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Prostitution - Mes années perdues

18 mars 2012

par Rebecca Mott, survivante et écrivaine

Ce texte est une sorte de lettre rédigée en écriture automatique et adressée à ma jeunesse perdue, à celle que j’ai été entre 14 et 27 ans. Son propos ne peut être linéaire ou rendre compte de l’époque ou des lieux.

Si je ne peux parler plus clairement, c’est que je cherche à rendre compte des silences et des absences de cette époque, parler d’une douleur qui avait si peu d’espace où s’exprimer.

Tout ce que je peux faire, c’est écrire et espérer trouver un espace de parole pour ma jeunesse perdue. Je la connais au moment où elle hurle dans mon ventre. Je la connais au moment où ma tête cherche à exploser dans son effort pour débusquer ses vérités.

Je la connais, mais toujours comme un fantôme : ma jeunesse perdue est hors de portée.

Je veux lui dire combien je l’aime, combien je suis fière d’elle, combien son courage m’étourdit. Mais elle ne peut pas entendre, parce que ses cris silencieux noient toute conscience du fait qu’elle en est sortie et est devenue celle que je suis maintenant.

Je sais que cette vision peut sembler un non-sens, mais comment faire pour réparer un passé où tout espoir a été volé ? Comment dire que les choses vont s’améliorer à quelqu’un dont chaque cellule de son esprit et de son corps sait qu’elles ne peuvent que s’aggraver ?

Comment dire à ce passé perdu que la seule chose qui t’a amenée à en sortir a été la certitude que tu allais y rester. Comment dire cela quand ta jeunesse perdue veut tellement être secourue ou lutter pour s’en sortir ?

Tout ce que je sais dire, c’est que le courage est plus compliqué que d’être une combattante ou même de croire que l’on peut entrevoir une fin à la souffrance.

Pour ma jeunesse perdue, le courage a été d’apprendre à s’adapter à l’enfer – mais toujours en conservant hors de portée des parties d’elle-même qu’aucun prostitueur, aucun profiteur de l’industrie du sexe, ou aucun observateur extérieur passant des jugements ne pouvait toucher ou même atteindre en moi.

Je n’ai pas de mots réels pour désigner cette partie secrète, – vous pouvez l’appeler mon âme, ma vaillance ou quelque essence.

Tout ce que je sais, c’est qu’il s’agit de la pierre angulaire du courage qu’ont au cœur toutes les femmes et les filles piégées à l’intérieur de l’industrie du sexe.

Je sais que de 14 à 27 ans, j’ai été exposée sans cesse à du sadisme sexuel.

Je sais que j’ai survécu en acceptant l’inacceptable. En m’adaptant, je me suis donné la chance de vivre et peut-être, avec de la chance, de quitter un jour ce monde de haine et de violence.
Je n’ai pas vu de porte de sortie, je n’ai jamais cru que quelqu’un se soucierait suffisamment de moi pour m’aider ou même me voir, je n’ai jamais su si j’allais survivre d’un prostitueur au prochain, ou si un gestionnaire allait simplement me tuer.

J’ai pensé que je pourrais mourir par « accident », mourir parce que les prostitueurs ou les gestionnaires se fatigueraient de moi ; j’ai pensé me tuer juste pour les emmerder, et j’ai pensé être simplement assassinée, de façon désinvolte, comme le sont toutes les putains.

Comme je n’ai jamais cru que je survivrais, je suis devenue négligente de la façon dont mon corps était traité, je me suis lancée dans l’alcool et j’ai essayé de cesser de dormir.

Je ne vivais pas en explorant mes limites – cette image est bien trop romantique, – je me noyais dans mon propre sang et mes tripes.

Je sais que j’ai appelé à l’aide, j’ai rué dans tous les brancards.

Je rejetais toute personne qui me manifestait de la sympathie, je démolissais des motos, je ne payais pas mon loyer afin d’être jetée dehors, j’ai même fracassé tout ce que j’avais chez moi, je faisais la rue la nuit quand je n’étais pas avec des hommes violents, et je buvais suffisamment pour couler le Titanic.

J’étais perdue, mais personne ne voulait prendre la peine de me trouver.

Je ne les blâme pas. Je vivais à une époque et un endroit où la prostitution était rendue invisible, ou vue comme quelque chose dont les « bonnes » filles de classe moyenne comme moi ne soupçonnaient même pas l’existence.

Et puis, comme tant de prostituées, je suis devenue très habile à dissimuler ma douleur, en cachant mes cicatrices et contusions, en cachant mes rendez-vous médicaux de vérification de MST et mes tests de grossesse, en cachant à tous, moi comprise, que j’étais gravement amochée… et une prostituée.

Je vivais une double vie, une vie où je me cachais autant que possible la violence de routine et la haine que j’endurais.

J’ai survécu grâce à cette ignorance, mais maintenant je veux savoir : je veux que ce que j’ai perdu et qui m’a été volé fasse à nouveau partie de moi.

Je veux voir ma jeunesse, je veux voir son regard au-delà de l’engourdissement, retrouver ses montagnes de colère et son sentiment secret de terreur, je veux voir sa merveilleuse volonté de survivre à la destruction.

Je veux saluer ma jeunesse. Je tiens à la féliciter devant toutes celles qui peuvent m’entendre, je veux la récompenser avec des livres, de la musique et du sport, je veux qu’elle et moi puissions aller au-delà des cris pour vivre une douleur authentique.

Je lui donnerais une médaille si elle pouvait l’accepter.

Je veux lentement devenir capable de me reconnaître à cette époque-là, sans vouloir y tourner le dos.

Version originale : « Lost Years ».

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 mars 2012

Rebecca Mott, survivante et écrivaine


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