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Des embûches sur le chemin de la liberté

21 juillet 2002

par Micheline Carrier

En Afghanistan, si la majorité des femmes se montrent prudentes avant de
laisser tomber la burqa, d’autres n’ont pas mis de temps à reprendre la parole après cinq ans de bâillon et de séquestration. Quelques jours après le départ des talibans, au début de novembre, des centaines de femmes, la majorité à visage découvert, ont marché en direction des bureaux de l’ONU, au centre de Kaboul, pour demander officiellement que tous leurs droits soient rétablis sans délai. Elles veulent également que des femmes participent aux discussions préparatoires à la formation d’un gouvernement civil transitoire.




L’Alliance du Nord n’a pas tardé à démontrer aux marcheuses que la liberté
n’est pas chose acquise. Elle a empêché le groupe de se rendre à destination en
prétendant ne pouvoir garantir sa sécurité. Qui d’autres que les soldats de l’Alliance
du Nord, armés jusqu’aux dents, les manifestantes pacifiques auraient-elles pu
craindre, puisque les talibans ont fui la ville ? L’ordre et la sécurité que les nouveaux
maîtres de Kaboul prétendent assurer ne s’étendent-ils pas aux femmes ? Sans
doute les militaires ont-ils vu d’un mauvais œil que des femmes revendiquent leurs
droits auprès de l’ONU sans intermédiaire. Les centaines d’Afghanes en marche ont
promis de revenir la semaine suivante.(1) Mais l’Alliance du Nord leur a de nouveau
fait obstacle.


Quelques jours avant cette manifestation, le Dr Abdullah Abdullah, ministre des
Affaires étrangères de l’Alliance, a fait dire par un délégué de l’ONU que les femmes
ne seraient plus obligées de porter le burqa, un simple voile suffirait (2). Quel
homme magnanime ! Et si les femmes afghanes choisissaient d’aller tête nue,
va-t-on les arrêter ? Quand on ne décide pas soi-même de ce qu’on veut porter, ce
n’est pas encore la liberté. Va-t-on davantage permettre aux femmes afghanes de
faire des choix dans des domaines plus importants, comme le travail, l’éducation,
l’action politique ? L’Alliance du Nord a sans doute tablé sur le symbolisme du burqa
aux yeux de l’Occident, pensant démontrer une grande ouverture au moment où
l’attention est braquée sur l’Afghanistan.


Il en faudrait davantage pour convaincre. Ces incidents sèment le doute sur les
bonnes dispositions de l’Alliance du Nord à l’égard des femmes. Peut-être faut-il
craindre que « l’esprit taliban survive aux talibans » (3).


Ce ne sont pas les moudjahidins de l’Alliance du Nord, dont les
comportements passés sont à peine moins barbares que ceux des talibans, qui vont
se préoccuper des droits fondamentaux du peuple afghan. Ils sont trop occupés à se
disputer le pouvoir entre factions rivales. Ils l’ont tant attendu, ce pouvoir, qu’il serait
étonnant qu’ils le sacrifient à la paix et à la stabilité de leur pays.


Reverrons-nous encore ces scènes à l’ère post-talibans ?


Devant l’ONU à New York, Tahmeena Faryal de l’Association révolutionnaire
des femmes afghanes (RAWA), a déclaré au cours de novembre que si l’Alliance du
Nord a l’air de se faire « l’avocate des droits des femmes », on ne saurait oublier que
ses membres ont imposé de nombreuses restrictions aux femmes lorsqu’ils ont pris
le pouvoir en 1992. Ils ont exigé que toutes soient voilées et, pendant leur règne,
« des centaines de jeunes filles ont préféré se suicider plutôt que d’être violées ou
mariées de force » (4). Mme Faryal a prédit une autre guerre civile si l’Alliance du Nord
prend le pouvoir et, une telle guerre, a-t-elle rappelé, est un terrain fertile au
terrorisme.


Ce n’est pas non plus l’ethnie pachtoune qui insistera pour que le futur
gouvernement afghan respecte les droits fondamentaux et laisse les femmes exercer
librement les leurs. Cette ethnie a soutenu les talibans, dont la majorité sont
d’ailleurs issus. L’ethnie pachtoune sera largement représentée dans le
gouvernement de transition, car elle est majoritaire. Elle ne représente pas 50% de
la population afghane. Mais c’est elle qui compte le plus grand nombre d’individus
parmi les nombreuses ethnies du pays. On parle encore d’inclure des talibans
« modérés » dans le gouvernement de transition. Aussi bien inviter le loup dans la
bergerie. S’il existe des talibans « modérés », quand se sont-ils manifestés au cours
de ces dernières cinq ans de persécution odieuse ?


En fait, on veut inclure des porte-parole de toutes les ethnies dans les
discussions préalables à un nouveau régime. Mais on parle moins de la participation
des femmes, bien que plusieurs d’entre elles l’aient réclamée formellement. Qu’on
fasse ainsi la sourde oreille à des demandes légitimes n’augure rien de bon. Les
différents groupes étaient libres d’inviter des femmes à la rencontre de Bonn en
novembre. L’ancien roi Zaher Shah a invité deux femmes à se joindre à sa
délégation. Une troisième sera présente. Des femmes afghanes exilées,
« occidentalisées ». Cela offrira un prétexte pour ne pas les écouter. « Elles ne
représentent pas toutes les femmes ! » Les féministes du monde entier connaissent
bien la chanson.


L’ONU aurait pu convier des porte-parole de groupes de femmes, comme
l’Association révolutionnaire des femmes afghanes (Rawa), qui oeuvre depuis 1977
en Afghanistan et au Pakistan. Ou d’autres femmes qui attendent depuis cinq ans de
prendre la parole. Cette invitation aurait été la moindre des choses compte tenu du
sort que ces femmes ont connu et de l’incertitude qui règne quant à leur avenir.
L’occasion était bonne de montrer que l’on considère les femmes afghanes comme
des citoyennes à part entière. On a préféré les ignorer.


Francesc Vendrell, envoyé spécial de l’ONU en Afghanistan, a rencontré les
chefs de l’Alliance du Nord, composée exclusivement d’hommes, ainsi que d’autres
leaders masculins de toutes les ethnies. Il n’a rencontré aucune femme (5). Quand
l’exemple d’exclusion et de sexisme vient d’un organisme qui se pose en défenseur
universel des droits fondamentaux, il y a de quoi s’en indigner.


Avant la rencontre de Bonn, Mary Robinson, Haut-Commissaire de l’ONU pour
les droits de l’homme, est la seule porte-parole officielle de l’organisme à avoir
réclamé publiquement la participation pleine et entière des femmes au futur
gouvernement de l’Afghanistan (6). À l’ouverture de cette rencontre, Kofi Annan,
secrétaire générale de l’ONU, a averti que la future société afghane doit faire placeaux
femmes. Mais il n’a pas parlé de leur présence dans le futur gouvernement.


On comprend que l’ONU se préoccupe d’une représentation multi-ethnique au
sein de ce gouvernement. Rien ne l’empêche, cependant, de se préoccuper en
même temps d’une représentation équitable entre les hommes et les femmes.
L’organisme craint à juste titre une guerre civile entre ethnies et factions, mais il est
tout aussi important de prévenir une autre guerre des hommes contre les femmes.


La rencontre de Bonn est la première. Espérons que les prochaines feront une
meilleure place aux Afghanes qui ne demandent pas mieux que de participer à la
reconstruction de leur pays.


______________________


(1) Pierre Celerier, Agence France-Presse, le 20 novembre 2001

(2) Janet Bagnall, Montreal Gazette, le 22 novembre 2001

(3) Lysiane Gagnon, La Presse, le 24 novembre 2001

(4) Associated Press et Nations Unies, le 21 novembre 2001

(5) Janet Bagnall, The Gazette (Montreal), le 22 novembre 2001

(6) The Globe & Mail et Associated Press, le 19 novembre
2001





Micheline Carrier


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