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50 Million Missing Campaign
Un génocide méconnu : 50 millions de femmes disparues en Inde

5 août 2017

par Roxane Metzger, étudiante, coordonnatrice de la "50 Million Missing Campaign" en France

Depuis trois générations, on estime que plus de 50 millions de femmes ont été exterminées, en Inde, en raison d’une violence qui les cible à tous les stades de leur développement et de leur vie. En Occident, ce phénomène est très méconnu : on se demande comment 20% des femmes d’un pays aussi peuplé que l’Inde auraient pu disparaître sans que l’on s’en rende compte, sans que l’on en parle.

Parlons-en, comme le font Rita Banerji, écrivaine indienne et militante pour les droits des femmes, et la « 50 Million Missing Campaign » depuis 2006.

Les méthodes pour se débarrasser du féminin et des femmes sont nombreuses. Il y a les avortements sélectifs, souvent très tardifs et forcés, un devoir ou une obligation pour les femmes enceintes de filles. Les infanticides féminins sont aussi très courants (1) ; ils font partie de la tradition de chaque région et portent des noms – dans une région, on étouffe les toutes petites avec du sel, dans d’autres, on les noie dans du lait… Ces tâches sont parfois effectuées par la mère elle-même (2), plus souvent encore par la grand-mère paternelle. Ainsi, pour la dernière génération, sur 18 millions de filles « manquantes », 17 millions ont été tuées, et non supprimées avant la naissance (3).

Dans leur jeunesse, des milliers de jeunes femmes sont victimes de crimes (4) soi-disant d’honneur : elles sont tuées parce qu’elles ont osé tomber amoureuses d’un homme issu d’une autre caste que la leur, ou elles ont voulu contracter un mariage avec lui. S’il se trouve que le khap panchayat, ou conseil de son village, s’oppose au choix d’une jeune femme, une peine extrajudiciaire sera bien souvent prononcée et une expédition punitive sera conduite contre elle, sous forme de viol en réunion ou de meurtre. Des investigations menées par des journalistes ont pu montrer la passivité de la police et, d’ailleurs, tous les grands partis politiques de l’Inde s’allient aux khap panchayats (5) lors des élections.

Et cela continue après l’adolescence.

La dot

On estime qu’ont lieu en Inde environ 136 000 « meurtres de dot » (6), c’est-à-dire qu’une femme est tuée toutes les cinq minutes lors de meurtres motivés par la cupidité de son mari et/ou de sa belle famille. Qu’est-ce que la dot ? Dans la tradition indienne, lors d’un mariage, la famille de la jeune mariée doit donner une certaine somme d’argent à sa future belle-famille, chez qui elle ira vivre. C’est indéniablement une pratique misogyne : la femme est considérée comme un poids par sa propre famille, qui paie pour s’en débarrasser. La pratique alimente cette misogynie : on ne voit pas d’utilité à élever une fille, on préfère avoir des garçons pour percevoir de l’argent lorsqu’il sera en âge de se marier plutôt que d’avoir à en débourser. C’est le sens de ce proverbe terrible : « Élever une fille, c’est arroser le jardin du voisin. »

La pratique de la dot est illégale depuis 50 ans, ce qui ne l’empêche pas de perdurer. Mais aujourd’hui, on ne finit pas de payer la dot le jour du mariage. Bien souvent, les demandes de la belle-famille ne cessent d’augmenter, des demandes d’argent mais aussi de biens, comme des voitures ou même des maisons. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le « manque » de femmes est pire dans les classes les plus aisées : comme il y a plus d’argent en jeu lors de mariages au sein de ces classes, on fait tout pour éviter d’avoir des filles à marier, et le sort des femmes indiennes éduquées et au travail n’est pas enviable : leur belle-famille s’adresse alors directement à elles (Le cas particulier d’Anshu Singh (7) est emblématique).

Lorsque la famille d’une femme ou la femme elle-même refuse de payer, cette dernière est tuée, souvent par une bande organisée par sa belle-famille et d’autres membres de leur communauté. Le plus souvent, ces femmes sont brûlées vives et l’on fait alors croire à un « accident de cuisine » : l’Inde aurait, de loin, les cuisines les plus défectueuses au monde… Ces meurtres peuvent être aussi maquillés en suicides, et c’est pourquoi le nombre de femmes victimes de meurtres de dot est certainement sous-estimé. Pourquoi les tue-t-on, pourquoi ne divorce-t-on pas d’elles lorsqu’elles refusent de payer ? Parce que les femmes sont considérées comme des biens, des choses que l’on peut utiliser, et supprimer lorsqu’elles ne sont plus utiles.

Le viol

Le viol, très répandu en Inde, est un élément de cette violence ciblée et terrible : là encore, on ne considère pas les femmes comme des êtres humains, avec une fin en soi ; on les nie. L’affaire du viol collectif de Delhi, l’un des rares qui a connu une couverture médiatique ici en France, a-t-elle contribué à sensibiliser les gens sur cette question ? A-t-elle amélioré le sort des victimes de viols ? Il faut bien répondre à ceci que les survivantes de viols, celles qui n’en meurent pas comme ce fut le cas de la victime de New Delhi, ne connaissent jamais le soutien de l’opinion publique comme l’a connu cette jeune femme, une fois morte. On n’a jamais qualifié de « trésor », par exemple, la survivante du viol collectif de Suryanelli (8) âgée de 16 ans, kidnappée et violée par plus de quarante hommes en un peu plus d’un mois, comme ce fut le cas de Jyoti Sigh Pandey (victime du viol collectif de Delhi). Au contraire, on l’a humiliée chez le gynécologue, au commissariat puis au tribunal, où elle a été qualifiée de menteuse perverse (avec pour argument qu’elle n’assumait pas la responsabilité de ses accidents urinaires nocturnes dans sa petite enfance), on l’a mise au ban de la société dans son village, et ce depuis 1996.

L’affaire tragique de Delhi a bien permis de sensibiliser l’opinion publique internationale au sujet des viols en Inde, et a fait l’objet de la condamnation à mort des quatre violeurs. Mais tout le système policier, hospitalier et judiciaire qui a laissé la victime de Delhi agoniser, d’abord dans la rue puis sur le sol de l’hôpital, n’a pas été condamné, alors qu’il est coupable lui aussi (9).

C’est aussi en Inde que se trouvent 25 millions d’ « enfants-épouses » (10), ces petites filles qui ont pour la plupart moins de dix ans lorsqu’elles sont « mariées » de force avec des hommes bien plus âgées qu’elles, puis violées quotidiennement.

50 Million Missing Campaign

En 2006, Rita Banerji a créé la “50 Million Missing Campaign”, qui touche aujourd’hui 600 000 personnes via Internet dans tous les pays du monde. Le but de cette campagne est de sensibiliser la communauté internationale à l’extermination des femmes indiennes afin d’enclencher une action nationale et internationale pour y mettre fin. Sa pétition (11) adressée au gouvernement indien, à l’ONU, au G8 et à l’Union Européenne a été et continue d’être signée par des milliers de gens à travers le monde. Le combat de la « 50 Million Missing » se mène à la fois sur Internet, plateforme internationale de sensibilisation, et sur le « terrain » dans de nombreux pays, c’est-à-dire dans les classes, centres culturels, etc., dans le cadre d’exposés.

Et enfin, sur le « terrain » indien, c’est-à-dire auprès de victimes d’agressions et de viols par exemple, à qui la campagne apporte un soutien moral, des conseils légaux et de l’aide financière, dans le cas où des opérations chirurgicales sont nécessaires : ses membres donnent de l’argent directement à la femme concernée, et encouragent toute personne le pouvant à prendre contact avec elle, puisqu’il s’agit d’une campagne sans financement public ou privé, qui fonctionne à l’énergie et à la détermination de ses volontaires !

Un génocide*

Un des objectifs de la « 50 Million Missing Campaign » est que ce phénomène soit reconnu comme un génocide. Ce que vivent les femmes indiennes s’applique tout à fait à la définition (12) qu’en donna l’Organisation des Nations Unies en 1948 – sauf qu’elles ne sont pas un groupe national ou religieux. La réticence que l’on a souvent à le reconnaître comme tel tient peut-être à une certaine résistance que nous avons, même en Occident, à reconnaître les femmes comme un groupe social, et un groupe contre lequel un crime de masse serait aussi grave que s’il était perpétré contre un groupe national ou religieux.

Depuis 1948, on a désigné comme génocide le meurtre ciblé de groupes humains autres que nationaux ou religieux (on peut penser aux handicapés massacrés par les Nazis lors de l’opération T4, par exemple). Et pourquoi ne le ferait-on pas ? En fait, le droit français, par exemple, définit un génocide comme le meurtre de masse ciblé d’un groupe humain en fonction de critères nationaux, ethniques ou religieux « ou de tout autre critère », et c’est ce que suggère la racine du mot (13) même (genos signifie « naissance », « genre » ou « espèce » : un génocide serait le meurtre d’un groupe pour ce qu’il est à la naissance).

Bien entendu, il n’y a pas en Inde une volonté d’exterminer jusqu’à la dernière femme, comme la volonté d’extermination totale d’un groupe a pu être manifeste dans d’autres génocides. Mais on sent bien que c’est parce que cela ne serait pas viable. Car dès qu’une femme revendique son existence propre, en dehors de ses fonctions et obligations envers son mari, sa famille ou belle-famille - et envers la société indienne toute entière - elle court le risque de mettre son intégrité physique et même sa vie en danger, que ce soit en refusant un avortement ou une énième demande d’argent de sa belle-famille, ou en contractant un mariage contre l’avis du conseil de son village.

Nous pensons que le monde ne doit et ne peut pas rester une fois encore passif devant un génocide parce qu’il est commis contre les femmes.

« 50 Million Missing Campaign » a depuis presque un an, en plus de son blog en anglais, un blog en français dont je suis l’éditrice et un autre en allemand. « 50 Million Missing Campaign » a été récompensé récemment par une Honourable Mention du Prix Katerva pour le développement durable, et notre action est ainsi reconnue au niveau international. 

*** Pour signer la pétition en français, allez à cette page.

<font size=1 * L’auteure est consciente qu’on qualifie souvent cette tragique situation de féminicide. Toutefois, la nuance est qu’un féminicide désigne même le meurtre d’UNE femme parce qu’elle est FEMME, mais nous pensons que l’élimination de millions de femmes pour ce qu’elles sont à la naissance doit être désignée comme un génocide (tout comme on ne cherche pas à désigner la Shoah comme un sémiticide, par exemple). Faire reconnaître ce qui est infligé aux femmes indiennes comme un génocide est l’un des objectifs principaux de la campagne. Nous l’expliquons dans cet article.

L’auteure - Roxane Metzger est étudiante dans la région parisienne, coordonnatrice de la « 50 Million Missing Campaign » en France et éditrice du blogue francophone de la campagne.

 Lire aussi de la même auteure : « En Inde, la festation pour autrui est loin de profiter aux femmes »

Notes

1. « Qu’est-ce qui tue les petites filles de l’Inde ? »
2. « Quand les mères tuent leurs filles ».
3. « Le recensement qui révèle que 17 millions de filles ont été tuées en Inde dans le groupe des 1-15 ans ».
4. « Les crimes d’honneur, une analyse ».
5. Article de l’Hindustan Times (en anglais) sur les alliances entre partis politiques et "khap panchayats" (conseils de villages) :
« Votebank politics : pampering powerful Khaps ».
6. « Meurtres de dot : 106 000 femmes brûlées vives en 1 an » (le chiffre de 136 000 est en fait 106 000, même si ce chiffre est de toute façon une sous-estimation).
7. « Tuée 45 jours après son mariage, l’histoire d’Anshu ».
8. « Y a-t-il eu un complot international contre la victime du viol de Suryanelli ? »
9. « Peine de mort pour les accusés du viol collectif de Delhi, mais s’agit-il d’une justice partielle ? »
10. « Les "enfants-épouses" de l’Inde ».
11. Pétition de la « 50 Million Missing Campaign » en français.
12. Wikipédia,
article sur la définition du crime de génocide selon la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948.
13. Wikipédia, article sur origine et étymologie du mot génocide.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 avril 2014

Roxane Metzger, étudiante, coordonnatrice de la "50 Million Missing Campaign" en France


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