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Lettre ouverte des Black Women’s Blueprint aux organisatrices de la "slutwalk" (marche des "salopes")

2 octobre 2011

Nous, soussignées, femmes d’ascendance africaine et d’obédience non-violente, militantes, chercheuses, dirigeantes de diverses organisations ou courants de pensée voulons nous adresser à la SlutWalk (Marche des salopes). D’abord, nous félicitons les organisatrices de leur mobilisation audacieuse et large pour mettre fin à la honte et aux reproches que subissent les victimes d’agressions et de violence sexuelles. Nous sommes fières de vivre aujourd’hui à une époque où les filles et les garçons ont l’occasion d’assister à des actes de résistance extraordinaires contre l’oppression des femmes et de pouvoir contester les mythes qui entretiennent, partout, la culture du viol.

Les propos du policier de Toronto qui ont déclenché l’organisation de la première SlutWalk ont servi à banaliser, omettre et nier l’expérience permanente de l’exploitation sexuelle, des agressions et de l’oppression vécue par les femmes. Ils constituent une attaque contre notre conscience collective. Nier un viol, ou d’autres violences à l’encontre du corps d’une femme, en invoquant sa façon de s’habiller, son comportement au travail, sa toxicomanie, sa classe, et, lorsque son corps est noir ou bronzé, sa race, nous amène à réaffirmer clairement qu’aucune femme ne mérite d’être violée.

Ce que nous questionnons

Nous sommes profondément inquiètes. En tant que femmes et filles noires nous ne trouvons aucun espace dans la SlutWalk. Aucun espace sans équivoque pour dénoncer les viols et les agressions sexuelles tels que nous les avons, nous, expérimentés. Nous sommes perplexes face à l’utilisation du terme « salope » (Slut) et des implications de ce mot, un peu comme si on affirmait que nous devrions nous réapproprier le mot « pétasse » ou « négro ». La manière dont nous sommes perçues et ce qui nous arrive, avant, pendant et après une agression sexuelle dépasse largement notre façon de nous habiller. Cela est fortement lié à notre histoire particulière. Aux États-Unis, c’est l’esclavage et Jim Crow (enlèvements, viols, lynchages et fausses représentations de genre) combinés, plus récemment, la lutte des femmes Noires migrantes, qui ont façonné nos sexualités féminines noires : le mot « salope » fait écho à des réalités différentes pour les femmes noires. Nous ne nous reconnaissons pas, ni ne voyons nos expériences reflétées dans SlutWalk et, surtout pas, dans son intitulé et son label.

En tant que femmes noires, nous n’avons pas le privilège ou l’espace de nous appeler « salopes » sans valider l’idéologie déjà historiquement enracinée et les discours récurrents sur le « Quoi ? » et le « Qui ? » est la femme noire. Nous n’avons pas le privilège de jouer sur les représentations destructrices, gravées pour des générations dans la conscience collective, sur nos corps et dans nos âmes. Bien que nous comprenions l’élan positif derrière l’utilisation du mot « salope », comme expression choquante permettant de visibiliser un mouvement anti-viol, nous sommes gravement préoccupées. Pour nous, la banalisation du viol et l’absence de justice sont vicieusement entremêlées avec le discours consistant à contrôler nos sexualités et à denier notre humanité et donc notre droit légitime à recourir à la justice. Cela est lié à l’idéologie institutionnalisée qui fait de nos corps des objets sexuels, des propriétés, ou encore des spectacles de la sexualité et du désir sexuel déviant. C’est lié à l’idée courante que nos corps, qu’ils soient vêtus ou dévêtus, ne peuvent être violés, que ce soit sur le marché aux esclaves, dans les champs ou sur les écrans de télévision. L’acceptation de spéculations « intellectuelles » permanentes consistant à se demander « ce que la femme noire veut », « ce dont elle a besoin » et « ce qu’elle mérite » a depuis longtemps permis de franchir largement les limites des hypothèses relevant de sa façon de s’habiller.

Nous savons que la SlutWalk est un appel à l’action et nous vous avons entendu. Pourtant, nous hésitons à prendre la décision de répondre à cet appel car, cela signifie se joindre à quelque chose, ou à soutenir quelque chose, dont même le nom illustre la manière dont les mouvements de femmes « ordinaires » (= « blanches », ndlt) ont, à plusieurs reprises dans l’histoire, déjà exclu les femmes noires, même dans des espaces où notre participation devrait être centrale. Nous nous demandons encore Comment ?, Pourquoi ? et Quand ?, au point de vous interpeller sur le point de blocage qui fait que ce mouvement, pourtant basé aux États-Unis, n’a pas inclu substantiellement des représentantes des femmes noires pour dénoncer la culture du viol, dans la préparation de la SlutWalk ?

Les femmes noires ont travaillé sans relâche depuis les clubs de femmes de couleur du 19ème siècle, pour débarrasser la société des expressions sexistes et racistes courantes comme « salope », « chienne », « chaudasse », « mama », « noiraude », « bois d’ébène » mais aussi, pour construire nos propres identités et représentations, par et pour nous-mêmes, afin de redéfinir ce à quoi les femmes comme nous ressemblent. Bien que nous soutenons avec force le droit d’une femme à porter ce qu’elle veut, quand elle veut et où elle veut, dans le cadre d’une SlutWalk nous n’avons pas le privilège de pouvoir marcher dans les rues de New York, Détroit, Washington, Atlanta, Chicago, Miami, L.A. etc... En effet, nous ne pouvons marcher, que ce soit couvertes ou court-vêtues, en nous appelant « salopes » et penser que cela va renforcer la sécurité des femmes de, et dans, nos communautés. Que ce soit dans une heure, dans un mois ou dans un an.

De plus, nous souhaitons veiller à ne pas créer de la confusion pour nos filles en leur faisant croire que nous pouvons nous revendiquer comme « salope » alors que nous sommes encore en train de combattre le mot « pétasse », qui découlent du mot « pute » ou « putain », ou encore le mot « chienne », qui avait pour but de nous déshumaniser. Enfin, nous ne voulons pas encourager nos jeunes noirs, nos pères, nos fils et nos frères à « saloper » l’identité des femmes noires, en banalisant ce terme, l’arborant sur des T-shirts, des macarons, des dépliants et des brochures.

Le privé est politique. Pour nous, le problème de la banalisation du viol et l’absence de justice sont étroitement liés à la race, au sexe, à la sexualité, à la pauvreté, à l’immigration et à la communauté. En tant que femmes noires en Amérique, nous devons faire attention à ne pas oublier cela afin d’éviter une identification qui pourrait nous perdre plutôt que nous libérer. Ce n’est qu’un mot mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous en étiqueter : nous ne pouvons revendiquer la rhétorique déshumanisante utilisée contre nous, et ce, dans quelque mouvement que ce soit. C’est en apprenant des grands mouvements comme le mouvement des droits civiques, celui pour le droit de vote des femmes, du nationalisme noir et des mouvements black feminists que nous pourrons construire véritablement le changement, sans utiliser des mots archaïques qui, dès l’origine, n’ont jamais été nôtres, mais qui se sont imposés à nous à travers un processus de déshumanisation et de dévaluation.

Ce que nous demandons

Sœurs de Toronto, le viol et l’agression sexuelle est une arme radicale de l’oppression, et nous pensons également qu’il faut des individus radicaux et des stratégies radicales pour les stopper. Dans cet esprit, et parce qu’il y a énormément de travail à faire et un grand potentiel pour le faire ensemble, nous demandons à ce que la SlutWalk soit encore plus radicale et rompe avec ce qui a été historiquement l’effacement des femmes noires et de leurs besoins particuliers, de leurs luttes particulières ainsi que de leur potentiel spécifique ou leurs contributions aux mouvements féministes et à tous les autres mouvements.

Aux États-Unis, les femmes sont racialement et ethniquement diverses. Chaque choix tactique pour gagner des droits civils et humains ne doit pas simplement susciter une « consultation » des femmes de couleur, il doit être discuté avec, au centre de nos préoccupations, toutes les expériences collectives et communautaires tant pour le lancement, le développement que le maintien du mouvement.

Nous demandons que la SlutWalk prenne des mesures radicales pour prendre conscience de l’histoire des gens de couleur et qu’elle intègre des femmes de couleur de façon à respecter notre culture, notre langage et notre position particulière.

Nous demandons que la SlutWalk envisage de s’engager dans un processus de re-formulation de son nom et nous croyons que, vue la popularité actuelle de la Marche, ses milliers de partisanes n’abandonneront pas le mouvement juste parce qu’il a changé de « label ».

Nous demandons que les organisatrices de la SlutWalk prennent également d’autres mesures pour mettre fin à la banalisation du viol à tous les niveaux de la société. Il faut trouver les moyens de mettre fin à l’utilisation du mot « viol » comme s’il s’agissait d’une métaphore, de même qu’à l’utilisation d’un langage destiné à déshumaniser et à dévaluer, un langage créé pour perpétuer les structures racistes et sexistes.

Dans l’idée de construire un mouvement révolutionnaire pour mettre fin aux agressions sexuelles, aux mythes sur le viol et à la culture du viol, nous demandons que la SlutWalk se développe à travers une authenticité et une solidarité véritables afin d’organiser des marches et des mobilisations dépassant la SlutWalk. Il est nécessaire de développer une approche plus critique, de réaliser un plan plus stratégique pour faire tenir un mouvement sur le long terme. Celui-ci devra rassembler des femmes qui exigent le respect de l’intégrité physique de tous les êtres humains dans tous les pays, toutes les communautés, toutes les familles afin de faire retentir un NON collectif face à la violence faite aux femmes.

Nous serions heureuses de nous réunir avec les organisatrices de la SlutWalk pour discuter de son potentiel intrinsèque, visible à travers son développement mondial et le grand nombre de participant-e-s qu’elle a rassemblés avec dynamisme. Nous serions heureuses de pouvoir engager un échange critique avec les organisatrices de la SlutWalk quant aux stratégies à mettre en œuvre pour être à la hauteur des responsabilités qu’exige la participation de milliers de femmes et d’hommes, au Brésil, à New Delhi, en Corée du Sud et ailleurs. Car ces marcheurs et marcheuses, ces manifestant-e-s qui sont rentré-e-s chez eux/elles et dans leurs communautés pour vivre leur vie continuent à avoir besoin de sécurité et de revenus. Nous serions heureuses de discuter du travail à venir et de la façon dont il peut être fait en collaboration avec des groupes différents à travers les frontières, pour mettre fin aux violences sexuelles au-delà des marches.

En tant que femmes de couleur situées à l’intersection de la race, du sexe, de la sexualité, de la classe et de plus, nous allons continuer à travailler sans relâche dans la lutte pour démanteler les systèmes d’oppression dont les inacceptables objectifs entravent notre vie quotidienne. Nous allons continuer à lutter pour le développement des politiques et des initiatives qui donnent la priorité à la prévention primaire des agressions sexuelles, respectant les femmes et les droits individuels, et respectant également les médiations et les libertés tout en tenant les responsables comme des délinquants. Nous réclamerons systématiquement justice que ce soit en s’appuyant sur le droit gouvernemental ou sur le droit communautaire, ou encore à travers des stratégies internes aux communautés de celles qui ont été agressées, et nous continuerons à nous organiser pour mettre fin aux violences sexuelles exercées sur des personnes de tous horizons, de tous sexes, toutes sexualités, toutes races, toutes origines ethniques, de toutes histoires.

Le 28 septembre 2011

Traduction : Sarah Ben

Source de la traduction : Blogue Lezstrasbourg.

Version originale, incluant les signatures.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 septembre 2011




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