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Bosnie - Est-ce justice de ne pas tenir compte du viol en temps de guerre ?

5 novembre 2012

par Caroline Criado-Perez, blogue Week Woman

Qu’est-ce qu’une « guerre juste » ?

Dans un article récent, « For Women, There are No Just Wars »*, pour le blog Women Under Siege Project, Soraya L. Chemaly explique la conception actuelle de ce que nous considérons comme « juste » : on décompte le nombre de décès, de suicides et d’exécutions, et on décide si la fin justifie les mortalités.

Mais l’accent mis ainsi sur la mortalité reflète-t-il la véritable horreur de la guerre ? Ou reflète-t-il simplement la perpétuation de la notion patriarcale de la guerre comme une activité masculine ? Comme le fait crûment remarquer Chemaly : « Nous mesurons ce que nous pensons qui est important. Le viol n’a généralement pas réussi ce test. »

Pourquoi non ?

L’exclusion du viol de cet examen reflète l’idée que la guerre est une activité masculine. Les femmes ne sont pas traditionnellement des « combattantes ». Mais comme le souligne Chemaly : « Pour les femmes en temps de guerre, tous les hommes sont des armes potentielles. » Les femmes deviennent des combattantes par défaut ; leur corps est coopté par les deux parties dans une guerre psychologique brutale qui est trop souvent considérée comme un dommage collatéral, ne faisant pas partie intégrante du combat.

Les effets de ce genre d’attitude fondamentale sont particulièrement clairs dans les retombées de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Ce conflit brutal a compté des viols systématiques à une échelle sans précédent, y compris la mise en place de « camps de viol ». Celles qui ont réussi à échapper à ces camps ont parlé de femmes qu’on a passées de soldat en soldat, violées jusqu’à l’évanouissement, de fillettes violées à mort.

Les femmes étaient souvent violées devant leur famille et leur époux, leur corps transformé en missile psychologique, parfaitement orienté afin de « briser » l’ennemi. Le corps des hommes a peut-être été une arme utilisée contre les femmes, mais le corps des femmes est devenu une arme terriblement efficace contre leurs propres familles et communautés. Il est également devenu une arme tournée pour toute leur vie contre elles-mêmes : les femmes qui ont souffert du viol brutal et systématique utilisé durant ce conflit armé de trois ans vivent encore avec les souvenirs de leur calvaire, et pour toujours.

Et pourtant, malgré ce déploiement horrible du corps féminin comme arme psychologique, le gouvernement bosniaque ne semble pas avoir l’intégrité de compter ces femmes parmi les victimes de la guerre – et je veux dire les compter littéralement : alors que le nombre de soldats tués est assez bien documenté, le nombre de femmes violées demeure inconnu.

Les conséquences de cette attitude sont évidentes : Amnesty International signale que les autorités bosniaques « n’ont pas su répondre à l’obligation qui leur est faite de rendre justice et réparation aux survivantes de crimes de violence sexuelle en temps de guerre ». Amnesty signifie en cela que, tandis que « de nombreux auteurs de crimes de violences sexuelles en temps de guerre restent impunis », vivant souvent « dans les mêmes communautés que leurs victimes », ces mêmes victimes ont du mal à trouver un soutien psychologique et à accéder à des services de santé. Non prises en charge, beaucoup ne parviennent même pas à trouver du travail, puisqu’elles sont hantées par les souvenirs de leur passé.

Non seulement ces femmes vivent-elles dans la pauvreté comme conséquence directe d’actes qui demeurent généralement impunis, mais elles subissent souvent l’insécurité de savoir qu’elles pourraient à tout moment perdre leur maison. Les Accords de paix de Dayton ont recommandé la restitution de leurs biens aux victimes de violences sexuelles. Le gouvernement de la Bosnie-Herzégovine a même instauré en 2006 une loi déclarant que « des maisons devraient être fournies aux victimes de torture sexuelle pendant la guerre ». Mais dans un cas classique de responsabilité refilée, le ministère des Droits de l’homme et des Réfugiés a déclaré au réseau d’information CNN qu’il était « difficile de savoir qui doit appliquer la loi, et qu’il n’existe pas d’organisme pour s’assurer de son application ».

Donc personne ne le fait.

Cela a conduit à ce que des femmes comme Jasmina habitent dans des logis qui ne leur appartiennent pas et dont elles peuvent être expulsées à tout moment. Et tandis que la municipalité de Sarajevo, propriétaire de l’appartement de Jasmina, dit ne pas avoir l’intention de l’expulser, cela n’apporte aucun réconfort à une femme à qui l’on a brutalement démontré l’inanité de faire confiance à qui que ce soit.

Cette négligence signifie que les femmes de Bosnie demeurent psychologiquement et pratiquement hantées par leurs expériences. Pendant ce temps, les hommes qui se sont servi de leur corps comme arme déambulent souvent librement devant le seuil des maisons délabrées de ces femmes.

Où est la justice dans tout cela ?

* Lien.

 Version originale :
« Where’s the Justice In Ignoring Rape ? »

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 octobre 2012

Caroline Criado-Perez, blogue Week Woman


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