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La Commission d’enquête de la Colombie-Britannique sur les femmes disparues part perdante

16 octobre 2011

par Harsha Walia

La communauté de base des femmes qui plaide depuis plus de deux décennies pour une enquête publique sur les décès et les disparitions de femmes dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver est précisément celle qui dénonce aujourd’hui la Commission d’enquête mise sur pied comme une insulte aux femmes de cette communauté vancouvéroise.

La Coalition pour l’égalité et la sécurité des femmes revendique que cette enquête ne se poursuive pas sans des changements importants, afin de mieux y inclure les femmes les plus directement affectées. Le Centre des femmes du Downtown Eastside et le Comité organisateur du défilé commémoratif des femmes du 14 février ont tenu dans la rue un rassemblement public mardi, lors de la première journée des audiences, où plus de 200 femmes ont bloqué la circulation et réclamé « une nouvelle enquête qui soit équitable, juste et inclusive, centrée sur les voix, les expériences et le leadership des femmes, en particulier des femmes autochtones, dans le quartier Downtown Eastside ».

« Cette enquête a pour but de mettre en évidence les injustices systémiques qui ont permis la mort et les incroyables disparitions d’un si grand nombre de femmes du Downtown Eastside. Nous faisons un travail de sensibilisation sur cette question depuis plus de 20 ans et nous réclamons une enquête depuis des décennies, mais la pseudo-enquête actuelle est déficiente et injuste. Nous ne pouvons pas l’approuver », a déclaré Carol Martin, intervenante en services aux victimes du Centre des femmes du Downtown Eastside.

Ce matin, trois groupes de services aux femmes du milieu de la prostitution se sont également retirés de l’enquête défaillante, plantant un dernier clou dans le cercueil de sa crédibilité. Dans leur lettre adressée au commissaire (Wally Oppal) aujourd’hui, les organisations WISH, PACE et Sex Workers United Against Violence ont écrit : « Nous avons bel et bien la conviction que peu importe l’énergie que mettront les avocats du Service de police de Vancouver, de la GRC, des procureurs de la Couronne et des syndicats policiers à tenter de protéger leurs clients contre la vérité, la preuve va révéler beaucoup d’injustices ... Malgré notre incapacité à participer à la procédure d’enquête, nous allons continuer à travailler sans relâche avec les femmes du Downtown Eastside qui vivent et travaillent dans des conditions d’extrême violence et font face à des obstacles persistants. »

Pendant des décennies, les femmes autochtones ont sonné l’alarme à propos des femmes disparues et assassinées dans le Downtown Eastside et à travers le pays. La Commission d’enquête sur les femmes disparues a été créée en 2010 pour explorer la façon dont la police avait mené l’enquête sur les meurtres de plus de 30 femmes par Robert Pickton dans le Downtown Eastside. On a cité la création de l’enquête comme une « mesure de remplacement » justifiant que le procureur général de la Colombie-Britannique ne mène pas un procès complet sur les 20 autres accusations restant à traiter contre Pickton.

Mais, on a soulevé plusieurs préoccupations importantes au sujet des lacunes fondamentales et des injustices structurelles qui entachent la légitimité, l’efficacité et la crédibilité de l’enquête actuelle.

Pour n’en citer que quelques-unes :

1) L’enquête reproduit la même attitude dédaigneuse et les mêmes modèles de marginalisation systémique qu’elle est censée pallier. La procureure générale Shirley Bond et les avocat-es de la Commission ont déclaré à maintes reprises ne pas se soucier de l’incapacité des femmes du Downtown Eastside et des groupes autochtones à participer à l’enquête. L’enquête a donc claqué la porte sur les voix mêmes que les institutions gouvernementales ont réduites au silence, sur le processus même qui a conduit à la tragédie. Comment la Commission peut-elle éventuellement découvrir la vérité sur la violence systémique à l’encontre des femmes dans le Downtown Eastside, sans entendre ce que peuvent en dire les femmes qui en ont réellement l’expérience ?

2) Le Commissaire « indépendant » de l’enquête est Wally Oppal, un ancien député du Parti libéral provincial et un ancien procureur général de la Colombie-Britannique, qui a déjà affirmé qu’il ne croyait même pas dans la nécessité d’une enquête. Maintenant, on le paie 1 500 $ par jour pour la présider ! Le mandat de l’enquête établi par le commissaire limite arbitrairement celle-ci de 1997 à 2002, malgré le fait que des femmes ont disparu du quartier bien avant cette date.

3) Pour dire les choses sans détour, les agents de police bénéficient d’une protection exagérée. Les agents et leurs syndicats vont disposer d’au moins 14 avocats payés par l’État. Ces avocats soumettront n’importe quelle femme qui comparaîtra, sans représentation juridique, à de rigoureux contre-interrogatoires dans une procédure contradictoire semblable à un procès. Trois experts en déontologie policière détachés de la Division de Peel passent actuellement en revue tous les documents juridiques de la Commission, des documents que la communauté n’a même pas vus, et conseillent la Commission. Les policiers se voient automatiquement accorder le statut de participant à l’enquête alors que les groupes communautaires ont dû passer par un processus d’audience pour demander ce statut d’intervenant.

4) Les gestes posés par les policiers depuis le début de l’enquête ont été de protéger des délinquants sexuels, plutôt que des femmes vulnérables. Le SPV s’est opposé à une demande de protection procédurale des témoins vulnérables, y compris la possibilité de témoigner au moyen d’affidavits anonymes. La police a fait valoir que les éléments de preuve, obtenus de femmes vulnérables, devraient pouvoir être utilisés contre elles lors de toute éventuelle procédure pénale subséquente. Les policiers sont bien conscients que, sans anonymat et sans confidentialité, les témoins du Downtown Eastside ne voudront pas parler. D’autre part, la police entend protéger les délinquants sexuels puisqu’elle a plaidé pour qu’on retire les noms des délinquants sexuels du dossier public des documents.

5) La Commission a tenté de remédier au grossier déséquilibre structurel de son enquête en embauchant deux avocats « indépendants » pour représenter la « communauté du Downtown Eastside » et « les femmes autochtones ». Les groupes communautaires ont largement condamné cette manœuvre, ainsi que des spécialistes du droit de partout au Canada qui ont écrit dans une lettre ouverte : « La nomination d’avocats indépendants ne fera qu’aggraver l’injustice, et elle introduit une nouvelle forme de discrimination. » Parallèlement à l’audition des témoins, la Commission a également mis sur pied une commission d’étude plus « informelle », dont le rôle sera essentiellement de produire un autre rapport édenté et qui n’est absolument pas une alternative à une enquête complète et adéquate.

Comme l’a énoncé Alex Neve, secrétaire général d’Amnesty International Canada : « Le cœur même de cette commission d’enquête est de répondre aux préoccupations essentielles des communautés les plus marginalisées de la province sur l’accès à la justice et la protection des droits humains pour certaines. Mais l’enquête procède d’une manière qui ne fait qu’ajouter à un sentiment ancien d’exclusion et de discrimination. »

Plus tôt ce mois-ci, 20 organisations ont écrit, dans une lettre commune adressée à la première ministre de la Colombie-Britannique, Christy Clark : « Nos préoccupations sont simples, mais fondamentales : qu’on assiste et soutienne les personnes qui ont des informations critiques au succès de l’enquête, afin que ce qu’elles savent puisse être déposé devant la Commission ; que les audiences, lorsqu’elles auront lieu, offrent une occasion équitable et sécuritaire pour que les personnes ayant des éléments de preuve puissent les mettre en commun et être entendues ; pour que les groupes ayant qualité d’intervenant disposent d’une représentation par un-e avocat-e de leur choix, tout comme la police en dispose, afin de pouvoir fouiller et commenter les éléments de preuve qui seront divulgués ; et que, lorsque les audiences sont terminées, le gouvernement agisse de manière constructive pour réformer ses politiques sur la base des informations recueillies. »

L’Assemblée des Premières Nations, qui s’est également retirée de l’enquête, a écrit : « Nous espérions que l’enquête aurait fait la lumière afin de mettre au jour des vérités qui auraient pu faciliter le processus de guérison des familles et afin de commencer à montrer la voie pour que l’ensemble des femmes et les personnes les plus vulnérables aient enfin accès à la justice. Sans équité et sans équilibre, les problèmes systémiques ne seront pas soulevés et ne seront donc pas reflétés dans les recommandations de l’enquête. »

Compte tenu des graves lacunes de cette enquête, l’Association des femmes autochtones du Canada a demandé à trois Rapporteurs spéciaux des Nations Unies d’adresser un urgent appel conjoint au Canada au sujet de l’enquête. Le Centre des femmes du Downtown Eastside et le Comité du défilé commémoratif des femmes du 14 février ont également déposé une plainte auprès du Comité pour la Convention des Nations Unies sur l’élimination de la discrimination contre les femmes. Ils exhortent l’ONU à rendre visite au Canada et à mener sa propre enquête impartiale sur les problèmes systémiques qui ont conduit à la tragédie de toutes ces femmes disparues et assassinées.

La chercheure féministe autochtone Andrea Smith a récemment écrit que « les féminismes autochtones doivent s’orienter moins vers des questions de représentation et plus vers des questions qui interrogent les conditions matérielles qu’affrontent les femmes autochtones comme des sujets situés au confluent du patriarcat, du colonialisme et de la suprématie blanche. »

En effet, les femmes survivant dans le Downtown Eastside sont les produits d’un système politique implacable qui coupe dans les programmes publics tout en privilégiant les sauvetages d’entreprises, un système capitaliste fondamentaliste qui commercialise des nécessités de base comme le logement, un système colonial qui a imposé l’assimilation aux Autochtones, et un système social patriarcal où des mères célibataires dirigent majoritairement les familles et où les femmes autochtones sont cinq fois plus susceptibles de mourir en raison de la violence que les femmes non autochtones.

Il est plus confortable, pour déshumaniser et juger les femmes qui vivent dans le Downtown Eastside, de les dépouiller de leur dignité fondamentale, de se dire qu’elles sont responsables de la violence de la pauvreté et des sévices subis, car « ce sont toutes des prostituées et des toxicomanes paresseuses ». Le Downtown Eastside est en réalité le quartier le plus pauvre au Canada, domicile d’un nombre croissant de femmes en raison de la dynamique sociale de l’inégalité et des politiques gouvernementales oppressives qui permettent à des réalités aussi inhumaines de persister. Abdiquer notre responsabilité de transformer ces injustices ne les fait pas disparaître et ne nous libère pas de nos obligations envers l’humanité. J’espère qu’un jour nous apprendrons à affirmer le caractère sacré de toute vie avant d’en sacrifier une autre. R.I.P. Verna Simmard, Lisa Arlene Francis, Ashley Machiskinic.

Harsha Walia est une militante sud-asiatique et une écrivaine basée à Vancouver, dans les Territoires de la côte Salish. On peut la trouver sur Twitter .

Version originale : "Why the BC Missing Women’s commission of Inquiry Fails".

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 octobre 2011

Harsha Walia


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