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Algérie - Pour Katia assassinée à cause de son refus de porter le voile

29 février 2012

par Ahmed Halli, journaliste

Katia Bengana a été assassinée le 28 février 1994 pour avoir refusé de porter le voile.

Son sacrifice interpelle encore ceux et celles qui se sont laissé bercer par la douce somnolence de l’amnésie.

Par un absurde enchaînement de l’Histoire, toute l’Algérie se voile aujourd’hui, sous la seule menace lointaine des tourments d’un enfer incertain, comparé à celui d’ici-bas. Pire encore : tout un pays se couvre aussi les yeux et les oreilles, pour ne plus voir l’image de Katia, digne descendante de Fadhma N’soumeur*, pour ne plus entendre sa voix nous appelant à dire non !

Cela va faire dix-huit ans que tu es partie. Il y a encore ici des mémoires qui n’ont pris aucune ride, tout comme le souvenir de ton sacrifice qui résiste envers et contre tout.

Vois-tu, Katia, les réserves de larmes de ce pays se sont épuisées, on ne pleure plus aux injonctions de la joie ni aux sollicitations du malheur. Le bonheur ne se montre plus, sauf lorsqu’il est factice et roule en quatre-quatre.

Ton Algérie, j’allais dire leur Algérie, c’est un pays en proie à un deuil dont il ne connaît pas très bien la nature, ni la raison. Mais je crois bien, moi, que ce pays souffre avant tout de devoir pardonner à ses assassins, comme le ferait une mère indigne. Cette mère indigne, Katia, qui n’a pas su arrêter le bras meurtrier et qui s’est empressée de t’ériger un tombeau pour y enfouir ses colères en même temps que ta dépouille.

Tu as bravé la mort parce que tu ne voulais pas porter le voile, aujourd’hui les jeunes filles de ton âge se voilent pour ne pas affronter les foudres de l’inquisition islamiste. Celles qui ont l’âge que tu avais au moment de ton assassinat rituel ne comprennent pas qu’on puisse mourir pour avoir refusé de porter le voile. C’est normal : elles ont grandi dans une autre Algérie, dans un pays formaté aux normes de ses « visiteurs ». Elles sont venues au monde voilées, et leurs mères l’étaient déjà, au-dedans comme au-dehors, et pour cause.

Le voile aujourd’hui, Katia, il est partout, c’est comme une ceinture de chasteté qui se porte autour de la tête, pour rassurer la mâle engeance. C’est ce voile-ceinture qui serait l’ultime rempart contre le déshonneur, et qui empêcherait le pantalon des hommes de tomber. « Votre voile, c’est votre vertu », leur dit-on, et du coup même les petites vertus, aux enseignes bibliques, se surprennent à l’arborer.

Oui, Katia, ce pays a bien changé, mais pas comme tu l’aurais espéré à l’orée de tes dix-sept printemps, brutalement interrompus par l’ignorance et le fanatisme. Aujourd’hui, la « société civile », cette expression brandie comme pour un exercice d’exorcisme, n’est plus. Le peuple, dont on célèbre l’amazighité, l’arabité et l’islamité comme pour mieux l’enfermer dans un carcan mortel, ne croit plus qu’aux promesses de l’Au-delà.

Pour me résumer, laisse-moi te citer l’exemple de la grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite. C’est un conte de l’écrivain Olivier Clerc que m’a fait parvenir, en guise d’alerte, notre vénérable cheikh, Si Mohamed Baghdadi, qu’il en soit remercié.

« Imaginez une marmite remplie d’eau froide dans laquelle nage tranquillement une grenouille. Le feu est allumé sous la marmite, l’eau chauffe doucement. Elle est bientôt tiède. La grenouille trouve cela plutôt agréable et continue de nager. La température continue à grimper. L’eau est maintenant chaude. C’est un peu plus que n’apprécie la grenouille, ça la fatigue un peu, mais elle ne s’affole pas pour autant. L’eau est, cette fois, vraiment chaude. La grenouille, commence à trouver cela désagréable, mais elle s’est affaiblie. Alors elle supporte et ne fait rien. La température continue à monter jusqu’au moment où la grenouille va tout simplement finir par cuire et mourir. Si la même grenouille avait été plongée directement dans l’eau à 50°, elle aurait immédiatement donné le coup de patte adéquat qui l’aurait éjectée aussitôt de la marmite. Cette expérience montre que lorsqu’un changement s’effectue d’une manière suffisamment lente, il échappe à la conscience et ne suscite la plupart du temps aucune réaction, aucune opposition, aucune révolte. »

Or, c’est ce qui nous est arrivé depuis quelques décennies, et de façon insidieuse au point de nous persuader que certains gestes, certaines pratiques font partie de notre patrimoine ancestral. Aujourd’hui, avec les nouveaux rituels, le voile est désormais la règle sur tous les terrains de la vie sociale. Tes sœurs algériennes, Katia, s’y mettent parfois dès l’école primaire, voire la maternelle, où le personnel féminin est voilé dans son écrasante majorité.

Si seulement, ces femmes savaient, mais le voudraient-elles ? La grenouille n’est-elle pas déjà cuite, pour reprendre l’exemple ci-haut ? Avons-nous encore la volonté de sauter hors de la marmite, comme nous y invite l’écrivain ? Savent-elles, les malheureuses qui croient s’assurer la félicité éternelle en obéissant à des diktats obsolètes, qu’elles font de leur vie ici-bas un enfer ? En se soumettant à l’obligation du voile, premier canon du nouvel Islam, elles renoncent à la liberté de dire non. Elles prononcent, par leur docilité, l’absolution pour tes assassins, Katia, et pour leurs commanditaires qui sollicitent aujourd’hui nos suffrages.

* Pour information : "Malha Benbrahim, Documents sur Fadhma N’Soumeur (1830-1861)"

Proposé par l’auteure et publié aussi dans Le Soir d’Algérie, le 28 février 2012, sous le titre "Pour katia, encore et toujours."

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 février 2012

Ahmed Halli, journaliste


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