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Les meurtres de Newtown - Dire l’indicible

20 décembre 2012

par Laurie Essig, Sociology & Gender Studies, Middlebury College (Vermont)

Ce texte a d’abord été publié dans le blog du magazine Forbes par une de leurs collaboratrices régulières, Laurie Essig. Forbes l’a retiré après quelques heures et a congédié Essig en tant que chroniqueuse. Elle avait osé nommer l’indicible : la violence masculine. Le voici traduit et reproduit avec son autorisation.

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Beaucoup de gens émettent déjà des commentaires sur ce que l’on est en droit de dire ou non à propos de la fusillade à Newtown (Connecticut). Des mots comme « mal innommable » et « contrôle des armes à feu » sont avancés et retirés alors que notre pays a du mal à trouver un sens à l’incompréhensible. Mais il importe peut-être encore plus de porter attention à certains des mots utilisés au sujet de cette tragédie. Des mots comme « parents » dominent une bonne part du traitement public qu’accordent à cet événement le président Obama et la population, alors même que d’autres mots tels que « masculinité » et « genre » demeurent non dits. En revenant chez moi en voiture vendredi, accompagnée de deux collègues qui ne sont pas parents, j’ai éprouvé une certaine révulsion en entendant Obama affirmer : « Je réagis non pas en tant que président, mais comme n’importe qui d’autre le ferait en tant que parent. Et cela est particulièrement vrai aujourd’hui. Je sais qu’il n’est pas un parent en Amérique qui ne ressent pas la même douleur accablante que moi. » Notre président suggérait en quelque sorte que les parents sont plus capables de ressentir la douleur et l’horreur de cette tragédie.

Cette assertion correspond à d’autres prétentions idéologiques voulant que les personnes qui sont parents et mariées soient en quelque sorte meilleures et plus méritantes de droits que celles qui ne le sont pas. Pourtant, comment nier que les gens qui ne sont pas parents sont tout aussi frappés de douleur par le massacre commis à l’école Sandy Hook. C’est arrivé de nouveau hier, quand le Président s’est adressé à la communauté en deuil de Newtown.

« Dès son premier cri, la partie la plus précieuse, la plus essentielle de nous-mêmes – notre enfant – est soudainement exposée au monde, à d’éventuels risques ou malveillances. Et chaque parent sait qu’il n’y a rien que nous ne ferons pas pour protéger nos enfants contre les préjudices. Et pourtant, nous savons également que dès le premier pas que pose cet enfant, et chaque étape après cela, ils se séparent de nous, et que nous ne serons pas – que nous ne pourrons pas toujours être là pour eux ... On réalise avec surprise, à un certain point, que peu importe combien vous aimez ces enfants, vous ne pouvez y arriver par vos propres moyens. Que ce travail de garder nos enfants en sécurité, de bien leur enseigner à vivre, c’est quelque chose que nous ne pouvons faire qu’ensemble, avec l’aide d’amis et de voisins, l’aide d’une communauté, et l’aide d’un pays. Et de cette façon, nous en venons à comprendre que nous avons une responsabilité pour tous les enfants, car nous comptons sur tout le monde pour nous aider à prendre soin des nôtres, que nous sommes tous des parents, qu’ils sont tous nos enfants. »

Bien qu’Obama offre à tous les Américains la possibilité d’être « parents », il poursuit aussi en localisant le besoin et le souhait de protéger les enfants dans le rôle de la reproduction et sans référence à d’autres rôles comme celui d’enseignant ou même d’adulte, dotés de relations étroites qui les lient à des enfants qui ne sont pas les leurs. Et pourtant, même au moment où Obama ramène l’amour des enfants à la famille génésique, il refuse de reconnaître l’évidence qui est sous nos yeux : le fait que notre amour des enfants est peut-être beaucoup plus une question de genre que de parentalité.

Considérons les faits suivants :

 Il ya eu dix-neuf fusillades en masse (aux USA) au cours des cinq dernières années, et toutes ces tueries ont été commises par un homme.

 Le jour même du massacre de Newtown, un homme de Chenpeng, en Chine, est entré dans une école maternelle et a poignardé 22 enfants et une personne de 85 ans. Ce crime est venu s’ajouter à un nombre croissant d’attaques au couteau perpétrées en Chine, toutes commises par des hommes contre des enfants d’âge scolaire et des jeunes femmes.

 Beaucoup plus de femmes (et de Noirs, de Démocrates et de résidents du Nord-est) appuient un contrôle des armes à feu que les hommes.

Aussi terrifiant qu’il soit de le dire à haute voix, nous devons reconnaître que la masculinité, bien plus que la parentalité, est ce qui rend ces tragédies compréhensibles. Même si nous discutons de ce que nous, en tant que pays, devrions faire ou non en matière de contrôle des armes et de maladie mentale, nous avons aussi besoin de regarder au fond de nous-mêmes et de nous demander s’il y a quelque chose de pathologique dans une masculinité si profondément et complètement ancrée dans la violence.

Cette violence se produit dans le monde du jeu, qu’il s’agisse des jeux vidéo ou des sports, mais elle se produit également comme mesure de la virilité, comme exigence que de « vrais hommes » soient prêts à tuer pour leur pays ou même pour « protéger » leur famille. Et jusqu’à ce que notre président et nous en tant que culture soyons prêts à parler de la virilité, la vingtième tuerie de masse nous attendra certainement tout près, derrière un horizon de plus en plus sombre.

 Texte original : "Speaking the Unspeakable in Newtown".

On trouve beaucoup d’autres articles de Mme Essig sur sa page Twitter : https://twitter.com/LaurieEssig

Traduction : Martin Dufresne

©Tous droits réservés : Laurie Essig

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 décembre 2012

Laurie Essig, Sociology & Gender Studies, Middlebury College (Vermont)


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