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Prostitution - Se faire manipuler, le quotidien des femmes prostituées

28 janvier 2012

par Rebecca Mott, survivante et écrivaine

Je sais aujourd’hui que l’on m’a prostituée, mais à l’époque je n’avais aucune idée de ce que c’était ou de pourquoi cela m’arrivait constamment.

Tout ce que je pouvais faire était de croire que j’étais quelqu’une de si pourrie ou de si brisée que je devais avoir choisi de toujours me retrouver avec des hommes sadiques, fois après fois après fois. Je devais me blâmer moi-même parce que voir et ressentir la vérité de ma situation aurait pu me tuer.

J’étais une prostituée, mais j’ai rarement été payée en argent.

J’étais une prostituée, et alors qu’on me torturait mentalement et physiquement, j’étais censée me montrer reconnaissante pour autant d’attention.

J’étais une prostituée, et il me fallait croire que beaucoup d’hommes me trouvaient simplement de leur goût.

Comme tant de femmes et jeunes filles piégées à l’intérieur de la prostitution « chic », j’étais tellement manipulée qu’il me fallait croire que c’était par accidents constants que je me retrouvais avec des hommes qui me haïssaient et me traitaient de façon avilissante.
Aujourd’hui, on étiquetterait ce que je vivais comme la girlfriend experience (« expérience copine ») ou la condition d’escorte – à l’époque, personne ne reconnaissait l’existence d’un lien entre ce genre de traitement et la prostitution.

La prostitution était ce que des hommes brutaux et ordinaires faisaient aux femmes qui méritaient d’être maltraitées – voilà ce que l’on m’a mis constamment dans la tête, de sorte que je n’aurais jamais osé imaginer que je pouvais être une prostituée, ou que mes soupçons que l’on m’achetait et me vendait pouvaient contenir un grain de vérité.

Mais j’étais bel et bien une prostituée, et plus mon rétablissement personnel m’éloigne de cette époque, plus je comprends comment j’ai été manipulée. Et plus j’arrive progressivement à prendre acte de la confusion et à m’habituer à la disparition de mois et d’années de ma mémoire.

J’ai été violée par des « copains », j’ai vécu à l’intérieur de l’inceste – et tout ce que je sais, c’est que l’« expérience copine » et la condition d’escorte ne sont en rien semblables à ces agressions.

Les viols par un partenaire et l’inceste sont commis avec la même haine et le mépris, mais lorsqu’on m’a violée, qu’on m’a molestée mentalement, qu’on m’a frappée, j’étais perçue comme une personne.

On ne m’a jamais vue comme telle quand j’étais dans le carcan de l’« expérience copine » ou de l’escorte : j’étais toujours une marchandise – fondamentalement, je n’étais qu’une putain, et n’importe quelle putain aurait fait l’affaire.

Je sais, du plus profond de mon essence, qu’il n’y avait rien de personnel dans ce que le prostitueur me faisait. Je sais que s’il ne me l’avait pas fait à moi, il serait simplement allé acheter une autre escorte ou fausse « copine ».

Les prostituées vivent avec la conscience que tous les torts qu’on leur fait, toute la haine qu’on déverse en elles, toute la violence porno dont on les infecte ne sont jamais personnels, jamais dirigés contre elles en tant que personnes.

C’est simplement l’achat de n’importe quelle putain pour la traiter comme moins que rien, pour emplir de terreur son corps et son esprit, pour se livrer à l’expérience sexuelle de voir si l’on peut la maintenir en vie quand une « bonne » femme ne survivrait pas à pareil traitement.

Les femmes sorties de la prostitution vivent avec la conscience qu’elles n’ont pas été violées – le viol étant un acte individuel commis sur un plan personnel – non, elles doivent vivre avec la conscience d’avoir été torturées mentalement, physiquement et sexuellement.

Les femmes sorties de la prostitution vivent avec la conscience que c’est par pure chance qu’elles sont encore en vie – car je n’ai jamais rencontré ou connu de telle femme qui n’avait pas dû vivre avec la mort pour ombre et qui ne soit pas consciente que les filles et les femmes prostituées meurent / disparaissent constamment.

À titre de femme sortie de la prostitution, une partie de ma vie politique et de ma mission de parole me vient de porter dans mon cœur les prostituées « disparues » que j’ai personnellement connues. Elles demeurent l’esprit qui anime réellement mes efforts.

Il n’est pas étonnant qu’au moment où elles vivent l’expérience copine ou la prostitution d’escorte, les femmes ont besoin de croire qu’elles acquièrent du pouvoir, que leur situation doit être plus sécuritaire que d’autres formes de prostitution – et qu’à bien des égards, ce n’est pas de la prostitution.

Parce que voir ce qu’on vit alors comme de la prostitution c’est voir sa propre terreur, c’est savoir que les prostitueurs ont délibérément planifié de nous faire aussi mal, et c’est comprendre qu’il y a toujours un gérant, un homme d’affaires ou un pimp qui tire bénéfice de l’enfer où vous êtes.

C’est trop à porter pour la plupart des femmes prostituées – il est évident qu’elles se ferment à leur propre réalité, évident qu’elles vont en parler comme d’une prise de pouvoir et un choix libre, évident qu’elles doivent croire, malgré l’absence totale de preuves, que ce sont elles qui manipulent les hommes.

Être consciente de la réalité froide et morbide de la condition d’escorte et/ou de l’expérience copine est un savoir si terrible qu’il peut détruire la femme prostituée dans son essence même.

Comme beaucoup d’autres femmes dans ce milieu, il me fallait croire que j’avais simplement beaucoup de « copains ». Mais au fond, ce prétexte était rarement crédible.

Ces hommes ne me parlaient même pas, ne me regardaient pas dans les yeux – mais ils savaient pouvoir compter sur moi pour mimer comme un robot n’importe quel fantasme porno sadique qu’ils imaginaient.

Ces « copains » me baisaient à mort sans un mot, puis ils me jetaient dehors.

Je survivais en refusant de voir et de comprendre ma propre réalité.

J’ai eu des « copains » qui surgissaient de nulle part – alors que j’écoutais de la musique dans un pub ou que j’essayais de me sentir à l’aise dans un party –, ils me chuchotaient à l’oreille quelque acte sexuel sadique, puis m’amenaient aux toilettes ou à l’arrière du bâtiment.

Certains de ces hommes me payaient en espèces, en m’agonisant d’insultes et en me blâmant pour leur comportement dégueulasse. Beaucoup d’entre eux me baisaient jusqu’à l’avilissement et me laissaient blessée, sans me donner un sou.

Les prostitueurs « chic », eux, me donnaient des cadeaux, m’apportaient des repas, m’achetaient des vêtements, me présentaient à des gens, façonnaient mon esprit pour faire de moi leur jouet. Mais ils refusaient de me donner de l’argent ne voulant jamais être ces hommes dégoûtants qui « avaient besoin » de se payer une pute.

Ces prostitueurs m’ont brisée au plus profond de l’âme. Leurs mensonges, leur stratégie pour faire de moi leur jouet porno personnel, ont failli me tuer.

Ces hommes étaient assez riches pour s’approprier mon corps et mon esprit, et ils étaient assez riches pour le faire durant de longues périodes, pour me confiner à distance du monde réel. Dans cet environnement, ils me manipulaient et me circonvenaient jusqu’à ce qu’il ne me reste plus de volonté, plus de capacité de savoir si j’arriverais à leur résister ou même à retrouver ma propre voix.

Je déteste ces hommes avec plus de haine que je pensais qu’il existe dans le monde.

Ces hommes riches et privilégiés – des piliers de la société – voient les prostituées comme des jouets qu’ils manipulent jusqu’à ce qu’elles ne les amusent plus, après quoi ils les jettent aux poubelles.

Ce prostitueur va manipuler la prostituée en la laissant rêver qu’il l’aime en tant que personne, qu’il la voit comme telle.

Ce sont des mensonges terribles utilisés pour l’isoler, pour la couper du monde extérieur. Il fait d’elle son centre, puis s’assure qu’elle oublie toutes les personnes qui peuvent se soucier d’elle ou voir en elle plus que son simple rôle de prostituée.

Il le fait en la comblant, en lui disant qu’elle est intelligente et si belle – il fait cela et en même temps la tient à sa disposition en tant que putain, appelée à lui donner du sexe en tout moment et en tout lieu, souvent de manière violente.

Mon histoire m’a appris que cela laisse la prostituée complètement confuse, qu’elle perd peu à peu la volonté de penser par elle-même et de lutter pour conserver une certaine dignité.

C’est la réalité de l’escorte et de « l’expérience copine ».

Alors, écoutez la douleur et la confusion de la femme qui a quitté la prostitution.

Sachez que pour beaucoup de celles qui ont été piégées dans la prostitution vécue derrière des portes closes, il y a en plus le traumatisme de devoir fracasser les mensonges dont elles ont été entourées.

En y repensant, en sachant que derrière ces portes, n’importe quelle forme de violence sadique était la norme quotidienne, elles se souviennent du mensonge qu’on leur a si souvent répété, à savoir qu’au moins leur situation était plus sécuritaire que dans la rue.

Nos traumatismes sont exacerbés jusqu’au point d’explosion à tout nouvel assassinat d’une femme ou d’une fille prostituée, probablement à l’abri des regards, qu’un homme l’ait racolée dans la rue ou qu’elle l’y ait reçu en prostitution d’intérieur.

Alors qu’y a-t-il donc de si sécuritaire à installer la prostitution derrière des portes closes ?

Ah oui, ce sera plus sécuritaire pour les prostitueurs, car ils sauront qu’ils risquent peu ou pas d’intervention s’ils font le choix d’être sadiques envers la femme ou la fille prostituée.

De plus, la prostitution d’intérieur amène plus de profits à ceux qui le gèrent parce qu’ils peuvent faire payer plus cher pour des « extras », peu importe le danger qu’ils imposent aux femmes prostituées.

Version originale.

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 janvier 2012

Rebecca Mott, survivante et écrivaine


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