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L’oeuvre de Louky Bersianik - « Monuments », dites-vous ?

7 janvier 2012

par Andrée Ferretti, écrivaine

Dans sa chronique hebdomadaire « Essai québécois » (Le Devoir, le samedi 19 août 2006), Louis Cornellier fait une fois de plus un excellent compte rendu critique de deux ouvrages québécois, dans ce sens qu’il nous en donne une idée précise en même temps qu’il exprime son jugement sans détour ni attaque pernicieuse. À nous, à partir de l’information et de l’expression de sa prise de position, de mettre ou non l’ouvrage dans le carnet de nos futures lectures.

Je mettrai certainement dans le mien Monuments intellectuels québécois du XXe siècle, réalisé sous la direction de Claude Corbo, même si j’ai été extrêmement déçue par l’absence, dans le choix de « ses » monuments, de l’oeuvre immense de Louky Bersianik, auteure, entre autres, de L’Euguélione, de Pique-nique sur l’Acropole et de La Main tranchante du symbole.

Et pourtant, il s’agit d’une oeuvre d’une rare qualité de pensée, une oeuvre d’écrivaine où le sens fond dans le récit, où le récit trame le sens. Et il s’agit tout aussi bien d’une oeuvre de philosophe qui parle de l’humanité de l’humain, de sa part de rêves, de sa part de souffrances, de la constance de ses luttes pour la conquête d’elle-même.

Cette oeuvre est plus universelle que la plupart de celles des philosophes, reconnus grands par les historiens de la philosophie, parce qu’elle est plus compréhensive de l’inéluctable part féminine concrète dans la lente humanisation de l’humanité. Cette contribution essentielle est néanmoins occultée, jusqu’à maintenant sous-évaluée, non par le peuple des hommes et des femmes se battant pour leur survie commune mais par les êtres de pouvoir, globalement le patriarcat, qui non seulement exploitent ces hommes et ces femmes mais qui, leur donnant une fausse représentation d’eux-mêmes, leur imposent les lois et règles de leur relation, la déviant du même souffle de la richesse incommensurable de son sens.

Occultée

Or l’oeuvre de Louky Bersianik est essentiellement consacrée à l’analyse, à la compréhension et à l’explication de ce détournement de sens. Elle remet celui-ci dans le droit chemin, dans le chemin droit, qui laisse dès lors apparaître une infinité d’émergences. C’est un résultat à la fois abouti et inaugural, obtenu à force de travail sur les mots et sur les symboles, travail qui épuise tout le possible du sens après avoir cassé comme une rafale fractale celui qui a entièrement organisé les discours philosophiques antérieurs au sien, y compris celui de Simone de Beauvoir.

L’oeuvre de Bersianik est au contraire absolument originale, absolument créatrice. Cette oeuvre devrait faire la fierté de la culture québécoise.

Pourquoi, dès lors, n’a-t-elle pas été retenue par Claude Corbo comme un de ses monuments ? Serait-ce parce que, en ce début du XXIe siècle, comme à tous les siècles passés, une femme qui pense le monde en tant que femme est nécessairement occultée ? Serait-ce parce que les femmes peuvent penser et leur pensée être reconnue, aujourd’hui comme hier, à la condition sine qua non qu’elles inscrivent leurs oeuvres dans la vision patriarcale du monde et de la vie ?

Autrement, comme nous le démontrent les choix de Claude Corbo, selon Louis Cornellier, ou bien elles seront, selon les époques, complètement ignorées, ou bien elles connaîtront un succès passager, sans être jamais entièrement partie prenante de la culture universelle qui se constitue par la transmission des oeuvres majeures de génération en génération.

C’est désolant et je suis désolée.

Andrée Ferretti, "Monuments", dites-vous, Le Devoir, 24 août 2006.

Ont désiré co-signer ce texte aujourd’hui à la suite du silence des médias sur le décès de Louky Bersianik : Élaine Audet, Micheline Carrier, Claire Aubin, Nicole Hébert, France Théoret.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 janvier 2012

Andrée Ferretti, écrivaine


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