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L’ "homme debout" (Nelly Arcan) - Inceste, honte et mépris

3 octobre 2011

par Ninon Thomas

« Au mois de septembre 2007, Nelly Arcan répond à l’invitation de Guy A. Lepage et se rend sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle (1), une des émissions de variétés les plus populaires du Québec. L’entrevue menée par l’animateur vedette et son acolyte, Dany Turcotte, se détourne très vite de l’œuvre d’Arcan pour se concentrer sur les aspects sulfureux du personnage, ses déclarations chocs, son apparence physique et ses incohérences.

Les questions, écrit-elle, « se suivaient, pareilles dans leur intention d’écrasement ». Enfin, les animateurs n’ont pas manqué de railler la robe de Nelly et son décolleté, jugé par l’assemblée (essentiellement composée d’hommes) très alléchant… L’entrevue marquera profondément l’auteure, qui la vivra comme une véritable humiliation.

Dans le texte « La Honte », qui relate son expérience traumatisante avec le monde médiatique, Nelly Arcan témoigne du manque de respect dont elle a souffert et de la transformation du discours en marchandise et en spectacle dans ce genre de talk-show (…) » (2). Dans la nouvelle écrite en 2007 et publié en septembre 2011 sur le site Internet de ses oeuvres, Nelly Arcan a qualifié d’ « homme debout » l’animateur qui lui a manqué de respect. Il est aussi le symbole du mépris du regard masculin sur les femmes.



***
    À Nelly Arcand que j’aurais tant voulu réconforter à cause de la honte.

« Chaque fois qu’elle repensait à l’émission (“Tout le monde en parle”), chaque fois qu’elle revoyait le visage haineux, autiste, inentamable, de l’homme debout – et elle y repensait et elle le revoyait tout le temps –, le monde s’effondrait dans son esprit. » La honte, Nelly Arcan. (3)

Nelly Arcan, écrivaine

En lisant la nouvelle intitulée La honte de Nelly Arcan, j’ai compris à quel point nous étions semblables, Nelly et moi, mais aussi à quel point nous étions semblables à toutes ces femmes qui tentent de refaire leur vie ou plutôt de se faire leur propre vie puisque l’autre vie avait été tracée en fonction de la volonté et des besoins/désirs de celui que je nommerai « l’homme debout », pour reprendre les mots de Nelly. Et parce que cet homme debout déteste se sentir délesté du pouvoir octroyé par un système patriarcal parasitaire, il tentera de ramener la femme au rôle qui lui semble approprié, c’est-à-dire à son service. En voyant jusqu’où peut aller le mal infligé par « l’homme debout », j’ai ressenti le besoin de dénoncer haut et fort cette revictimisation dont Nelly a été la cible, et ce, devant deux millions de personnes.

Je connais bien le mal que peut faire « l’homme debout » car ce mal est entré en moi alors que je n’étais qu’une enfant, une petite fille âgée d’à peine six ans. Cela fut si douloureux que l’amnésie traumatique m’en a voilé le souvenir qui resta enfoui très longtemps. Ce que « l’homme debout » venait de me faire subir m’avait si cruellement meurtrie que j’ai dû l’oublier pour survivre. Mais, contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas l’intensité de la douleur physique qui m’a contrainte à oublier mais plutôt celle de la honte que son crime avait engendrée en moi.

La honte ! Que savons-nous de la honte à part le fait qu’elle nous fait rougir et entraîne une certaine gêne ? Qui a vraiment pris le temps d’étudier ce mal forçant Nelly à le fuir au point d’en mourir ? Pour tenter de comprendre son geste, il importerait de mieux connaître cette blessure profonde que peut être la honte chronique ainsi que ses capacités destructives si faciles à induire chez l’enfant. De façon générale la honte chronique, celle qui a tôt fait de détruire l’estime de soi, s’installe dès l’enfance et devient la base du moi. En effet, dans toutes les études que j’ai lues concernant la prostitution, il est clairement fait mention d’inceste ou d’agressions sexuelles survenus dans l’enfance chez 99% de celles qui la pratiquent. Je devrais dire de celles qui la subissent car la prostitution n’est pas un choix, elle est l’effet résultant d’une cause bien précise que sont l’inceste ou l’agression sexuelle subie dans l’enfance.

Mais, revenons à la honte pour tenter de mieux l’expliquer grâce aux mots de la scientifique, Judith Herman, qui l’étudie depuis de nombreuses années :
« L’expérience intime de la honte est d’abord celle d’un choc initial suivi d’un envahissement de l’être par une émotion douloureuse. La honte est un état qui laisse la personne pratiquement muette et dans lequel la parole et la pensée lui sont soudain interdites. Cette dernière se sent aussi très mal dans sa peau, gênée, ridicule et mise à nu. Le désir de se cacher survient et on voit souvent la personne s’abriter le visage derrière ses mains. Elle voudrait disparaître sous le plancher ou ramper jusque dans un trou et mourir. De par sa nature même, la honte est toujours expérimentée dans un contexte relationnel. » Selon l’auteure, qui est l’une des pionnières dans la recherche sur le sujet, « la honte est l’expérience du mépris de l’autre dans son propre corps. Toute la conscience se concentre sur la perception du moi dans l’oeil de l’autre… L’expérience de la honte prend souvent sa forme dans l’imagerie de la personne, dans le fait de regarder ou d’être regardée. La honte peut également s’installer comme un colloque/procès à l’intérieur de soi qui condamne l’être entier. C’est pourquoi elle peut constituer une forme complexe de représentation mentale, grâce à laquelle on serait capable d’imaginer l’esprit de l’autre. » (4)

Mon expérience personnelle de la honte m’a souvent amenée à ressentir une très vive souffrance, quasi insupportable. Je me retrouvais soudain plongée dans le rejet vécu, enfant, alors que je ne disposais d’aucun autre moyen de survie que celui de croire que je méritais ce que mon père et certains de mes frères m’ont fait subir. Je dois dire que ma mère, qui m’a abandonnée dans le mépris et l’indifférence plutôt que de me protéger, a aidé à la stigmatisation de cette perception erronée de moi-même mais qui allait malgré tout bien s’ancrer. Je crois que je ne serais plus de ce monde (que j’ai tenté de quitter par le suicide mais dont je fus sauvée in extremis) si je n’avais pas compris à quel point le crime dont j’avais été victime était plus qu’une simple tare familiale. Je cite ici encore Judith Herman : « En commettant l’inceste, le père force l’enfant à payer avec son corps pour l’affection et les soins qu’elle devrait recevoir gratuitement. En faisant cela, il détruit le lien protecteur devant exister entre parents et enfants et l’initie à la prostitution infantile. »

Je ne me suis peut-être pas officiellement prostituée comme Nelly et tant d’autres victimes d’inceste ont pu le faire, mais j’ai payé très cher les liens affectifs que j’ai établis avec la plupart des hommes que j’ai connus dans ma vie. Ce prix est allé jusqu’à devenir la victime d’une tentative de meurtre. C’est là que tout a cassé, que le passé est remonté et que le souvenir du meurtre psychique et quasi physique que mon père m’avait fait subir est revenu à ma mémoire. Heureusement, autour de moi, des femmes compréhensives et dotées d’une empathie indispensable à la guérison de ces traumatismes ont pu m’aider à éviter l’écroulement total de mon être. Ce ne sera que des années plus tard, après avoir enfin remonté cette longue pente pleine d’embûches du style « homme debout » que je réussirai à me rencontrer et à comprendre et défaire les méandres de la souffrance qui m’habitait et qui me faisait croire que j’étais une bien mauvaise personne pour que sa famille et ses amoureux la traitent comme ils l’ont traitée. C’était toute l’estime de moi que je reconstruisais et que je continue de construire à chaque jour de ma vie.

À chaque jour, car guette sans cesse l’ « homme debout ». À tout moment, par son mépris, il peut nous faire revivre la honte initiale. Dans une société où le manque d’empathie passe pour normal, son attitude, elle, passera inaperçue aux yeux de la majorité. Il y a des gens avec qui on peut se permettre le sarcasme car ils ont la couenne dure, comme on dit, mais il y en a d’autres avec qui l’on devrait sentir l’inconvenance et même la dangereuse cruauté d’une telle conduite. Ainsi, le dur travail que Nelly avait pu faire pour se reconstruire n’était pas vraiment reconnu. Ce que l’ « homme debout » continuait à voir en elle, c’était ce qu’il voulait bien voir. On laisse difficilement les femmes et les êtres fragiles devenir quelqu’un, encore moins une « pute ». Peut-être lui en veut-on de ne plus rendre service à certains « membres » de cette chère société patriarcale qui tenteront par tous les moyens de se justifier en jouant les offensés. Bien sûr l’ « homme debout » lisait avec « plaisir », dit-il, les oeuvres de Nelly. Mais que lisait-il avec tant de plaisir ? Les passages qui l’émoustillaient ou le besoin vital de l’écriture comme tremplin de vie pour Nelly. Si elle s’était contentée d’écrire de la pornographie, on aurait jamais connu la vraie Nelly. Or, j’ai le triste sentiment que l’ « homme debout » n’a pas su faire la différence. C’est à son tour de ressentir de la honte, peut-être… Pourquoi ne pas admettre qu’il a commis une erreur ? Pourquoi ne pas admettre que comme la majorité des gens, l’ « homme debout » ne sait pas démontrer l’empathie pour l’autre (surtout quand l’autre révèle des blessures qui peuvent le mettre en contact avec les siennes). Là, le mépris fait remarquablement et immanquablement rage ! Peut-être est-ce pour notre homme le temps de se questionner...

Je suis évidemment déçue de sa réaction. Déçue mais pas surprise. Des femmes comme moi ont fini de croire au père Noël, car elles ont fini de croire à la « bullshit » du père qui « au fond les aimait ». Ailleurs qu’au fond c’était quoi ? Comment peut-on prétendre aimer quelqu’un que l’on « tue » et qu’on laisse là sans jamais rompre sa danse parfaite, comme le disait si bien Anne Hébert ? J’aimerais que l’ « homme debout » s’assoit et se demande pourquoi il a tant mal traité la femme une fois qu’elle était devenue autre que « pute ». Ne méritait-elle pas un respect inouï pour l’exemple qu’elle donnait aux autres femmes et aux petites filles à qui on ne laisse souvent pas la chance de devenir des femmes libres ?

J’aimerais que tous et toutes nous nous posions cette question : comment se fait-il qu’une femme ayant été victimisée n’a pas droit à sa place dans notre monde quand elle sort enfin de l’enfer qui lui a été imposé ? Ma réponse à moi se nomme la revictimisation et c’est ce qui a tué Nelly Arcand. Comme je la comprends… et comme j’aurais voulu la regarder droit dans les yeux pour qu’elle puisse y lire tout le respect que j’avais pour elle et aussi toute l’empathie pour la Nelly blessée qui ne méritait pas d’être traitée comme elle l’a été.

N.B. Je voudrais préciser que bien qu’il soit parfois fait mention d’individus de sexe masculin dans cette lettre, je conçois très bien que la misogynie puisse être adoptée parfois par la femme.

Crédit photo : Wikipedia et CTV.

Montréal, 14 septembre 2011

Notes

1. « Nelly Arcan à “Tout le monde en parle” en septembre 2007 ».
2. Nelly Arcan, « La honte », 2007 (inédit).
3. http://www.nellyarcan.com/
4. Judith Lewis Herman, M.D., Shattered Shame States and their Repair, March 10, 2007.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 octobre 2011

Ninon Thomas

P.S.

Lire aussi :
 « L’affaire Nelly Arcan et Tout le monde en parle », par Élaine Audet
 Lire Inceste.




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