Monde, section Point de vue, le 25 août 2011. Merci à Yolande Cohen de nous avoir invitées à relayer cet article sur Sisyphe et dans nos réseaux amis.

 Visiter le site "Histoire, femmes, genre et migrations".

Mis en ligne sur Sisyphe, le 16 septembre 2011

Yolande Cohen, historienne et Sylvie Schweitzer, historienne


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