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Prostitution - Coup de tampon réglementariste !

13 août 2012

par Christine Le Doaré, Irréductiblement féministe

À la lecture du texte d’Alban Ketelbuters, "Reconnaître la prostitution et non l’abolir", paru dans Le Monde* du 23 juillet 2012, je constate tout d’abord que de plus en plus d’hommes se sentent autorisés à apposer ou non un tampon "féminisme convenable" sur nos revendications.

Nombreux sont ceux qui, comme l’auteur, vouent désormais un culte à Simone de Beauvoir ou à Élisabeth Badinter et, pour le reste, décident s’il est ou non acceptable que nous menacions leurs privilèges patriarcaux.

Alban Ketelbuters semble avoir des connaissances approximatives en matière de féminisme. Son analyse des différents féminismes en présence est assez confuse. Pour commencer, rappelons-lui que si des féministes essentialistes se manifestent encore de temps à autres, les principaux groupes et personnalités féministes qui s’expriment et agissent aujourd’hui, y compris chez les abolitionnistes, sont égalitaires et universalistes. Et c’est tant mieux car les théories naturalistes et différentialistes qui fondent la domination masculine ne peuvent être déconstruites par un féminisme qui se contenterait d’inverser les rôles et de substituer un matriarcat au patriarcat !

Des militantes féministes, des militantes lesbiennes aussi, revendiquent depuis fort longtemps, l’égalité des droits et notamment l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, la PMA*8 pour les lesbiennes et l’adoption pour tous, mais pour autant, sont hostiles à la GPA*** (nombre de militants LGBT également). Il ne faut pas tout mélanger, la GPA n’est pas une technique de reproduction, elle met en jeu la vie d’une femme pendant toute une grossesse. Qu’on le veuille ou non, il s’agit bien de l’appropriation et de la mise à disposition, par des hommes et à des fins reproductives, de corps de femmes. La question mérite que l’on prenne le temps d’y réfléchir sereinement, surtout qu’il existe d’autres solutions de parentalité et que le droit à l’enfant ne justifie pas tout.

M. Ketelbuters continue sa démonstration jusqu’à mettre sur le même plan, supériorité de l’hétéro-parentalité et abolitionnisme de la prostitution ! Que fait-il donc des militant-es LGBT qui se battent pour la reconnaissance et les droits des familles homosexuelles et pour autant sont abolitionnistes ? Sous le tapis ?

"L’obsession chimérique d’une juste sexualité, plus naturelle que culturelle…" Mais que peut bien signifier cette phrase ? La sexualité n’a rien de bien "naturel", elle résulte dans tous les cas d’une culture, d’une éducation et d’expériences individuelles. En outre, j’ai beau lire des textes abolitionnistes, je n’y vois aucun argument puritain, bien au contraire. Il n’est question que de désir et de liberté, d’émancipation et surtout de sortir le sexe de l’économie de marché. Il est question aussi de prévention, de lutte contre l’exploitation et les violences.

Le consentement et l’intimité ne se marchandent pas et ne peuvent être livrés aux lois du marché. Qui fixerait le prix public, la valeur, d’un acte sexuel et en fonction de quels paramètres ?

Puis, Alban Ketelbuters, qui ne recule décidément devant rien, fait référence à l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Certes, tout être humain a en effet le droit de disposer de son corps, mais du sien seulement, personne n’a le droit de disposer de celui d’autrui !

Certaines personnes seraient disposées à vendre ou louer leurs organes si on les laissait faire, pourtant, quelle que soit leur situation économique, la force de leur volonté, l’État les en empêche pour les protéger. Il devrait en être de même pour la location ou la vente d’actes relevant de l’intimité sexuelle.

Non pas pour des raisons puritaines mais parce que vendre sa force de travail physique ou intellectuelle n’a strictement rien à voir avec vendre son intimité sexuelle, et aucun-e prostitué-e n’a jamais rêvé, enfant, de le devenir et encore moins fait ce rêve pour ses propres enfants. Ce n’est à l’évidence pas un métier comme un autre, contrairement à ce que prétendent les réglementaristes. Qui voudrait trouver à Pôle emploi demain, de telles offres d’emploi ?

Que dire encore de cet argument qui consiste à juger les abolitionnistes "coupables de condamner à la misère et à la criminalité les personnes prostituées" ?

À l’évidence, Alban Ketelbuters n’a pas fait la différence entre abolitionnisme et prohibitionnisme. Si les abolitionnistes en France font un travail de lobbyng politique, ils réclament avant tout l’abolition de l’article 225-10-1 du Code pénal sur le racolage passif, réglementation répressive exercée à l’encontre des personnes prostituées. Présents sur le terrain, ils font un travail de prévention considérable et aident les personnes prostituées qui le souhaitent à en sortir.

Notre universitaire n’a pas non plus compris que les abolitionnistes ne s’en prennent pas aux prostituée-e-s, qu’ils/elles respectent, mais veulent questionner la demande : éduquer, voire pénaliser les clients afin de les mettre face à leurs responsabilités. Car c’est bien avant tout d’égalité femmes-hommes et d’un projet de société dont il s’agit.

Comment, un petit garçon, élevé en sachant qu’il aura toujours des femmes prostituées à disposition, pourrait-t-il jamais considérer une femme comme son égale ?

Je me demande aussi comment notre universitaire a réussi à éviter de lire les rapports publiés par les États qui avouent être dépassés par les problèmes générés par une politique réglementariste ? Les trafics se sont développés massivement et sont devenus incontrôlables. Est-ce dans une telle société que nous voulons-vivre ?

Mais le summum de la malhonnêteté intellectuelle est atteint lorsqu’il prétend que les abolitionnistes ont une vision étroite de "l’identité féminine, toute femme étant pour eux (il dit elles, car il n’a pas compris que le mouvement abolitionniste est un mouvement mixte), conformément à ses organes génitaux, une mère" !

Cette confusion est typique de la technique manipulatrice de renversement rhétorique. L’auteur a bien compris que les femmes ont des organes génitaux, à la disposition des hommes, pour faire des enfants – GPA – ou pour assouvir des pulsions sexuelles masculines prétendues irrépressibles. Nous n’en sortons pas, "mères ou putains", mesdames, choisissez ! Il se peut, toutefois, que notre universitaire néo-libéral, magnanime et si moderne, nous accorde de passer de l’une à l’autre !

En revanche, le mouvement abolitionniste est favorable à l’émancipation des femmes, il sait que les femmes se sont libérées en s’affranchissant de leur dépendance économique et en se réalisant autrement que dans la maternité automatique, le seul droit réservé aux femmes. Il sait aussi que le soi-disant "plus vieux métier du monde" est surtout le plus vieux privilège masculin, jalousement préservé par le système patriarcal et qui, paradoxalement, trouve parfois des allié-es dans le mouvement LGBT (GPA & prostitution).

Sa conclusion, enfin, nous parle de liberté et d’éternité.

La prostitution serait une liberté ? L’auteur fait ici la promotion néo-libérale du choix individuel qui prime sur le choix collectif de société. Pour une personne qui choisit, 1000 peuvent vivre en esclavage. N’oublions pas que l’économie du sexe est la plus rentable après celle des armes et de la drogue !

Laissons de côté un instant la prostitution liée à la traite, aux mafias, aux réseaux, aux proxénètes plus ou moins artisanaux… pour nous intéresser à la seule prostitution dite "choisie". Comment notre universitaire a-t-il pu passer à côté des études qui démontrent que la plupart des femmes prostituées ont vécu des violences sexuelles, incestes ou viols, dans l’enfance ? À moins qu’il ne le sache, mais n’ait rien d’autre à leur proposer ? Lui rentabilise ses études, elles cherchent à survivre, mais lui sait de quoi il parle !

L’arnaque intellectuelle consiste à prendre pour argent comptant les sornettes de quelques escortes de luxe qui travaillent occasionnellement et choisissent leur clientèle sur Internet et qui osent se prétendre porte-parole des femmes enfermées dans une prostitution forcée.

Comble de l’indécence, cette liberté, il la justifie par son impossible disparition. C’est tout de même vertigineux, ne trouvez-vous pas ?

Affirmer que la prostitution ne disparaîtra jamais, c’est d’avance capituler sur la possibilité d’une société plus humaine, plus épanouissante et plus libre, libre des dangers, des pressions de toutes sortes, des chantages exercés sur des femmes au prétexte d’une libre sexualité.

C’est condamner une partie des femmes à devoir se plier à tout jamais aux exigences d’une sexualité masculine qui serait naturellement différente – essentialisme où es-tu ? – et puisqu’ils peuvent payer, pas de raison de s’en priver !

C’est renoncer à tout jamais à toute égalité femmes-hommes.

C’est accepter que, sous cette forme, l’esclavage persiste mais ne concerne quasiment plus que des femmes.

C’est terriblement violent et réactionnaire. Votre coup de tampon, M. Ketelbuters, on s’en passera fort bien.

Notes

* http://mobile.lemonde.fr/idees/article/2012/07/23/reconnaitre-la-prostitution-et-non-l-abolir_1736509_3232.html
** PMA Procréation médicalement assistée
*** GPA Gestation pour autrui

 Le blogue de Christine Le Doaré.

Mi en ligne sur Sisyphe, le 13 août 2012

Christine Le Doaré, Irréductiblement féministe


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4262 -