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La féminisation linguistique : nommer notre présence au monde

20 mars 2003

par Élaine Audet

Alors que sous la poussée des études féministes partout dans le monde, on tente de réinsérer les femmes dans l’histoire, il existe encore une résistance acharnée à leur nécessaire insertion dans la langue. La féminisation, c’est la bête noire non seulement des dinosaures de l’Académie française et des machos, mais aussi de nombreuses femmes. Dans un essai rigoureux et d’un humour rafraîchissant, la linguiste Louise L. Larivière espère porter le coup fatal à ce préjugé tenace. Espérons que le ridicule tuera enfin la bêtise.



Dans son livre intitulé Pourquoi en finir avec la féminisation linguistique dont je préfère le beau sous-titre ou à la recherche des mots perdus, l’auteure affirme qu’on ne peut être égale sans être visible. Jusqu’à tout récemment, la langue s’est contentée de refléter et de renforcer l’invisibilité sociale des femmes dans les sociétés patriarcales. Pourtant, elle pourrait s’adapter aux transformations sociales touchant les femmes comme elle l’a fait rapidement avec les changements technologiques et scientifiques.

Larivière réussit admirablement à démonter tous les mécanismes de la mauvaise foi qui permettent encore au masculin de l’emporter sur le féminin. On continue à écrire sans broncher : « un cochon et cinquante femmes sont morts dans la tempête », à refuser le terme « écrivaine » à cause de la finale « vaine », le « vain » dans écrivain portant, bien sûr, la noblesse du masculin qui ne peut que rendre sa vanité valeureuse et enviable ! Comme le dit Benoîte Groult, le blocage ne se trouve pas dans les mots mais dans la tête de ces femmes qui semblent avoir « intégré la notion d’infériorité congénitale de leur sexe » en refusant de féminiser leur titre « pour ne pas ternir le prestige de la profession »

Égales et visibles

La langue reflète les structures, les préjugés et les rapports de forces inhérents à toute société. Alors que les femmes occupent de plus en plus la place qui leur revient sur le plan social, cette réalité continue à être obstinément ignorée sur le plan linguistique. Le refus de la féminisation tend à renvoyer les femmes dans la marginalité et à leur nier toute identité propre. Il est évident qu’en reflétant les changements sociaux, la langue transformera à son tour les mentalités.

À bon escient, l’auteure cite la ministre Louise Harel, du temps de son engagement féministe : « La liberté d’afficher dans n’importe quelle langue, par exemple, comme la liberté de n’utiliser que le neutre, c’est-à-dire le masculin, est en fait la liberté de celui qui domine » (p. 65).

Larivière fait adéquatement la démonstration que ce n’est pas la langue qui fait obstacle à la féminisation mais la société et les mentalités rétrogrades. Elle affirme que « la langue a tout ce qu’il faut, grammaticalement parlant, pour féminiser les noms, sa morphologie étant « parfaitement équipée pour traduire la distinction en genre des noms de métiers et de fonctions » et pour former de nouveaux féminins en offrant une abondance de possibilités. » (p. 30) Ainsi, il est tout à fait possible d’éviter la préséance d’un genre sur l’autre en formant le féminin et le masculin à partir d’un radical invariable.

Elle dénonce la confusion créée par l’utilisation du mot « homme » comme terme générique englobant les hommes et les femmes et par la prétendue neutralité du masculin. Tous les grammairiens le disent, en français, il n’y a pas de neutre, comme dans certaines autres langues, mais deux genres le féminin et le masculin avec lesquels l’accord se fait. Le pseudo neutre-masculin n’inclut d’ailleurs plus le féminin lorsque les intérêts du sexe « fort » sont en jeu. Ainsi, en France, on a longtemps refusé tout droit politique aux femmes, sous prétexte que le terme « Français » dans la Constitution ne signifiait que le sexe masculin !

Qui a peur de la féminisation ?

La masculinisation systématique de la langue n’est pas innocente, mais vise à rendre invisible la présence des femmes tant dans la langue que dans le monde. Comme le souligne Larivière, les titres professionnels féminisés ne paraissent menaçants qu’aux hommes qui craignent que les femmes occupent leurs postes et acquièrent autant ou plus de pouvoir, de gloire et de rémunération qu’eux. Ils confirment ainsi que ce qui est nommé existe !

La féminisation fait également peur à certaines femmes qui ont accepté de vivre par procuration. Elles craignent de perdre le prestige qui leur vient du statut « supérieur » de leur mari ou de se voir comparée défavorablement à celles qui sont indépendantes. Quant aux femmes qui ont déjà un certain pouvoir dans la société, elles ne veulent pas compromettre leur situation en se démarquant comme femmes. Elles préfèrent s’identifier et se solidariser avec le sexe dominant plutôt qu’avec leurs semblables qui luttent pour la reconnaissance dans tous les domaines.

Pour que ça change, pour que la féminisation des mots nous paraisse familière, il importe nous dit Larivière, de mettre en pratique les règles de la féminisation dans nos écrits et qu’il y ait des cours sur la féminisation linguistique dans tous les programmes de français. Pour en savoir plus sur la façon de féminiser, on pourra consulter sur Internet le livre numérique, « Comment en finir avec la féminisation ou Les mots pour la dire », que l’auteure y publie aux Éditions 00h00.com.

Une réserve superflue

En terminant, je dois dire que je n’ai pas compris pourquoi l’auteure débute son excellent ouvrage en professant qu’il n’est pas militant, qu’« il n’est pas nécessaire d’être femme ou féministe à tout crin » pour traiter de féminisation et enfin de nous assurer qu’elle s’appuiera « sur des considérations linguistiques et non sur des « états d’âme ». Dans une même lancée, elle affirme aussi que la féminisation n’est pas née « du cerveau enflammé des féministes québécoises ». Une telle démarcation par rapport à la recherche féministe serait-elle devenue nécessaire aujourd’hui pour que la critique officielle parle d’un livre ?

Pareilles réserves ne font, pour moi, que renforcer les préjugés face aux recherches féministes et aux écrits militants. Personne ne remet en question le sérieux des travaux sur la féminisation de Louky Bersianik (1976)(1) et de Benoîte Groult (1984)(2), à qui Larivière dédie d’ailleurs son ouvrage, ou des essais de Marina Yaguello (1978)(3), de Dale Spender (1980)(4) et plus récemment de Céline Labrosse (1996)(5), pourtant, aucune de ces auteures n’a jamais eu peur d’être taxée de féministe.

Même si, après l’entrée des femmes sur le marché du travail, il y a eu, comme l’affirme Larivière, quelques tentatives de féminisation en France au début du siècle, c’est incontestablement la parution en 1976 de L’Euguélionne de Louky Bersianik qui en a fait une priorité et inspiré les ouvrages qui ont suivi. Tant par l’analyse en profondeur que par les suggestions de féminisation toujours respectueuses de la structure de la langue, on est là bien loin de simples « états d’âme ».

Au risque de déplaire à Mme Larivière, je lui dirai que je n’ai vu dans son livre aucune incompatibilité entre la linguistique et une vision féministe du monde. Cet ouvrage est un instrument de travail indispensable pour qui veut refléter la place réelle des femmes dans le monde.

Louise L. Larivière
Pourquoi en finir avec la féminisation
ou à la recherche des mots perdus

Montréal, Boréal, 2000.

(1) Louky Bersianik, L’Euguélionne, Montréal, La Presse, 1976.
(2) Benoîte Groult, Les Mots et les femmes, Paris, Médias et Langage, 19-20, mai 1984.
(3) Marina Yaguello, Les mots et les femmes : essai d’approche socio-linguistique de la condition féminine, Paris, Payot, 1978.
(4) Dale Spender, Man Made Language, Londres, Pandora, 1981.
(5) Céline Labrosse, Pour une grammaire non sexiste, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1996.

Mis en ligne sur Sisyphe le 20 mars 2003.

Élaine Audet

P.S.

Nouvelles références

 Marie-Hélène Alarie, "Féminisation - On ne peut être neutre !", Le Devoir, 16 juin 2012.
 UQÀM, Guide de féminisation, 2011.
 Bureau de la traduction, La féminisation, Gouvernement du Canada.
 Louky Bersianik, La main tranchante du symbole, Montréal, éd. remue-ménage, 1990, La langue de l’occupant, p. 37-91




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