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Démocratie sans État laïque ? Le "hold up" des printemps arabes

6 février 2013

par Nadia Fahmy-Eid, historienne et professeure de l’UQAM à la retraite

En Tunisie hier, comme en Égypte aujourd’hui, au lendemain des « printemps arabes », ceux et celles qui ont fait advenir ces « printemps » se sentent véritablement trahi-e-s. Pourtant, ces hommes et ces femmes, qui ne partageaient pas au départ les mêmes appartenances sociales et religieuses, ont accepté de prendre tous les risques en descendant dans la rue pour faire ensemble la révolution. Ils ont mis en commun leurs efforts, leurs sacrifices et surtout la volonté de changement qui les habitait, pour remplacer les dictatures qui les avaient opprimés jusque-là par la société libre et démocratique dont ils rêvaient.

Mais voilà qu’au lendemain de processus électoraux qui devaient concrétiser leur projet révolutionnaire, ces militantes et ces militants se rendent compte aujourd’hui qu’ils font face à un danger réel de voir confisquer leur révolution et, du coup, de voir s’envoler leur rêve d’un avenir meilleur.

C’est qu’en Tunisie, comme en Égypte, les partis et les groupes qui dominent désormais la scène politique cherchent à convaincre les citoyennes et citoyens de leur pays, qu’ils et elles ont tout intérêt à voter des Constitutions qui confirmeront le caractère confessionnel de l’État. Ils le font, en s’empressant du même souffle d’affirmer sur toutes les tribunes leur adhésion solennelle aux principes fondamentaux de la démocratie.

Mais afin de conjuguer sans problème, affirment-ils, démocratie et État confessionnel, il leur suffira d’exercer le pouvoir dans la perspective et le cadre d’un État religieux « modéré ». Une modulation destinée, bien sûr, à apaiser les appréhensions des groupes progressistes pour qui les printemps arabes, leurs printemps, devaient déboucher avant tout sur l’avènement d’un État démocratique, laïc et ouvert à la modernité.

La coexistence pacifique des religions sans État laïque est-elle possible ?

À cette étape, il apparaît impératif de nous poser collectivement une question cruciale qui pourrait être formulée en ces termes : est-il possible, en toute logique, d’affirmer qu’on peut arriver, en l’absence d’un État laïque, non confessionnel, à mettre en place une société démocratique ? Il s’agit bien, rappelons-le, d’une société basée fondamentalement sur l’affirmation de droits égaux entre tous les citoyens, y compris entre les hommes et les femmes, et aussi d’une société fondée également sur l’affirmation du droit de tous et de toutes à la liberté d’expression et à la liberté de conscience. Il est évident que, posée ainsi, cette question appelle nécessairement une réponse négative.

Pourtant une réponse positive aurait l’avantage de paraître politiquement plus conciliante et socialement plus rassembleuse, mais cela ne l’empêcherait pas, pour autant, d’aller à l’encontre de toute logique. Comment, en effet, peut-on concilier le principe fondamental de l’égalité des droits et des libertés garanti à tous les citoyens et toutes les citoyennes dans une société démocratique, avec la légitimation au niveau constitutionnel d’une seule religion qui, de ce fait, sera privilégiée par rapport à toutes celles auxquelles adhère l’ensemble des autres citoyennes et citoyens, et qui risque également d’exercer une contrainte indue sur les incroyant-e-s ? Cette religion sera désormais la seule à voir conférer une reconnaissance légale à l’ensemble de ses codes, de ses lois et de ses pratiques ; et elle pourrait même être en mesure de les imposer éventuellement à l’ensemble de la société.

On pourrait toujours invoquer le fait qu’il s’agit le plus souvent de la religion majoritaire, ce qui d’ailleurs n’est pas toujours le cas, mais surtout cela ne change rien au principe selon lequel, dans une société démocratique, la majorité ne détient pas plus de droits – et on parle ici de droits fondamentaux – que la ou les minorités qui se partagent l’espace social. En plus, dans le cadre d’un État confessionnel, le droit à la liberté d’expression risque d’être compromis dans la mesure où la religion d’État jouit d’une légitimité telle qu’il pourrait être difficile, sinon dangereux, de formuler des critiques à son endroit, ou encore à l’endroit des pouvoirs religieux qui la représentent ; que ces critiques soient justifiées ou non. Les citoyens, et encore plus les citoyennes qui s’y risqueraient, pourraient faire face à l’exclusion sociale et, pire encore, comme dans le cas des sociétés iranienne ou saoudienne, s’exposer à des sanctions bien plus sévères liées à des accusations formelles de discours sacrilèges, de blasphèmes ou même d’apostasie. Bref, on est encore une fois bien loin d’une forme quelconque de société démocratique.

En somme, le modèle de société issu d’une Constitution qui comporte une adhésion formelle à une religion particulière, même si cette adhésion déclare se situer dans une perspective « modérée », reste un modèle qui correspond bien plus à une société théocratique qu’à une société démocratique. Et le qualificatif de « modéré » qui lui est accolé n’y change malheureusement pas grand-chose.

Spiritualité, cohésion sociale et …rapports de pouvoir

Il ne s’agit nullement de faire ici le procès d’une religion particulière, pas plus que des religions dans leur ensemble. Les religions sont des éléments constitutifs importants de notre univers mental et affectif. Elles répondent, pour la plupart, à des besoins d’ordre spirituel ou moral et fournissent souvent des réponses, le plus souvent rassurantes, à des questionnements relatifs aux raisons d’être ou aux fondements même de notre existence ici-bas, ainsi que sur son prolongement possible dans l’au-delà. On sait également à quel point les religions représentent pour beaucoup d’individus et de groupes sociaux une référence identitaire importante et comment elles agissent, à ce titre, comme des agents puissants de cohésion sociale.

Toutefois, et l’histoire des guerres de religions qui ont marqué l’Occident est là pour nous le rappeler, les religions ne cohabitent pas facilement et spontanément ensemble, mais ont plutôt tendance à entrer en concurrence les unes avec les autres. Ceci est vrai aussi bien lorsqu’elles prennent racines dans des espaces territoriaux et nationaux différents que lorsqu’elles partagent le même espace territorial et la même appartenance nationale. Surtout si le rapport de force qui les concerne se situe, comme on a pu le constater à travers l’actualité récente, dans le cadre d’un rapport de pouvoir inégal entre le groupe religieux majoritaire et le groupe religieux minoritaire, comme c’est le cas actuellement pour les Coptes chrétiens d’Égypte vis-à-vis de la majorité musulmane. C’est d’ailleurs le même type de rapport de force qu’on voit également à l’œuvre, mais qui joue cette fois en faveur du groupe religieux minoritaire au pouvoir, dans le cas des musulmans alaouites en Syrie ou des musulmans sunnites dans l’émirat du Bahreïn.

Aussi, pour l’ensemble des citoyennes et des citoyens d’un pays, la protection de leurs droits, aussi bien comme individus que comme groupes, passe nécessairement par la mise en place d’États démocratiques et laïques, où le caractère non confessionnel de l’État lui permet d’assumer avec plus de crédibilité son rôle d’arbitre neutre et impartial entre les individus et les groupes religieux en présence.

État religieux et droits des femmes

Les femmes, en particulier, ont tout à gagner de l’intervention d’un État laïque lorsque des conflits les opposent aux pouvoirs religieux en place. Il faut se rappeler qu’il s’agit le plus souvent de pouvoirs exclusivement masculins qui, tout au long de l’histoire, ont non seulement exclu les femmes de leurs rangs, mais ont eu tendance, le plus souvent, à interpréter les textes fondateurs en leur défaveur. Ceci leur a permis, entre autres, de tirer de ces textes toute une série de prescriptions et de dogmes religieux qui ont eu pour effet de creuser et de maintenir longtemps un écart important entre les droits des femmes et ceux des hommes. En ce qui nous concerne comme société, il faut lire, à cet égard, l’Avis, admirablement argumenté et documenté, publié en mars 2011 par le Conseil du statut de la femme et intitulé : Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les hommes et les femmes.

Refus d’une démocratie vidée de son sens

On est en droit de conclure qu’une véritable démocratie ne peut se concevoir en dehors du cadre de la laïcité de l’État et que, de ce fait, démocratie et État laïque constituent un tandem indissociable. On ne pourra donc parler d’un État religieux de type modéré – qu’il soit musulman, juif, chrétien ou autre - sans que cette affirmation ne renvoie du même coup à un projet de démocratie également modérée, ce qui signifierait une égalité de droits modérée entre tous les citoyens et toutes les citoyennes dont, en particulier, le droit à une liberté d’expression modérée.

On comprend qu’il s’agirait, dès lors, d’un simulacre de démocratie qui, vidée de sa substance, aboutirait à la négation même de l’idée de démocratie.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2013

Nadia Fahmy-Eid, historienne et professeure de l’UQAM à la retraite


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