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En studio avec Ruth ! "La prostitution est un grand enjeu politique"
Entrevue avec Lise Bouvet, chercheuse en Études de genre

19 janvier 2013

par Ruth Jacobs

Ruth Jacobs - Comment en êtes vous venue à vous engager pour l’abolition de la prostitution ?

Lise Bouvet - Eh bien, c’est très simple, cela fait maintenant 15 ans que je travaille sur la prostitution, d’abord en sciences sociales puis en philosophie. J’ai travaillé pour des ONG également : je possède une connaissance de terrain aussi bien que scientifique dans ce domaine. J’ai pu faire des recherches et comparer les situations dans de nombreux pays : les USA, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et Amsterdam évidemment, la Belgique, l’Italie, la Suisse, le Japon, la Suède, la Chine et la Thaïlande.

Les choses me semblent assez claires désormais : le seul modèle qui a réussi à entraîner une réduction de la prostitution est le modèle nordique (ou « suédois ») parce que c’est le seul qui procède réellement d’une politique abolitionniste. Toute politique publique qui néglige un des trois grands agents du système prostitutionnel est vouée à l’échec. La Suède a été la première, en 1999, à défier l’élément clé du système prostitueur, c’est-à-dire le client. Pas de client, pas de proxénétisme, pas de trafic, plus de prostitution. C’est aussi simple que ça (mais il m’a fallu dix ans pour le comprendre !)

À l’opposé, la réglementation/légalisation est un échec, avec l’explosion des mafias et de la traite et l’impuissance avouée des autorités. Les Pays-Bas, pays longtemps présenté comme modèle par l’industrie du sexe, tentent désespérément de faire marche arrière, comme on l’envisage également en Catalogne et en Australie. Les deux États pour lesquels il semble hors de question de changer sont l’Allemagne et le Nevada aux USA – où les bordels sont carrément cotés en bourse ! Il ne faut jamais oublier que l’industrie du sexe représente des profits de milliards de dollars. Ce sont les mafias qui en tirent le principal bénéfice mais les États réglementaristes en ramassent les miettes grâce aux taxes payées par les tenanciers de bordels. Ceci dit, il en coûte AUSSI très cher aux États de céder aux mafias des pans entiers d’activité commerciale.

Au-delà de ces observations pragmatiques, je suis également devenue convaincue que la prostitution est un grand enjeu politique et pas seulement « moral ». Je ne vois pas comment on peut qualifier une société d’humaine, voire d’égalitaire, tant qu’on peut louer les organes génitaux de personnes. Pire, nous sommes dans une société où il est tenu pour normal que les plus privilégiés (en trois mots, les hommes blancs riches) puissent louer des parties du corps des plus pauvres (les femmes) pour leur petit plaisir personnel. L’idée d’un « droit à se prostituer » est une aberration conceptuelle (comme l’est celle d’un « droit » d’accès au corps d’autrui…). S’il existe un droit vis-à-vis de la prostitution, c’est celui de ne jamais devenir une marchandise…

R.J. - Quel est votre engagement dans ce domaine ?

L.B. - Je crois qu’en tant que chercheuses et chercheurs, nous avons l’« obligation » civique de faciliter l’accès du grand public à des ressources et des données écartées par les grands médias. J’avoue que, l’été dernier, j’ai eu un grand moment de colère face au déferlement de la propagande pro-prostitution (j’ai même été attaquée : le lobby réglementariste devient féroce quand vos recherches ne vont pas dans son sens.) J’ai décidé de diffuser mes conclusions sur internet, sous un nom d’emprunt et sans donner d’adresse pour mieux me protéger. En effet, le monde universitaire est très hypocrite et il s’avère impitoyable à l’égard des plus militant-es de ses membres, au nom d’une « objectivité » mythique. Fin juillet 2012, j’ai assemblé une série de pages « Scoop-It »*, afin de partager la masse énorme d’information, d’analyses et de documents critiques de l’industrie du sexe qui se multipliaient sur le Net. Ces pages regroupent déjà plus de 1 000 hyperliens à des articles, études, documents, films, etc. Surtout, j’en ai facilité la consultation en les ventilant sous 15 rubriques thématiques. Par exemple, il m’apparaissait crucial de regrouper tous les témoignages de survivantes que l’on peut trouver sur internet (et encore, si vous saviez toutes les archives qui existent sur support papier… il faudra trouver un moyen de les mettre en ligne elles aussi.)

Et là, tout d’un coup, on réalise que ces centaines de femmes n’ont JAMAIS accès aux grands médias, contrairement aux deux mêmes « travailleuses du sexe volontaires et heureuses » qui passent leur vie à courir de colloques en interviews, à bloguer, écrire des livres, être constamment présentes sur tous les médias sociaux (elles « travaillent » quand, exactement, d’ailleurs ?) Et l’on ne parle même pas de toutes celles qui sont mortes, de celles qui n’ont pas accès à Internet, qui sont devenues sans abri, qui ont été internées, de tous les témoignages que l’on a déjà hors-ligne – des milliers et des milliers de femmes…

J’ai donc compris qu’on fait face à une industrie multimilliardaire qui dispose d’une puissance de lobbying intense auprès des médias et des politiciens (les filières en cause sont hallucinantes !) pendant que les associations abolitionnistes peinent sous les sarcasmes avec leurs petits moyens. J’ai essayé de faire au mieux avec les ressources que j’avais. Heureusement, je pense qu’aujourd’hui, grâce à Internet, les voix minoritaires peuvent être mieux entendues, on peut se réseauter et échanger des contenus : c’est ce que font des survivantes sur l’indispensable site Survivor Connect.**

Donc, mon scoop-it (qui est un outil super de curation, en passant !) a eu son petit succès puisque j’en suis à plus de 21 000 visites uniques depuis fin juillet 2012. Il m’a d’ailleurs valu une véritable avalanche de trolls, d’insultes, de menaces (ce qui est toujours bon signe, cela prouve qu’on dérange). J’avoue que face à ce torrent de haine, j’ai été très soulagée d’avoir changé mon nom, car on ne se s’habitue jamais vraiment aux injures et au harcèlement. Dernier point : j’ai tenu à ce que ce scoop-it regroupe des documents en anglais et en français, parce que les lois sont sur le point de changer dans plusieurs pays : la Belgique, la France, l’Irlande et le Canada. Je suis assez optimiste quant à la France (et l’Irlande aussi), mais moins pour la Belgique ou le Canada.

Néanmoins je suis très satisfaite que les Hollandais aient reconnu publiquement l’échec total d’un système dont ils (ou plutôt leur lobby pro-prostitution) faisaient une promotion intense dans les organisations internationales depuis deux décennies. Je me souviens encore d’eux en 1997, quand ils nous « vendaient » avec arrogance leur modèle de révolution sexuelle, disant que la légalisation allait tout résoudre et que ce serait le paradis pour les femmes. Nous sommes aujourd’hui en mesure d’analyser à quel point cela a été un désastre (explosion de la traite, mainmise totale des mafias, perte de contrôle des autorités.) En 1998-99, la Suède mettait en place la politique contraire. Je ne dis pas que tout y est parfait mais après plus de dix ans d’application, il n’est pas besoin d’avoir trois doctorats pour constater la différence.

R.J. - A votre avis quels changements juridiques pourraient aider à abolir la prostitution ?

L.B. - Comme je disais, le système suédois n’est pas d’une perfection absolue mais c’est la « moins pire » solution, si je puis dire ! La prostitution et la criminalité, qui y est afférente, ont connu une décroissance marquée en Suède. Surtout, les autorités ont dédié beaucoup d’argent et de moyens à aider concrètement les personnes prostituées à s’en sortir. Elles ont créé de réelles campagnes d’éducation antisexiste tout en confrontant les clients.

Il y a une statistique que je trouve très parlante : en 1999, la majorité de la population suédoise était contre cette politique ; aujourd’hui femmes et hommes sont majoritairement pour et ne veulent pas reculer.
La première mesure qui s’impose, c’est de décriminaliser absolument les personnes prostituées, de leur offrir un logement, une sécurité, des soins et surtout des alternatives réalistes afin de s’en sortir à long terme (formation professionnelle, vrais emplois, etc.) Ce qui demande d’y mettre des moyens humains et financiers, ça on n’y coupera jamais (mais c’est le prix à payer pour la société que l’on veut !) Ensuite, évidemment les services de police doivent travailler beaucoup plus fort pour arrêter les trafiquants et proxénètes.

Et enfin il faut que les clients soient responsabilisés en tant qu’agent central du système prostitueur afin qu’ils prennent conscience de leur rôle néfaste. Parce que le problème principal, c’est la demande ; tant que la demande sera légitime, le trafic et la coercition ne cesseront jamais. C’est ce que nous apprend l’échec de l’approche réglementariste : si vous encouragez la demande (c.-à-d. l’accès sur demande au corps des femmes), cette demande augmente, en bonne logique capitaliste. Elle déborde l’« offre » locale de femmes appauvries ou de jeunes filles « apprêtées » par les proxénètes. C’est là où vous êtes obligés d’importer « le matériel » et donc de faire tourner à fond le trafic international de femmes et d’enfants. Les clients sont les premiers responsables de cet état de fait, il est donc plus que normal de les cibler en priorité.

Par ailleurs, je pense que les États ont aussi une grande responsabilité de par leur politique, leur absence de politiques d’éducation sexuelle ou de pénalisation des discours de haine envers les femmes (j’y inclus la pornographie) au même titre que les discours racistes. La prostitution existe car les femmes (rien que la moitié de la population !) sont toujours considérées comme des objets, des produits de consommation et non des êtres humains à part entière. C’est un échec total pour notre soi-disant « civilisation ». Il y a un énorme effort à faire dans le domaine de l’éducation, des campagnes pour changer les mentalités, une pénalisation du sexisme et des violences sexuelles, entre autres.

R.J. - Pour celles et ceux qui voudraient s’engager, que faire pour aider ?

L.B. - Les associations abolitionnistes ont besoin de vous, de vos dons et de votre temps.

R.J. - Quels sont vos projets d’avenir ?

L.B. - J’essaie désespérément de terminer une compilation de mes recherches sous forme de livre, mais je n’en ai jamais le temps car je suis perpétuellement en train de mettre à jour mon scoop-it !

Cette entrevue provient du site de Ruth Jacobs, créé dans le cadre de son travail lors du Mois de sensibilisation au trafic des personnes au cours duquel elle a réalisé de nombreuses entrevues.

Nous la remercions pour son aimable autorisation de publier cette traduction sur Sisyphe.

Sites internet :

* www.scoop.it/u/fee-ministe
** Survivors Connect.

Vous pouvez suivre Lise Bouvet sur Twitter @LiseBouvet et sur
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Aussi sur www.pinterest.com/lisebouvet

 Traduction en français : Lise Bouvet
 Révision : Martin Dufresne

© Droits réservés : Ruth Jacobs et Lise Bouvet, 2013.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 janvier 2013

Ruth Jacobs


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