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Le niqab au Tribunal : primauté du droit ou de la religion ?

8 janvier 2013

par Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)

Dans une société libre et démocratique, la justice se fonde sur des faits, et non sur des croyances. Le droit est issu de la volonté du peuple, et non de la volonté de Dieu. Permettre le port du niqab au tribunal, pour un témoin ou une partie à un litige, comme vient de le faire la Cour suprême du Canada dans l’affaire N.S., c’est envoyer un très mauvais message pour l’intégrité de la justice, quelles que soient les bonnes intentions qui sous-tendent cette décision. En tout respect, la Cour semble bien téméraire avec le maintien de l’intégrité de la justice dont elle est pourtant la gardienne suprême.

Notre système de justice prend assise dans l’indépendance et la neutralité des institutions judiciaires et la transparence de l’audience. Qu’en est-il alors de la présence d’un témoin masqué, en particulier pour un témoin à charge dans un procès criminel, avec les conséquences que cela peut emporter pour le respect de l’équité procédurale et la liberté d’un individu ?

Ce qui étonne dans cette décision, c’est la rapidité avec laquelle la cour conclut que le port du niqab est protégé par la liberté de religion prévue par la Charte canadienne, alors même qu’aucun dogme existant de l’islam n’en prescrit le port et qu’on lui attribue davantage une portée politique, post-septembre 2001. Dans l’affaire Bruker c. Marcovitz de 2007, la Cour suprême avait pourtant rejeté la liberté de religion invoquée par l’une des parties, considérant qu’aucun principe religieux ne l’avait empêché de respecter ses obligations légales (par. 69).

En une formule lapidaire, la Cour dispose de la croyance subjective sincère, alors que le fardeau de justification imposé à l’État s’avère très exigeant.

En outre, cette décision fait entièrement fi de la portée symbolique du niqab, qui ne constitue pas un symbole banal. Il symbolise l’asservissement et l’indignité de la femme, et la négation complète de son identité. Pour cette raison, et pour des motifs liés à la sécurité, nombre de démocraties occidentales ont interdit le port du voile intégral dans l’espace public au cours des dernières années.

Donner droit de cité à un tel vêtement, marqueur d’oppression, devant le tribunal, symbole de la justice, c’est lui accorder une légitimité sociétale, au mépris complet du respect de l’égalité entre les femmes et les hommes, une valeur publique fondatrice du Québec et du Canada. Invoquer le prétexte de la liberté de religion pour justifier une pratique discriminatoire, et l’avaliser devant les tribunaux, c’est faire le lit du communautarisme, au détriment de l’esprit universel à la base de la protection des droits fondamentaux. « L’esprit d’égalité extrême conduit au despotisme d’un seul », a écrit Montesquieu, dans De l’esprit des lois (1748).

Lorsque le respect du communautarisme prend le pas sur le respect des lois et des valeurs sociétales communes, il se prépare des jours sombres pour la démocratie. Et lorsque la transparence et la neutralité de l’État et des tribunaux doivent céder le pas aux revendications religieuses, il se prépare des jours sombres pour l’égalité des femmes, la primauté du droit et l’esprit de fraternité.

Il faut replacer cette décision dans le vacuum législatif qui existe en matière de laïcité, notamment au Québec, malgré le besoin criant d’établir des balises depuis une décennie. Tel que Montesquieu l’a démontré, l’équilibre d’une démocratie réside dans l’interrelation qui doit exister entre chacun des trois pouvoirs qui composent l’État. L’exécutif, le législatif et le judiciaire doivent chacun assumer pleinement leur rôle pour assurer la santé d’une démocratie. En l’instance, la démission du législatif a entraîné l’hyperactivité du judiciaire, qui défend sa création, le principe d’accommodement, sa façon de « légiférer » dans le vide juridique existant.

Les jugements de la Cour suprême du Canada ne sont pas exempts d’erreurs, et il arrive que la Cour renverse quelques années plus tard ses propres décisions. Ce fut le cas dans l’affaire Bliss, où la Cour avait, en 1979, jugé que la discrimination fondée sur la grossesse ne constituait pas de la discrimination fondée sur le sexe. L’arrêt Bliss fut renversé par la Cour suprême du Canada, dix ans plus tard, en 1989, dans l’affaire Brooks, car jugée incompatible avec l’interprétation des lois relatives aux droits de la personne suivie par la Cour dans plusieurs arrêts subséquents. Dans l’intérim, l’amendement de plusieurs législations de droits de la personne fut nécessaire afin d’y ajouter la « grossesse » comme motif de discrimination.

En matière de laïcité, ne pas agir, c’est prendre position, car l’inaction législative entraînera l’érosion de cette valeur fondamentale, source de cohésion sociale, tout autant que l’érosion de l’espace public, lieu privilégié de l’intégration citoyenne.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 décembre 2012

Julie Latour, avocate, bâtonnière du Barreau de Montréal (2006-2007)


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