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Masculin/Féminin - Quand la science naturalise l’ordre social

1er novembre 2012

par Catherine Albertini, chercheure et membre de Choisir la cause des femmes

    "Dans le langage scientifique comme dans le langage trivial, prévalent comme des fondements non questionnables, des catégories sexuées dualistes où géométrique est supérieur à sensible, abstrait à concret, rapide à lent comme masculin l’est à féminin (...) La grille de lecture avec laquelle nous fonctionnons est toujours celle immuable et archaïque, des catégories hiérarchisées ..." (Françoise Héritier, "Masculin/Féminin II : dissoudre la hiérarchie", 2002, éditions Odile Jacob)

Objectif/subjectif ou la science comme point de vue masculin

Masculin, féminin, sont, chez Homo sapiens sapiens, des qualificatifs servant à préciser le genre. Genre qui, en l’occurrence, n’est pas l’ensemble des êtres vivants situés entre la famille et l’espèce que les classifications phylogénétiques ont pour habitude de regrouper, réunissant ainsi, par exemple, le chien, le loup et le coyote dans le genre canis, mais genre qui représente l’une des deux formes que revêt le vivant humain : l’homme, la femme, êtres sociaux tout autant l’un que l’autre. Le genre est ainsi une sorte de vrai-faux cache-sexe, une "construction sociale naturalisée" (1), un des principes de division fondamentaux (2) de la vision anthropique du monde.

Dans le langage, cependant, comme dans le mythe d’Aristophane (3), il y a trois genres qui, par tradition, bousculent l’ordre alphabétique : masculin, féminin, neutre. Le langage véhicule les représentations sociales d’une culture, il n’est, par conséquent, jamais réellement neutre, la preuve en est que le masculin l’emporte toujours sur le féminin. Il est aussi remarquable que les hommes occupent à la fois l’espace indéfini c’est-à-dire neutre et l’espace masculin. Le masculin et le neutre sont coextensifs au niveau du langage, donc de la pensée. L’espace des femmes est celui et le seul réellement marqué du point de vue du genre, de l’éternel féminin. Si le masculin a une posture neutre, objective, une posture de sujet, une posture de moi, a contrario, le féminin a celle de l’autre à ce sujet, celle de l’objet et de l’objet d’étude.

Or, la posture neutre supposée garantir l’objectivité, c’est-à-dire la relation non située et distanciée au monde, est la posture de la science. Pratique dont la méthode, depuis Descartes, consiste à transformer les êtres en machines, c’est-à-dire en objets. La science exprime, de la sorte, le point de vue masculin sur le monde, ce point de vue singulier qui a prétention à l’universel et a le pouvoir de réifier l’univers pour mieux l’objectiver, le connaître et le maîtriser.

La critique la plus radicale de la posture scientifique comme point de vue du pouvoir social en tant que pouvoir masculin (4) est sans doute celle de Catharine MacKinnon à propos du cogito cartésien :

    "Le doute cartésien - cette anxiété de savoir si le monde est réellement là, indépendamment de ma volonté et de mes représentations ; si je peux en douter, peut-être qu’il n’existe pas - provient du luxe d’une position de pouvoir qui comporte la possibilité de construire le monde comme on le pense ou comme on voudrait qu’il soit. Ce qui est exactement le point de vue masculin. Vous ne pouvez pas faire la différence entre ce que vous pensez et le monde tel qu’il est, si, pour penser, votre point de vue est celui du pouvoir social. Prenons l’exemple des orgasmes simulés (...) Pourquoi les femmes simulent-elles si souvent l’orgasme et pourquoi les hommes peuvent-ils en concevoir un doute cartésien ? (...) Leur doute cartésien est, là, pleinement fondé : le pouvoir des hommes de contraindre le monde à être tel qu’ils le veulent signifie qu’ils s’interrogeront toujours sur ce qui se passe réellement ici-bas." (5)

Cela n’a rien de rhétorique. Certes, en théorie, le sujet peut aussi bien être un homme ou une femme, et la science n’a pas de sexe. Mais en pratique, dans l’élaboration historique et sociale des sciences, où sont les femmes et comment ont-elles été construites, objets de connaissance et de théories ?

Le sujet des femmes-objets... de connaissance

Pour les femmes, en effet, point d’invention de la science, point de miracle grec ! L’antiquité les montre dépossédées d’elles-mêmes, exclusivement vouées, de par les imperfections de leur constitution, à la fonction procréatrice (ou à la prostitution quand elles sont esclaves). Dans le cadre conceptuel d’Aristote, la femme est un être de matière qui aurait tendance à proliférer de façon anarchique et monstrueuse si elle n’était maîtrisée et dominée par la force du pneuma de la semence masculine, semence stockée dans la tête de l’homme dont le pneuma apporte le souffle, mais aussi l’esprit, la forme humaine, l’identité, la vie, valeurs nobles opposées à la matière féminine indifférenciée. Si la femme est capable d’enfanter les enfants des deux sexes, un rapport réussi impose la forme masculine. Par contre, la naissance d’une fille signe l’échec du masculin à cause de la tendance féminine à l’anarchie ce qui constitue la première étape vers la monstruosité (6). Ce faisant, Aristote n’invente rien : Hippocrate soutenait déjà un siècle auparavant que l’utérus des femmes leur tient lieu de cerveau : tota mulier in utero. Aristote développe ces conceptions pour sa culture et son époque.

Ce système de pensée, nous en retrouvons la trace dans la société contemporaine, avec l’explication de la procréation telle qu’elle est communément transmise aux enfants. Ainsi l’histoire de la fameuse petite-graine-que-le-papa-donne-à-la-maman-pour-qu’elle-la-fasse-pousser-dans-son-ventre fonctionne-t-elle exactement selon le même schéma conceptuel, le confortant, par prétérition en quelque sorte, à travers les siècles. Si, au milieu du XIXe siècle, la science reconnaît enfin que le vide essentiel de la tête des femmes est comblé comme pour les hommes d’un cerveau circonvolué, Paul Broca, chirurgien et fondateur de l’École d’Anthropologie, peut se permettre d’affirmer catégoriquement, avec l’autorité que confère la science, que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle. Quant à Gustave Le Bon, médecin et sociologue, il considère doctement, que les crânes de la plupart des femmes se rapprochent davantage de ceux des gorilles que de ceux des hommes. Il va de soi par conséquent, pour l’époque, que seuls les hommes sont des êtres vraiment humains. Il semble que les femmes n’aient pas eu beaucoup alors la possibilité de s’exprimer pour renverser des évidences si savamment construites... par les préjugés socioculturels. N’est-ce pas parce que les femmes sont sottes qu’elles sont ignorantes et réciproquement ?

Les objets d’étude protestent cependant parfois....La sujétion dans laquelle sont tenues les femmes est ainsi discutée en 1693 par Gabrielle Suchon, qui en distingue l’origine dans la privation socialement organisée de trois avantages considérables qui sont, en contrepartie, réservés aux hommes : la liberté, "chose extrêmement délicate", la science, "élevée et sublime", et l’autorité, "éclatante". La suppression des deux premiers avantages est suffisante pour justifier l’exclusion des femmes de toute prétention au troisième, c’est-à-dire au pouvoir. Ces privations trouvent leur légitimité dans l’"imbécillité" supposée des femmes et se présentent par conséquent comme un "effet de justice" (7).

La finesse, la lucidité et l’acuité d’analyse dont fait preuve Gabrielle Suchon témoignent qu’une certaine forme de résistance intellectuelle et individuelle (sans organisation et a fortiori sans poids politique) aux contraintes sociales imposées par le genre a pu exister à toutes les époques, c’est-à-dire bien avant le féminisme explicitement revendiqué d’une Olympe de Gouges (8) ou d’une Mary Wollstonecraft (9) qui préfiguraient, par leur influence politique, les luttes féministes (10) aux origines de l’émancipation récente des femmes tant aux États-Unis qu’en Europe. Il nous faut sans doute rappeler ici, qu’en France, les femmes, n’ont obtenu le droit de vote qu’après la Libération, en 1944. En outre, jusqu’au milieu des années soixante, elles ne pouvaient travailler ou avoir un chéquier qu’avec l’accord de leur mari et il ne leur a été possible d’accéder à la maîtrise de leur propre corps - de leur fécondité - qu’au début des années soixante-dix. Elles assument toujours 80% des tâches domestiques et des soins aux enfants. À travail égal, elles sont payées en moyenne 27% de moins que les hommes et, malgré la loi sur la parité en politique, elles ne représentent que 18% des députés à l’Assemblée Nationale élue en 2012.

Sélection naturelle des idées et discrimination sexuelle

La science n’est pas simplement une affaire d’idées et de théories, elle dépend du contexte historique, politique, culturel d’une société donnée, elle dépend également beaucoup du statut social de ceux qui la font et ont ou non le pouvoir de l’imposer comme Vérité (même si ça n’est que temporaire). Elle est inégalitaire et hiérarchisée. Elle ne constitue pas plus aujourd’hui qu’hier une cité idéale où régnerait la démocratie et où la reconnaissance institutionnelle serait automatiquement liée au mérite scientifique. La science en tant qu’institution est un des lieux d’exercice du pouvoir social. L’idéologie n’en est d’ailleurs pas absente.

Ainsi pour mieux comprendre le triomphe universel de la théorie de Darwin sur celle de Lamarck dans l’histoire des idées consacrées, on doit se rappeler le contexte historico-politique qui voit l’adoption des idées transformistes.

Lamarck, publie la première théorie transformiste en 1809 dans "La Philosophie zoologique", où il souligne l’importance de l’environnement dans l’évolution des espèces. Il a par ailleurs adhéré aux idéaux de la Révolution française auxquels il restera fidèle même sous l’Empire et la Restauration (jusqu’à sa mort en 1829), tandis que la société anglaise de l’époque, qui vit les débuts du capitalisme industriel, est radicalement hostile aux idées révolutionnaires venues de France. La théorie de Lamarck se trouve d’emblée disqualifiée avant même de pouvoir traverser la Manche. À l’opposé, celle de Darwin, faisant prévaloir la sélection naturelle - la survie des plus aptes (11) - constitue aussitôt une assise solide capable de justifier la compétition économique (12), l’injustice de l’ordre social (13) et de légitimer les profondes aspirations à la suprématie de l’Angleterre sur le reste du monde (aspiration par la suite étendue à l’Occident tout entier). Transposant dans la nature la loi sociale en vigueur dans l’Angleterre d’après la révolution industrielle selon les préjugés de son époque et de sa classe, Darwin donne en retour à la loi sociale ainsi magiquement naturalisée la force symbolique d’un fondement biologique. La sélection naturelle s’applique pour sûr aux idées et nous en apprend bien plus sur les structures à la base du fonctionnement de nos sociétés que sur l’ordre des choses dans la nature.

Pour expliquer les différences entre les races humaines, Darwin est ensuite contraint d’enrichir son dispositif heuristique en y adjoignant la sélection sexuelle (14). La sélection naturelle ne peut, en effet, rendre raison de la multitude des caractéristiques morphologiques et comportementales qui semblent destinées à promouvoir le succès pro-créatif des individus mâles les arborant. Cette sélection liée au sexe peut prendre deux formes, la compétition (parfois jusqu’à la mort) entre mâles pour le contrôle des femelles ou alternativement, le choix des mâles par les femelles. Elle permet à Darwin de déclarer, par exemple, que la couleur de la peau, qui diffère selon les races humaines, n’est pas une adaptation aux conditions climatiques mais bien une conséquence de la sélection sexuelle capable d’agir selon des canons de beauté très précis et variables en fonction de paramètres spatio-temporels et ce, sans avoir à en apporter la preuve (15).

L’on pourrait croire que le passé est désormais passé de mode, révolu, et que l’accès massif des femmes (occidentales) à l’éducation a modifié la donne tout particulièrement en science. Cela n’est que partiellement vrai. Les femmes ont dû pour accéder au savoir scientifique et être intégrées dans les institutions constituées, en adopter tous les codes de pensée et les méthodes. La science partage les traits essentiels de la société dont elle est partie prenante. Elle est donc souvent sexiste (16) et raciste (17). L’adoption unanime par les biologistes et par une partie des psychologues de la théorie darwinienne ou néo-darwinienne (synthèse de l’hérédité mendélienne et de la théorie de l’évolution darwinienne par sélections naturelle et sexuelle) a des effets singuliers toujours actuels en ce qui concerne la construction de l’humanité des êtres humains en général (18), et, en particulier, de l’humanité des femmes comme nous l’allons voir.

Nostradamus généticien et machisme adaptatif

    "Depuis plusieurs décennies, les généticiens ne conçoivent plus la vie comme une organisation dotée en outre de l’étrange capacité de se reproduire ; ils voient dans le mécanisme de reproduction cela même qui introduit à la dimension du biologique : matrice non seulement du vivant mais de la vie (...) Le sexe, raison de tout." (Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, la volonté de savoir, 1976, Gallimard.)

Darwin a ouvert la voie à une théorie synthétique où l’évolution des espèces s’explique tantôt par la sélection naturelle tantôt par la sélection sexuelle sans qu’il soit jamais possible de rien démontrer formellement. La théorie a ainsi "raison de tout". Théorie dont le moindre des bénéfices serait de nous avoir définitivement débarrassé du finalisme naïf d’un Pangloss. Près d’un siècle et demi après Darwin, Bryan Sykes, professeur de génétique à Oxford, publie La Malédiction d’Adam (Albin Michel, 2004) et nous explique que le chromosome sexuel Y (chromosome présent à l’état dépareillé chez les hommes puisque leur deuxième chromosome sexuel est un chromosome X, les femmes ayant, quant à elles, une paire de chromosomes X) est un champ de ruines, que la stérilité guette les hommes dans leur ensemble et par voie de conséquence menace d’extinction l’humanité tout entière et qu’

    "il ne rime à rien de nier que la sélection sexuelle, opérant à travers la richesse et le pouvoir, a gravement perturbé l’équilibre entre les deux sexes et créé des structures sociales patriarcales (...) J’ai soutenu que cette situation était entièrement imputable aux différences génétiques fondamentales entre hommes et femmes et à la façon dont le "choix" féminin, sous ses multiples formes, a encouragé l’exagération de ces tendances. Naturellement, le processus serait vite renversé si les femmes préféraient s’accoupler avec des hommes dont les atouts sont l’antithèse de la richesse et du pouvoir et si l’exhibition gratuite de Ferrari et de Rolex dispendieuses perdait son efficacité (...) Où Ève choisit d’aller, Adam est tenu de la suivre."

Quelle connaissance se construit là et surtout quelle connaissance pour imposer quelle Vérité ? (19) La posture scientifique y apparaît objectivement misogyne. Outre que la pauvreté touche principalement les femmes dans le monde, ce que semble complètement ignorer l’auteur, il semblerait que les problèmes de stérilité masculine puissent avoir des origines environnementales, et, en particulier, être liées à l’emploi exagéré de pesticides. De plus, le sex ratio entre les femmes et hommes étant sensiblement le même et la polygamie relativement rare, et les inégalités sociales monstrueusement élevées, seul un microcosme peut jouir des atouts ostentatoires que sont les Ferrari et autres Rolex ! Mais le message, non pas subliminal, au contraire volontiers explicite que fait passer Bryan Sykes est le caractère génétiquement vénal des femmes, à la différence des hommes. Toutes des putes ! C’est désormais scientifiquement prouvé. En outre, cerise sur le gâteau, les femmes sont aussi coupables de l’homosexualité de leurs fils quand ils sont gays. Elles auraient en effet trouvé, au moyen de la guerre que mènerait leur ADN mitochondrial (transmis maternellement de génération en génération) au chromosome Y filial, une stratégie supplémentaire pour stériliser leurs fils. La figure de la mère castratrice prend ainsi valeur d’icône génétique (20).

La génétique darwinienne supposée-nous-avoir-libéré-e-s-du-finalisme ne nous a donc toujours pas libéré-e-s de cette forme de tyrannie qu’est le scientisme, pas plus qu’elle ne nous a libéré-e-s du sexisme, de la misogynie ou des prédictions à la Nostradamus !

Et ce n’est pas tout ! La psychologie darwinienne atteint des sommets dans la justification du machisme. Déjà la psychanalyse s’était avérée navrante pour les femmes. La misogynie manifestement à l’oeuvre dans tout le discours psychanalytique de Freud à Lacan assène qu’il n’y a qu’une libido et que de plus, elle est phallique, la femme désirant le phallus emblème du pénis dont elle est castrée. On pourrait, à rebours, se demander si elle ne désire pas davantage la promesse des privilèges associés au phallus ou plus encore, comme le fait Antoinette Fouque, si le patriarcat ne trouverait pas son fondement dans le refoulement du désir d’utérus chez les hommes, désir d’enfantement charnel dont témoigne tout le vocabulaire pro-créatif de la création artistique (21).

Parmi les vertiges et prodiges de la psychologie darwinienne, on peut ainsi citer, au hasard, la possibilité que l’orgasme copulatoire des femmes soit un progrès évolutif leur permettant de "contrôler la paternité" du meilleur père génétique qu’il leur est possible de donner à leurs futurs rejetons, l’orgasme masturbatoire leur permettant, a contrario, de limiter leur fertilité lors des rapports sexuels subséquents... ou encore, l’hypothèse du caractère adaptatif du viol "trop fréquent pour être pathologique" (22).

La biologie évolutive ne relève-t-elle pas davantage des phantasmes (masculins) que de la science ? Et ce, nous apparaissant d’autant plus ostensiblement qu’il s’agit non pas de drosophiles mais d’êtres humains dont elle s’acharne à naturaliser les inégalités de genre ?

Qu’en conclure ? Que les "progrès" de la science (23) font rage ou que la biologie évolutive darwinienne n’est pas une science mais bel et bien un système de pensée recyclant idées reçues, archaïsmes, et constructions socio-historiques pour les métamorphoser en réalités biologiques et ainsi leur conférer, comme par magie, une légitimité scientifique ?

Peut-être est-il simplement grand temps de poser les fondations d’une autre science du vivant en affirmant avec Gérard Nissim Amzallag, que "c’est un monde nouveau qu’il reste à élaborer. Un monde qui accepte le divorce avec la maîtrise du réel" (24), un monde qui renoncerait à toute domination sur ce réel qui comprend non seulement les femmes (25), mais aussi tous les hommes, quelles que soient leurs origines. Un monde où la science cesserait de naturaliser l’ordre social. Il est temps de discourir d’une autre méthode, enfin humaine parce que véritablement humaniste, d’accéder à la connaissance.

Notes

1. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, 1998, éditions du Seuil, Liber raisons d’agir.
2. "Tous les systèmes de pensée dans toutes les sociétés fonctionnent avec des catégories dualistes (...) lesquelles se trouvent connotées du signe du masculin et du féminin.(...) Cela dit, il n’y a rien là que la reconnaissance de l’altérité, de la différence duelle. L’inégalité n’est pas un effet de la nature." (Françoise Héritier, op. cité).
3. "Autrefois (...) Il y avait trois genres, et non pas deux comme maintenant, un mâle et une femelle ; s’y ajoutait un troisième genre qui participait des deux autres.(...) un genre androgyne. La forme de chaque homme était entièrement ronde, deux sexes, deux visages regardant en sens opposés sur un seul cou, 4 bras et autant de jambes. (..) Ils étaient doués ainsi d’une force extraordinaire et d’une grande présomption, ils auraient entrepris d’escalader le ciel pour s’en prendre aux dieux. Zeus après s’être bien torturé l’esprit eut alors l’idée de les affaiblir en les séparant en deux et menaça s’ils persistaient dans leur impudence de les couper encore en deux jusqu’à ce qu’ils ne marchent que sur une jambe à cloche-pied." Propos prêtés à Aristophane par Platon dans Le Banquet, les intégrales de philo, éditions Nathan, 1983 pour la traduction française.
4. Le pouvoir est en effet un attribut du masculin, même si tous les hommes n’ont jamais eu un égal accès au pouvoir, de par les hiérarchies (sociales, raciales) qu’ils ont instaurées entre eux. De même, l’accès de quelques femmes au pouvoir masculin, ne rend pas pour autant celui-ci neutre du point de vue du genre. Pouvoir et absence de pouvoir étant à la base de la différence entre les genres, le pouvoir quand il est exercé par une femme ne change pas de nature mais a toutes les chances d’être davantage questionné et de paraître illégitime. Le traitement particulièrement machiste, à l’intérieur même de son propre parti soi-disant progressiste, sur les supposées incompétences de Ségolène Royal, en 2007 lors de la campagne présidentielle en France, où elle a accédé au second tour en est une preuve éclatante. Il en va de même de la violence féminine considérée comme une transgression (la violence masculine apparaissant, elle, comme plus "normale").
5. Catharine MacKinnon, Feminism unmodified (1984). Traduction française Le Féminisme irréductible éditions Des Femmes (2005).
6. Il y a comme ça cinq étapes vers la monstruosité, toutes dues à l’imperfection de la nature féminine, la cinquième étant une anomalie tératogène (Aristote, De la Génération des animaux, éditions Les Belles Lettres, 1961 pour la traduction française).
7. Gabrielle Suchon 1693, Traité de la morale et de la politique, cité par Françoise Héritier, op. cit.
8. 1748-1793, révolutionnaire, elle écrivit La Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne et mourut guillotinée pour avoir manifesté sa réprobation lors de la condamnation à mort de Louis XVI.
9. 1759-1797, elle écrivit A Vindication for the Rights of Man puis, se voyant renvoyée à sa condition sous-humaine de femme par les critiques, elle réagit en écrivant A Vindication for the Rights of Woman en 1792 et mourut en donnant la vie à Mary Shelley, auteure de Frankenstein, or the modern Prometheus, édité en 1818.
10. Le féminisme, en tant qu’il est un humanisme, n’est pas un combat du féminin qui serait, par conséquent, le domaine réservé des femmes. La domination masculine est un des piliers des structures sociales et n’est par conséquent, pas intentionnelle, n’est pas le fait d’esprits malins qui savent ce qu’ils font. Nombre d’hommes ont lutté (tel Condorcet) et continuent de lutter pour l’égalité des sexes. De même les femmes, parce qu’elles sont partie prenante de la société, ne sont pas toujours exemptes de misogynie. Un certain féminisme qui, par haine de toute figure maternelle, prône l’indifférenciation entre les sexes, non plus.
11. "Le résultat direct de cette guerre de la nature, qui se traduit par la famine et par la mort est donc le fait le plus admirable que nous puissions concevoir, à savoir : la production des animaux supérieurs. N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie (...) ?" Charles Darwin, L’origine des espèces, Flammarion 1992 pour la traduction française.
12. "La force de sélection> dont parle Darwin est aussi impartiale que les "lois du marché" dans l’économie" (Gérard Nissim Amzallag, L’Homme végétal, Albin-Michel 2003).
13. L’Origine des espèces paru en 1859 est une oeuvre contemporaine du roman autobiographique de Charles Dickens David Copperfield, publié en 1849, récit de la misère d’un enfant qui, orphelin dès son plus jeune âge, travaille à l’usine pour survivre. Si la compétition est le moteur évolutif par excellence, alors toute action sur l’environnement, toute tentative de l’améliorer et/ou de tendre à l’égalité des chances entre les hommes est inutile, voire néfaste dans un cadre darwinien.
14. Alfred Russell Wallace, co-découvreur de la théorie sélective, ne croyait pas que la sélection naturelle puisse s’appliquer à l’homme, "être social et sympathique", il ne croyait pas davantage à la sélection sexuelle arguant que même dans les tribus les plus primitives la polygamie est rare et que les femmes ont rarement le choix de leur conjoint (Patrick Tort, préface à La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe de Charles Darwin, Syllepse 2000 pour la traduction française). Près d’un siècle plus tard, Claude Lévi-Strauss établira le lien structurel qui existe entre le fait que les hommes s’échangent les femmes entre eux et la prohibition de l’inceste. Il en fera le principe fondamental des Structures élémentaires de la parenté (1949, PUF).
15. Charles Darwin, "La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe", op. cit. Darwin donne aussi une explication originale à la quasi extinction de populations indigènes dans des régions colonisées par les européens : "À cause de l’enthousiasme qu’ils mettent à imiter les Européens, ils ont très tôt modifié leur façon de s’habiller, et la consommation d’alcool s’est fortement généralisée. Bien que ces changements apparaissent comme minimes, je suis prêt à croire, au vu de ce que l’on constate chez les animaux, qu’ils pourraient suffire à réduire la fertilité des indigènes." (!!!!)
16. Ainsi l’histoire de Lise Meitner qui, physicienne, découvrit le protactinium avec le chimiste Otto Hahn. Elle fut à l’origine de la théorie de la fission de l’uranium, et dut, parce qu’elle était juive, fuir l’Allemagne nazie à la fin des années trente, pour émigrer en Suède d’où elle rejoignit l’Angleterre. Elle n’obtint pas le prix Nobel qui fut attribué en 1944 au seul Otto Hahn, resté, lui, tranquillement en Allemagne. Celle de Rosalind Franklin qui découvrit la structure en double hélice de l’ADN et se fit, à son insu, piller ses résultats, par Watson et Crick qui reçurent le prix Nobel en 1962 est également révélatrice de la position précaire et comme illégitime des femmes en science. Dans un article récent : "Nepotism and sexism in peer-review" publié par la revue Nature (n°387, pp341-343, 1997) Christine Wenner et Agnes Wold dénoncent la condition toujours aussi discriminatoire pour les femmes dans la recherche puisqu’il leur faut être 2,5 fois plus productives que les hommes, selon les standards d’évaluation en vigueur, pour obtenir la même crédibilité c’est à dire la reconnaissance de leurs compétences par leurs pairs. Isabelle Champion montre que si au niveau des recrutements de chercheurs dans les institutions publiques, l’équilibre est quasi atteint (47% de femmes en 2003), il n’y a cependant que 19% de femmes responsables d’une activité de recherche. ("La recherche à la traîne", Cadres-CFDT, 408, 2004.)
17. Stephen Jay Gould relate l’histoire d’Ernest Everett Just, qui, brillant embryologiste, ne put parce qu’il était noir, trouver la place qui lui revenait dans un prestigieux institut de recherche (pour blancs) dans les années trente, aux Etats-Unis. Un hérisson dans la tempête 1994 éditions du Seuil pour la traduction française. Sur le racisme des généticiens et des anthropologues au XIXe et XXe siècles lire "La société pure de Darwin à Hitler" d’André Pichot, Flammarion 2000.
18. Sur l’influence des idées darwiniennes dans la pratique active de l’eugénisme au cours du vingtième siècle, en Occident, on peut se reporter à André Pichot, op. cit.
19. Les femmes seraient donc à l’origine du patriarcat qui les a elles-mêmes privées jusqu’à récemment encore en Occident - et qui continue de les priver dans nombre de régions du globe - du statut de personne humaine à part entière capable d’autonomie et de décider par et pour elle-même. Les femmes n’ont probablement jamais exercé de sélection sexuelle pour la bonne et simple raison que le choix féminin du conjoint n’est toujours pas la règle, mais bien une exception, dans le monde (voir Claude Lévi-Strauss, op. cit.).
20. Quant à l’homosexualité féminine et à sa possible origine moléculaire (!), elle semble si peu intéresser l’auteur qu’il ne l’évoque même pas.
21. Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Gallimard, 2004.
22. Dans "The Evolution of human sexuality" (Trends in Ecology and Evolution, 1996, 11, 98-102), Randy Thornhill et Steve W. Gangestad avec un scientisme confondant, assimilent ainsi les caractères culturels des sociétés humaines, où valorisation de la violence et licéité associée à la sexualité masculine favorisent le passage à l’acte chez certains hommes, avec un quelconque déterminisme biologique, et pérorent sur la balance coût/bénéfice du viol ("coerced sex") pour les hommes !
23. "Le terme science est réservé à des domaines où le "progrès" est évident." (Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983 pour la traduction française).
24. Gérard Nissim Amzallag, La raison malmenée, de l’origine des idées reçues en biologie moderne, éditions du CNRS, 2002.
25. Domination qui ne relève pas que de la violence symbolique. Dans le numéro de juillet 2004 du Monde Diplomatique, Ignacio Ramonet sous le titre "Violences mâles" rappelle que les brutalités, au sein du foyer, sont devenues, pour les Européennes de 16 à 44 ans, la première cause d’invalidité et de mortalité avant les accidents de la route ou le cancer et que, plus de 200 femmes meurent chaque année sous les brutalités sexistes dans le cercle familial en France. Voir aussi le rapport d’Amnesty International "Mettre fin à la violence contre les femmes, un combat d’aujourd’hui", Londres, 2004.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 octobre 2012

Catherine Albertini, chercheure et membre de Choisir la cause des femmes


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