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Pourquoi la gauche veut-elle faire de la prostitution "un métier comme un autre" ?

15 novembre 2011

par Meghan E. Murphy, The F Word

Le point de vue sur la prostitution, que semblent adopter comme par réflexe, ces jours-ci, plusieurs progressistes au Canada, semble se traduire par un vote ferme et expéditif en faveur de la décriminalisation (1) ou de la légalisation de cette industrie. On voit même bon nombre de nos bien-aimés gauchistes du quartier Vancouver-Est prendre apparemment pour acquis que la position la plus progressiste est celle qui assimile le sexe à un « travail ». À les entendre, les débats entourant la prostitution devraient être recentrés sur les droits des travailleurs, soi-disant pour permettre aux femmes prostituées de sortir de la clandestinité et de vivre « au grand jour », à titre de travailleuses libres et autonomes.

Les failles de cette logique sont à la fois complexes et simples. Tout en étant partisane depuis longtemps des droits des travailleurs, des travailleuses et des syndicats. En me considérant comme une militante de la classe ouvrière, oscillant entre le socialisme et le marxisme depuis le moment où j’ai compris le concept de lutte des classes, je me retrouve depuis quelque temps en désaccord avec des personnes que je côtoie à cette extrémité du spectre politique. (2)

Ces élu-es sont ceux et celles pour qui je vote, parce qu’elles et ils représentent mes intérêts et mes positions idéologiques, et pourtant, quand il s’agit de l’enjeu de la prostitution, j’ai l’impression qu’on nous a tournés les uns contre les autres.

D’abord, il semble y avoir un manque flagrant d’analyse de classe : on oublie qu’il y a des raisons matérielles faisant que certaines femmes sont prostituées et d’autres non, des raisons pour lesquelles certaines femmes ont des « choix » et d’autres n’en ont pas.

Ensuite, les forces pro-prostitution ayant défini, en partie, la décriminalisation comme un enjeu de droit du travail – à savoir, qu’il s’agit d’un boulot comme un autre, qui doit par conséquent être traité de la même façon que tout travail du secteur des services, au plan légal, on voit évacués les facteurs de genre et de race et l’on oublie que la prostitution affecte disproportionnellement les femmes – et en particulier les femmes « racialisées ». La prostitution ne se passe pas du tout pour les hommes de la façon dont elle se passe pour les femmes. Et ce n’est pas un hasard si les femmes disparues et assassinées – y compris les victimes de Robert Pickton – ont été en grande partie des femmes autochtones, et si bon nombre des femmes qui vivent dans les rues du quartier Downtown Eastside (à Vancouver) sont elles aussi autochtones. (3)

Mais où sont ces analyses de race, de sexe et de classe dans la rhétorique pro-décriminalisation ? En quoi le fait d’émettre des permis pour la tenue de bordels aidera-t-il les femmes qui ne peuvent « travailler » en toute légalité ? En quoi le fait de dépénaliser les acheteurs masculins, les agresseurs masculins, les « pimps » et les prostitueurs (« clients ») contribuera-t-il à tenir les femmes à l’abri de ces hommes ? Surtout quand un si grand nombre des femmes achetées et vendues ont peu de choix en la matière ?

Bref, pourquoi la décriminalisation générale de cette industrie a-t-elle été présentée comme la position progressiste à adopter au Canada ?
Des pionniers socialistes abolitionnistes

Le 4 novembre, Forrest Wickman a demandé dans un article du webmagazine Slate : « Qu’est-ce que les fondateurs du socialisme pensaient de la prostitution ? »(4) Celles et ceux qui se comptent parmi les progressistes – mais soutiennent que la violence et les abus qui sont à l’évidence partie intégrante de la prostitution ne peuvent être contrés que par le biais d’une normalisation de l’industrie, via une idéologie basée sur les droits des travailleurs – ont dû être bien surpris d’apprendre que ceux-là même qui nous ont donné le concept de lutte de classes, qui nous ont fourni l’idée même d’une classe ouvrière, ne voyaient aucunement la prostitution comme « un travail comme un autre ». En fait, il semble plutôt que ces pionniers étaient abolitionnistes.

Wickman explique que « Karl Marx voyait les prostituées comme des victimes du système capitaliste », et espérait voir la prostitution disparaître avec le capitalisme. Il ajoute que Marx « voyait l’abolition de la prostitution comme un élément nécessaire de la lutte pour mettre fin au capitalisme ».

Alors pourquoi voit-on des progressistes chercher à propager l’idée que la prostitution n’est que la simple vente d’un service ? Pourquoi ces personnes tentent-elles de discréditer les abolitionnistes en les associant à la droite chrétienne ? Pourquoi ne voit-on pas nos échanges au sujet de la prostitution inscrits dans une volonté de libérer les gens de l’oppression, au lieu de rester ancrés dans une position de départ qui équivaut à affirmer, sur un ton péremptoire, « Bof, on abandonne ».

Lorsque nous travaillons à normaliser l’industrie plutôt qu’à offrir des programmes de sortie, des filets de sécurité sociale, des programmes d’éducation populaire et d’autres solutions pour les femmes qui se retrouvent sans moyen de subvenir à leurs besoins ou qui sont vulnérables, je pense qu’effectivement, nous abandonnons.

La décriminalisation de la prostitution semble tenir pour acquis que celle-ci est inévitable et que, par conséquent, le pouvoir et la domination masculines sont inévitables aussi et, donc, que tout ce que nous pouvons faire est d’en prendre notre parti.

Pourquoi voit-on les progressistes abandonner ainsi les femmes ? Et non seulement les femmes, mais aussi les hommes ? Car pourquoi tenir pour acquis que les hommes doivent traiter les femmes comme des choses à utiliser pour leur plaisir ? Le message que nous voulons adresser à Vancouver, et plus largement au Canada, est-il : « Les hommes sont comme ça », ou « Voilà tout ce que nous attendons de la société où nous vivons » ?

Par ailleurs, quand nous présentons le sexe comme un travail, nous le faisons à partir du postulat que le sexe peut bel et bien être quelque chose qui n’existe que pour le plaisir masculin. Que le sexe peut être quelque chose qui arrive aux femmes, mais ne nécessite aucunement que les femmes y prennent plaisir.

La raison pour laquelle un homme achète du sexe d’une femme est, sans aucun doute, parce qu’il désire prendre du plaisir sans contrepartie. C’est un achat centré sur l’intérêt de l’homme. Si nous voulons définir le sexe comme quelque chose d’agréable pour les deux parties, alors comment diable peut-on définir la prostitution comme « travail du sexe » ? Il y a quelque chose de résolument non progressiste à qualifier de « sexe » un acte qui se limite à fournir du plaisir à une seule des parties (l’homme), sans le moindre égard pour la femme avec laquelle il a ce « rapport sexuel ». N’est-ce pas prendre le contrepied de tout le modèle du « consentement enthousiaste » ? (5)

Même si je soutiens sans hésiter les droits de la personne et les droits des travailleurs, je soutiens également les droits des femmes. Et j’ai la conviction, en tant que féministe, de ne pas pouvoir et de ne pas vouloir travailler à légitimer l’idée que les femmes peuvent et doivent être achetées et vendues. Je ne vais certainement pas faire la promotion de ce principe dans le cadre de ma politique progressiste.

Prostitution, capitalisme et patriarcat

La prostitution existe à cause d’un lien inextricable entre le capitalisme et le patriarcat : dans ces circonstances, les deux ne peuvent être séparés. Le désespoir, la pauvreté, la violence, la toxicomanie, l’absence d’autres débouchés d’emploi, la nécessité de payer le loyer et de nourrir les enfants, une longue histoire de colonialisme et de racisme et, bien sûr, une culture misogyne qui traite les femmes comme des objets à vendre et à acheter, qui n’existent que pour faire tourner la roue du capitalisme – tous ces facteurs concourent à créer une société où la prostitution non seulement existe, mais prospère (si vous appelez « prospérer » ce que font tous ces hommes qui tirent profit de la prostitution et des industries du sexe). Pourquoi réagissons-nous à la violence, à l’exploitation, à la mort et aux traumatismes que beaucoup de femmes vivent du fait d’être prostituées comme si ces conditions reflétaient simplement « un métier comme un autre » ? Quel autre emploi exige que l’employé subisse une telle violence ? Qu’il soit peut-être violé ? Peut-être battu ? Peut-être assassiné ? Peut-être qualifié des pires insultes jusqu’à ce que sa confiance en soi ne tienne plus qu’à un fil ? Peut-être amené au syndrome de stress post-traumatique ? (6) Quelle personne progressiste soutiendrait la nécessité de légitimer pareil traitement ? Et dirait que oui, les corps de femmes doivent bel et bien être mis en marché pour achat par les hommes ? Et que les hommes devraient trouver cette situation tout à fait normale ?

Dans quelle profession s’attend-on à ce que seulement des femmes doivent desservir seulement des hommes sans égard aux lois d’équité en emploi (et je ne crois pas avoir à vous rappeler que oui, ce sont en immense majorité des femmes prostituées qui desservent les hommes prostitueurs) ? Comment est-il progressiste d’institutionnaliser ainsi l’inégalité des sexes ? Non, la position qui fait des femmes des choses que l’on peut acheter ou vendre sous la contrainte, au profit des hommes qui en ont les moyens, n’est pas une position progressiste. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi nos collègues et camarades qui se réclament d’une politique de gauche n’ont pas encore sérieusement exploré des avenues alternatives à la normalisation de ce sexisme et de ces violences, telles le modèle nordique. (7)

Nous voulons pour les femmes des conditions sécuritaires, mais nous voulons aussi pour elles des conditions humaines. Nous voulons que les femmes aient des droits, mais nous voulons aussi pour elles des choix réels. Nous voulons le respect et le traitement équitable des femmes, mais nous ne croyons pas que les prostitueurs les leur fourniront un jour. Aucun homme croyant qu’il a le droit d’acheter des femmes ne croit à l’égalité réelle, et un homme qui peut légalement le faire pense que c’est ce que les femmes doivent faire pour lui. Aucune femme ne devrait jamais être jetée en prison pour avoir à prendre les moyens de survivre, mais pour dépénaliser ces femmes, avons-nous besoin d’accepter et de légaliser l’exploitation exercée par les hommes ? Certainement pas.

Pour dire les choses simplement, quiconque se considère progressiste et croit en la nécessité de travailler à créer une société équitable ne devrait pas, à mon avis, croire qu’une société équitable prostituerait des femmes.

Je soutiens mes allié-es de gauche et mes élu-es progressistes, mais je ne peux comprendre comment nous pouvons partager un désir de mettre fin au capitalisme et à la cupidité des entreprises et à l’oppression sous toutes ses formes – et ne pas désirer en même temps mettre fin à la prostitution.

Notes

1. Lire Laura Johnston, « Les contre-vérités de l’affaire Bedford c. Canada ».
2. Trisha Baptie et Michael Markwick, “Greg Robertson needs to be progressive on prostitution”, texte d’opinion publié dans The Vancouver Sun, le 21/09/2011.
3. AWAN.
4. Forrest Wickman, http://www.slate.com/
5. http://yesmeansyesblog.wordpress.com/
6. www.prostitutionresearch.com/
7. Max Waltman, « The scars of prostitution », texte d’opinion publié par The Toronto Star, le 31/10/2011.

 Version originale. Meghan Murphy, The F Word.

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 novembre 2011

Meghan E. Murphy, The F Word


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