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Des poètes québécoises et la question nationale

27 janvier 2012

par Élaine Audet

J’ai écrit ce texte avant le référendum de 1995 et, je ne sais plus pour quelle raison, il est resté inédit. Alors que la lutte pour l’indépendance du Québec demeure toujours d’actualité, il me semble que mes réflexions sur la place qu’y occupent les Québécoises, en particulier les poètes québécoises, sont tout aussi justifiées qu’à l’époque. J’y ajoute, ci-dessous, les références à quelques autres textes écrits plus récemment sur le sujet de la nécessaire présence des femmes dans le débat sur la création d’un pays qui nous appartienne.



J’ai relu récemment le texte de Paul Chamberland, « Fondation du territoire » sur la poésie québécoise et la question nationale, publié en 1967 dans le numéro du centenaire de la revue Parti pris (1), intitulé « aliénation et dépossession ». Au même moment, j’ai lu le numéro d’avril 1995 de L’Action nationale (2) avec le beau poème de Pierre Perrault Irréconciliabules qui refait en poésie le cheminement de la conscience nationale québécoise. J’ai été frappée de constater, outre la très grande qualité de ces deux textes parsemés de citations de poètes, qu’à 28 ans de distance y figuraient seulement deux poètes québécoises : Anne Hébert et Rina Lasnier.

    Aucun arbre de parole n’y pousse ses racines silencieuses
    Au coeur noir de la nuit.
    C’est donc ici l’envers du monde
    Qui donc nous a chassées de ce côté ? »
    Anne Hébert (3)

Chamberland émet l’hypothèse d’un champ poétique commun, d’une thématique de « fondation » et « d’appartenance » propre à la poésie québécoise. Bref, une poésie du « territoire » avec ses images de naissance, de conquête, de possession, d’errance, de solitude, d’exil. « Les poètes de l’Hexagone » retiennent particulièrement son attention soit : Gilles Hénault, Roland Giguère, Maurice Beaulieu, Jean-Paul Filion, Gaston Miron, Paul-Marie Lapointe et Jacques Brault. Anne Hébert est la seule femme citée dans cette étude. Pour Chamberland, ses poèmes célèbrent l’enfantement par la terre-mère, la force végétale et animale. Tout se passe comme si la poésie des femmes n’est digne de mention que lorsqu’elle ne remet pas en question l’identification nature/femme, laissant tout le domaine culturel au masculin. Mais, il arrive de plus en plus souvent que la fille refuse d’être « née du mauvais bord de la langue », comme Louky Bersianik, ou se demande qui l’a « chassée à l’envers du monde », comme Anne Hébert, ou affirme clairement :

    ta langue capte le clapotis veineux où je te la coule douce
    trop douce
    désormais je veux m’écrire et non plus être écrite.
    Madeleine Ouellette-Michalska (4)

Les poètes québécois accèderaient à « l’âge de la parole », selon le titre du célèbre recueil de Roland Giguère, par la « réintégration à la terre-mère ». On peut s’étonner de ce que Francis Simard se soit tellement offusqué lorsque Hélène Pedneault a repris cette métaphore typiquement québécoise dans sa chanson « Du pain et des roses » ! La littérature québécoise est pleine d’analogies entre la femme et le pays, la mère et la terre natale, dont la plus célèbre est celle d’Hubert Aquin dans « Prochain épisode ». D’hier à aujourd’hui, cette femme/terre a été
l’objet même de la poésie masculine québécoise. Jusqu’à ce qu’elle-même prenne la parole et devienne sujet du discours :

    fièrement rassemblée une femme se lève
    ses lèvres bougent les sinistres passés ne la ravagent plus
    libérée du noir effacement tout autre elle se reformule
    chaque fibre parlante porte haut le sang de sa bouche émeutée
    Madeleine Ouellette-Michalska (5)

Irréconciliabules, suite poétique de Pierre Perreault, vient à point, quelques mois avant le référendum. On y retrouve la voix forte, imagée, enracinée et convaincante de l’auteur qui, pour la suite du monde, tente de sauver nos traces et nos parlures dans son oeuvre cinématographique et poétique. Comme Chamberland, il a choisi d’insérer un puissant intertexte à l’intérieur de son propre poème. On y retrouve, plus ou moins des citations des mêmes poètes que chez ce dernier, avec en plus : Rina Lasnier, Pierre Morency, Michel Garneau, Gérald Godin, Jacques Lanctôt, Alphonse Piché, Jean-Pierre Ferland et la poète américaine, Emily Dickinson.

Mon propos, n’est pas de rendre compte ici de ce texte mais de comprendre pourquoi la vision poétique du pays continue à s’élaborer au Québec en marge des femmes poètes. Serait-ce parce qu’on s’arrête là où la poésie des femmes remet en question les stéréotypes féminins ? Où lorsqu’elle dénonce un pays qui laisserait intacts les rapports de domination et les rôles traditionnels attribués aux femmes ?

    sont scrapées
    toutes les femmes scrapées dans leur tête
    les femmes taillées au couteau de la logique théorique
    pour se faire une raison
    une garde-folle
    la ligne blanche du raisonnement
    les bandelettes de la courtisane-guerrière
    pleine de peur et de reproches
    le corset-carrière
    [...]
    et répondre à l’image qui correspond le plus
    à l’objet désirable
    Marie Savard (6)

Pour donner une vision plus réelle et globale du pays, il est important de citer quelques femmes poètes de la génération née entre 1930 et 1940, génération qui correspond, plus ou moins, à celle des poètes cités par Chamberland et Perrault. Et des citations d’Anne Hébert et de Rina Lasnier qui sortent un peu de l’imagerie animale et végétale si appréciée dans la poésie dite féminine :

    On n’enterre pas le sang décharné de la servitude
    ni le sang désarmé de l’amour inutilisé ;
    on ne retire pas le cri de la bouche comme une clef ;
    on ne suture pas la pierre fissurée d’une soif. »
    Rina Lasnier (7)

Parmi tant d’autres, j’ai retenu les voix de Louky Bersianik, Marie Savard, Madeleine Ouellette-Michalska, Michèle Lalonde et Madeleine Gagnon qui ont su exprimer puissamment dans des poèmes et des essais une préoccupation majeure face à leur identité de femme et de Québécoise.

    vêtue des vents de ce pays
    je suis fille de l’exil
    indigène de la douleur
    j’ai la nuque docile de nos servitudes
    les poings durs et gercés fermés sur la rancune
    ne riez pas de moi ne riez pas
    l’âme percluse d’ancêtres
    je vieillis de mère en fille
    comme l’apatride mère-patrie
    [...]
    accroupie sur la neige
    elle met au monde des générations grelottantes
    promises au souffle de l’hiver
    elle les réchauffe d’une haleine de chanson d’aïeule
    les emmaillote d’un fragment de drapeau éteint
    amoureusement les caresse les berce
    les endort de songes fabuleux et rassurants comme elle
    Michèle Lalonde (8)

En pleine maturité poétique dans les années 60/70, elles sont habitées « de la double passion des mots et du politique », comme le soulignent très justement Nicole Brossard et Lisette Girouard dans leur Anthologie de la poésie des femmes au Québec (9)

En choisissant d’intituler Maternative l’un de ses plus sensuels poèmes, Louky Bersianik identifie la terre native à la terre des femmes. Celle que lui a offerte sa mère en son propre corps, celle que chaque femme porte en soi, et finalement celle de l’entre-femmes. Les filles n’ont pas été coupées de leur terre native par le patriarcat comme les fils qui doivent rejeter le féminin en eux pour devenir des hommes. Ainsi, on ne trouve pas chez les poètes québécoises cette obsédante quête compensatoire de la « terre-mère », de la « femme-pays ». Pour elles, le pays est projet de transformation radicale de leur propre réalité de femmes vivant dans un monde fait par et pour des hommes avant que d’être trajet poétique :

    JE Pris La Parole à mon tour, dit Ancyl.

    La chair est antécédente au Verbe
    Le rêve est ascendant
    Le verbe est subséquent

    Au commencement était la Chair
    Et la chair s’est faiteVerbe
    Et entre la Chair et le Verbe
    Le Rêve a passé
    Et il habite encore en nous
    Louky Bersianik (10)

Les femmes n’ont jamais eu de territoire, elles sont le territoire pour ceux qui depuis toujours les expriment et les définissent. Nous sommes des intersticielles, des plantes qui poussent sur les pierres. Ils sont dépossédés, nous sommes possédées. Jusqu’au moment, comme le dit France Théoret, où « ce je n’est plus objet, n’est plus parlé mais parle (11). » Quand il parle de pays, il est intrinsèquement lié au personnel et au quotidien, il s’intitule « Québékiss », « Mon homme est en chômage », « Berçeuse », tout aussi bien que « La nuit du 16 octobre » :

    Si tu savais comment
    mon homme, mon homme
    si tu savais comment
    ils ont peur

    tu ne dormirais plus
    mon homme mon homme
    tu ne dormirais plus
    sur ton coeur
    Marie Savard (12)

Non seulement ce je métissé parle mais il fait trembler les fondations culturelles de « la maison du père » où sont enterrés tant de cadavres d’auteures et de personnages féminins, comme l’a magistralement démontré Patricia Smart (13). Le je parlant refuse d’être le symbole du pays à conquérir, de la reine du foyer enfermée dans les rôles féminins traditionnels, et affirme sereinement qu’aucune option ne lui sera désormais interdite. Pour les hommes poètes comme pour la plupart des militants nationalistes, le fait de reconnaître les femmes comme sujets de l’histoire semble toujours menacer leur propre identité. Comme si cette dernière ne pouvait exister que par l’effacement systématique de toute altérité ou réciprocité créatrice avec l’autre sexe.

    L’enfant compose son histoire. Minuit n’a pas sonné, tous les clochers se taisent, il est l’heure d’inventer. C’est la pensée des pierres qui fracasse la nuit. Poésie, fibreuse parole. Ne sachant pas ces mots, l’enfant dit : « Où sont passés les autres ? Impossible de mourir en même temps partout. À gué ou noyée, je traverse. Le ciel est rempli de courage. » Le ciel est le dehors dedans. De main d’encre, tout recoller. Ça laisse une marque. L’oubli voit à la suite. Jusque dans l’outre-vie.
    Madeleine Gagnon (14)

Cette autre vision du monde et du pays ne craint pas la différence et repose sur l’amour, la paix et la justice. La subordination du féminin à l’ordre masculin serait-elle encore la condition pour l’émergence d’un Québec indépendant, comme au temps pas si lointain de « la revanche des berceaux » et des « voleuses de jobs » ? C’est d’ailleurs ce que prône la droite aux États-Unis et ailleurs. Qu’il s’agisse du pays ou d’une éthique du bonheur, tous les poèmes écrits par des femmes ces dernières années le sont à partir de leur propre expérience historique. Et cette expérience est spécifique, faut-il le répéter encore et toujours avec Christa Wolf : « dans la mesure où les femmes, pour des raisons historiques et biologiques, vivent une autre réalité que les hommes. (...) Dans la mesure où les femmes ne font pas partie de ceux qui dominent mais de ceux qui sont dominés, depuis des siècles (15). »

Déjà en 1970, dans la suite L’autre bord de l’hiver (16) », Madeleine Gagnon écrivait : « Ce pays n’a pas d’âme si la mienne se meurt. » Pourquoi la pleine autonomie des femmes et la fin de l’opposition nature/culture ne seraient pas indissociables de la constitution d’un pays libre ? Marie Savard remarque à propos des poètes nationalistes : « Que les pensées les moins secrètes de la bien-aimée, l’autre moitié du pays, leur étaient inconnues (17). » Et Louky Bersianik conclut en ajoutant que : « En réalité, tout le discours des poètes québécois, des romanciers et essayistes d’ici, des « Québécanthropes » mironiens, et de tous ceux et celles qui se plaignent avec raison d’avoir été et d’être encore opprimé-es et colonisé-es par l’Anglais ou l’Américain, tout ce discours peut être paraphrasé par les femmes, et alors, ce sont les hommes opprimés eux-mêmes qui apparaissent comme des colonisateurs et des oppresseurs (18). »

Nous espérons que Pierre Perrault saura appliquer concrètement à « l’autre moitié du pays » les voeux qu’il formule si justement et bellement à la fin de son poème : « Car j’en ai assez de vivre dans ce pays des uns à la sueur des autres. Pour enfin instaurer les mots qui me tiennent à coeur. Et instaurer un pays à aimer plutôt qu’à exploiter. » Faudra-til attendre d’en avoir fini avec la question nationale, la question des inégalités sociales, la question amérindienne, la question raciste, pour se pencher enfin sur la première question de toutes, celle que nous vivons tous et toutes dès notre premier souffle : la question des rapports de domination hommes/femmes ? Un pays souverain serait-il viable en conservant intacts ces rapports ?

    Fille ou garçon
    Fleur ou fruit
    Peu importe l’habit
    Pourvu qu’en naissant
    Je sois l’océan
    Louky Bersianik (19)

Mon but n’est pas de faire ici une analyse comparative des poèmes masculins et féminins en ces années de féminisme et de lutte pour l’indépendance du Québec. Je veux simplement rendre femmage à la poésie d’une génération de Québécoises qui ont été étrangement écartées des anthologies ou des analyses des « années de feu ».

    J’ai recueilli
    le testament sonore
    des anciens et ne me reconnais
    aucun territoire
    aucune patrie.
    Madeleine Gagnon (20)

Écoutez leurs voix et vous découvrirez une vision différente du monde où l’amour est indissociable de la justice, où le masculin ne constitue plus la référence fondamentale, ni la mesure du droit, du talent, de l’excellence ou l’équation du pays. Les hommes ont souvent l’impression que nous disons le contraire de ce qu’ils disent par simple malignité pour le plaisir de les contrarier, comme si nous étions incapables d’avoir une pensée originale ou de défendre nos convictions avec la même passion qu’eux. Il est vrai qu’ils n’ont cessé, depuis trente siècles, de s’écouter parler et écrire ! Les femmes n’ont pas comme but d’égaler les hommes, elles revendiquent seulement d’être elles-mêmes et que l’on reconnaisse qu’à côté de la culture patriarcale, il y a toujours eu une culture maternelle, une culture au féminin, qui a été occultée systématiquement.

Nous parlons ici de femmes qui, du moment qu’elles sont libres, ont une terrible propension au bonheur, selon la belle expression de la romancière québécoise, Claire Martin, dans une récente entrevue. Et le bonheur, comme l’indépendance, ne peut exister que dans un projet de société qui vise l’abolition du fossé entre le personnel et le politique, qui remplace l’idéal de virilité guerrière toujours dominant par les ressources infinies de l’imagination poétique et de la solidarité humaine.

Notes
(1) VOL-4 - NOS 9-10-11-12, Mai-Août 1967.
(2) VOL- LXXXV, numéro 4, avril 1995.
(3) Anne Hébert, Poèmes, Paris, Seuil, 1960.
(4) Madeleine Ouellette-Michalska, Entre le souffle et l’aine, Saint-Lambert, Le Noroît, 1981.
(5) Ibid
(6) Marie Savard, Poèmes et chansons, Montréal, 1992.
(7) Rina Lasnier, L’arbre blanc, Montréal, l’Hexagone, 1966.
(8) Michèle Lalonde, Défense et illustration de la langue québécoise suivi de Prose et poèmes, Paris, Seghers/Laffont, 1979.
(9) Nicole Brossard/Lisette Girouard, Anthologie de la poésie des femmes au Québec, Montréal, remue-ménage, 1991
(10) Louky Bersianik, Maternative, Montréal, VLB, 1980.
(11) France Théoret, Entre raison et déraison, Montréal, Les herbes rouges, 1987.
(12) Marie Savard, op. cit.
(13) Patricia Smart, Écrire dans la maison du père, Montréal, Québec-Amérique, 1988.
(14) Madeleine Gagnon, La terre est remplie de langage, Montréal,VLB, 1993.
(15) Christa Wolf, Cassandre, Paris, Alinéa, 1985.
(16) cité par Louise Dupré, Stratégie du vertige, Montréal, remue-ménage, 1989.
(17) Marie Savard, op. cit.
(18) Louky Bersianik, La main tranchante du symbole, Montréal, remue-ménage, 1990.
(19) Louky Bersianik, Maternative, Montréal, VLB, 1980.
(20) Madeleine Gagnon, Les fleurs du Catalpa, Montréal, VLB, 1086.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 janvier 2012

Élaine Audet

P.S.

 Élaine Audet, Le Regroupement des femmes québécoises/"Mettre le féminisme au coeur du politique", Sisyphe, 7 mars 2004.
 Élaine Audet, "Aboutissement du parcours politique des Québécoises - Françoise David veut créer un parti féministe". Sisyphe, 23 mars 2004.
 Élaine Audet, Pierrette Bouchard, Micheline Carrier, Johanne St-Amour, "Pauline Marois, un choix responsable et prometteur", 20 octobre, 2005.
 Élaine Audet, "Départ de Pauline Marois : le vrai visage du "renouveau", Sisyphe, 21 mars 2006.
 Élaine Audet, "Le pouvoir des femmes en politique : utopie ou réalité ?", Sisyphe, 12 janvier 2011.




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