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Bienvenue dans le monde des prostitueurs

14 mai 2013

par Victor Malarek

Ce texte rassemble des extraits du chapitre 1 du livre de Victor Malarek, Les prostitueurs, Sexe à vendre… Les hommes qui achètent du sexe, publié par M éditeur, Mont-Royal, 2013, 248 pages ; 24,94 $. Traduit de l’anglais par Martin Dufresne.



[…] Chaque jour dans le monde, des millions de prostitueurs montent dans leur voiture et se lancent dans la quête de sexe à acheter. Ils arpentent les rues adjacentes des grandes artères en quête de plaisirs faciles. Ils se glissent dans des salons de message pour une branlette rapide. Ils entrent fièrement dans des clubs d’effeuillage pour une danse contact (lap dance) et une bière, puis passent dans l’isoloir (le soi-disant champagne room) pour un « petit extra ».

La plupart de leurs activités demeurent clandestines. La majorité des prostitueurs ne disent mot de ce qu’ils qualifient de simple passe-temps. Ceux qui se vantent le font prudemment. Pour la plupart des prostitueurs, c’est une affaire privée, dont ils ne parlent pas, qu’ils n’admettent pas facilement pratiquer. Peu sont fiers de ce qu’ils font, même si beaucoup soutiennent que c’est parfaitement naturel. […] Ils demeurent en coulisse, laissant aux femmes le rôle d’incarner l’image publique de la prostitution. Mais, à l’occasion, le rideau se lève et le public aperçoit brièvement ces hommes.

[…] Peu ressemblent au cliché que l’on se fait aisément des acheteurs de sexe, soit des solitaires gauches et pitoyables, qui carburent à la pornographie avant de sortir chercher quelque chose de plus concret. Au contraire, beaucoup de ces hommes sont d’allure tout à fait normale. Certains ont une apparence ordinaire, d’autres paraissent plutôt bien. Certains sont jeunes – aussi jeune que quatorze ans –, d’autres sont dans la vingtaine ou la trentaine ; il y en a de soixante ans et plus […]. Ce sont des courtiers en valeurs mobilières, des plombiers, des médecins, des professeurs. Ce sont aussi des avocats, des juges, des chefs scouts et des comptables. Il y en a qui portent l’uniforme – soldats, marins, forces de maintien de la paix, policiers –, ou même la soutane. Il leur arrive de regretter leurs actes, mais très souvent on constate qu’il n’en est rien.

[…] Nous savons très peu de choses sur ces hommes qui alimentent l’industrie de la prostitution. Nous ignorons qui ils sont et pourquoi ils font cela. Même si quelques-uns se font prendre, la majorité échappe à toute sanction. Ils connaissent les risques et les façons de les éviter. Ils sont aussi très au courant des différentes facettes de l’industrie et comprennent très bien que certains commerces sont bien mieux tolérés que la prostitution de rue.

Si les études sur les femmes prostituées peuvent emplir une petite bibliothèque, les recherches consacrées aux prostitueurs se comptent sur les doigts de la main. Il y en a eu quelques-unes au cours de la dernière décennie, qui se sont limitées pour la plupart aux données de base : âge, état matrimonial, instruction, salaire annuel, type d’emploi. Des sondages demandent à ces hommes s’ils achètent souvent du sexe et combien de fois ; la plupart des études tentent de les amener à expliquer pourquoi ils achètent du sexe. Soit les répondants ne s’expriment pas, soit ils le font dans un style excessif, qui semble ne mettre en valeur que leur ego.

Les prostitueurs ont ainsi réussi à demeurer dans l’ombre, apparemment en marge de la prostitution. Il existe cependant deux sources d’information susceptibles de jeter un peu de lumière sur leur vie secrète. La première, ce sont les femmes qu’ils paient pour du sexe. Le deuxième filon pour en savoir plus réside dans le seul endroit où les prostitueurs se sentent vraiment en sécurité.

Demandez aux femmes

Demandez à n’importe quelle femme prostituée qui sont ses clients et elle vous dira que plus de la moitié portent une alliance ou ont une partenaire. Beaucoup de prostitueurs affichent des photos de famille dans leur portefeuille et s’épanchent longuement sur leur vie domestique. Ils s’enorgueillissent de leurs enfants – du récital de piano à la dernière partie de baseball – et parlent ouvertement de leur compagne ou de leur femme, même si c’est habituellement pour s’en plaindre. Les femmes en situation de prostitution savent précisément ce qui motive les hommes à acheter du sexe clandestinement. Elles ont tout entendu : les récits, les alibis et les récriminations, les cris de rage comme les lamentations.

Il y a les solitaires qui disent n’avoir pas de vie amoureuse du fait de leur timidité et de leur gaucherie avec les femmes. Certains manquent de confiance ou se trouvent laids. D’autres éprouvent de la difficulté à bâtir de véritables relations. Beaucoup cherchent simplement du sexe, mais il y en a qui souhaitent quelque chose de plus, une intimité avec une femme, même achetée. D’autres ne se sentent pas à la hauteur ou ils souffrent de l’exigence d’être performant sexuellement : c’est au bordel qu’ils s’offrent une thérapie.

Beaucoup de prostitueurs se prétendent frustrés par leur situation à la maison, disant parfois aux femmes que leur vie sexuelle n’existe pratiquement plus. D’autres en ont assez des relations ratées ou ont simplement décidé que les véritables rapports n’en valaient pas la peine. Payer pour du sexe est leur façon d’en obtenir sans les coûts ou les ennuis du mariage ou des fréquentations. L’avantage du sexe acheté, à leurs yeux, est qu’il s’accomplit à leurs conditions, quand cela les arrange et dès qu’ils en ont envie.

Il y a aussi les amateurs d’émotions fortes, en quête de variété, de nouveauté et d’excitation à chaque rencontre. Beaucoup recherchent « un genre différent de sexualité », qu’ils n’osent pas demander à leur amie de cœur ou à leur conjointe. D’autres, allumés par des stéréotypes racistes, veulent baiser avec « une autre variété de femmes ». Ils cherchent à nourrir des fantasmes fondés sur la couleur de la peau et partent à la chasse de femmes dépeintes comme « exotiques » – Latino-Américaines torrides, Asiatiques soumises, Africaines sauvages et Slaves assoiffées de sexe.

Certains hommes voient le sexe vénal comme un cadeau, un rituel de la solidarité masculine, que l’on partage par exemple à l’occasion d’une sortie en bande. Parfois pétrie de machisme et centrée sur l’ego, cette sexualité est un élément essentiel de l’idée qu’ils se font de la virilité.

Ceux qui haïssent les femmes

Cependant, il existe un autre genre de prostitueurs, celui que branche la notion de « sale pute ». Pour ces hommes, toute prostituée constitue en soi un stimulant. Elle représente une féminité vile et l’incarnation du mal. Ces hommes haïssent les femmes. À leurs yeux égarés, les femmes sont toutes des putains – quel que soit leur âge, leur profession ou leur statut social. Cette catégorie de prostitueur déchaîne contre les êtres loués toutes les obsessions éprouvées au sujet des femmes. Pour ce type de prostitueur, la femme n’est pas là pour un rapport sexuel : sa fonction est d’être utilisée, avilie et violentée. Ce prostitueur – le plus dangereux de tous – est porteur d’une rage profondément ancrée dont chaque femme devient l’exutoire.

Une autre chose que savent les femmes au sujet des prostitueurs est que la plupart ont besoin d’éveiller leur virilité avant de monter au front. Ils stimulent leur libido à l’aide de pornographie, puis se donnent de l’assurance en buvant – les femmes vous diront que la plupart des hommes sentent l’alcool à plein nez en arrivant chez elles. En outre, elles disent recevoir de plus en plus de prostitueurs d’âge moyen ou vieillissant qui redonnent de la vigueur à leur membre flasque à l’aide d’un petit losange bleu, le fameux Viagra.

Internet comme déversoir

Si beaucoup de prostitueurs se confient aux femmes qu’ils louent, ils sont encore plus nombreux à échanger librement sur Internet, qui est devenu un genre de guichet unique pour les acheteurs de sexe, combinant l’annuaire téléphonique, le groupe de soutien et le guide de voyage. Le Web a ouvert les vannes à des hommes qui n’auraient sans doute jamais soufflé mot de leur prétendu passe-temps. Ils réalisent aujourd’hui qu’ils ne sont pas seuls. Ils n’ont qu’à se manifester pour échanger avec d’autres aux quatre coins de la planète, en se rassurant ainsi puisqu’ils sont légion.

Dans le confort relatif de leur domicile et cachés derrière des pseudonymes, les prostitueurs échangent sur leurs raisons de désirer et d’avoir besoin de sexe tarifé, sur leurs fantasmes et leurs escapades ; ils se racontent leurs pires et leurs meilleurs moments. Ils se portent aussi à la défense des uns des autres, se réconfortant, validant les sentiments et les peurs de chacun, et défendant vaillamment leur choix de vie contre toute attaque extérieure ou tout soupçon de culpabilité. Cette communauté des prostitueurs s’est dotée d’une fraternité à nulle autre pareille. L’adhésion est gratuite et les services bénévoles sont offerts continuellement, où que ce soit dans le monde. Une seule exigence : défendre les valeurs des prostitueurs. Toute personne soupçonnée d’être un trouble-fête chrétien ou une féministe se voit montrer la porte, comme je l’ai appris en menant des recherches pour ce livre.

Cette fraternité révèle qu’en matière de sexualité et de prostitution, les attitudes des prostitueurs sont remarquablement uniformes dans le monde entier. À lire ces internautes, qui habitent aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en Europe, il devient vite évident que la recherche de sexe vénal est essentiellement pour eux une affaire de droit d’accès, de pouvoir et de contrôle. Ce que cherche le prostitueur, c’est une rencontre brève pour s’éclater en exprimant ses envies les plus égoïstes. Qu’il soit avec une call-girl de luxe, une femme sur le trottoir ou une danseuse nue dans un bar, ses souhaits, ses besoins et ses désirs ont le haut du pavé : il n’a à se soucier de personne d’autre. […]

Ce que font les hommes

Bien des raisons expliquent que les prostitueurs soient demeurés la face inexplorée du commerce du sexe. La plupart des gens semblent avoir simplement tenu pour acquis que le comportement de ces hommes n’avait rien de suffisamment particulier ou d’intéressant pour justifier une recherche et une analyse approfondies. Cette conjecture est fondée sur un préjugé élémentaire : tout simplement parce que les hommes qui achètent du sexe auraient un comportement masculin naturel. On a généralement accepté qu’il y ait toujours un groupe de femmes disponible pour assouvir leurs besoins dits biologiques. Elles sont vues comme un mal nécessaire, une sorte de soupape de sécurité pour les moments où l’instinct sexuel d’un homme atteint une masse critique.

En regard de l’image de la prostituée – cette vile tentatrice chargée de mépris et de dégoût –, le prostitueur est en général resté invisible et négligé : un personnage unidimensionnel, habituellement anonyme et même comique, guidé par son érection… Dans des contextes plus anodins, c’est une sorte de bouffon écervelé qui perd tout bon sens quand son désir s’éveille. Pourtant, cette acceptation à courte vue des prostitueurs, apologétique et apparemment inoffensive, a facilité la multiplication mondiale et à peu près incontestée du nombre d’hommes en quête de sexe à acheter.

[…] Il est grand temps de cesser de traiter les prostitueurs comme un détail accessoire et immatériel de ce qui est de plus en plus reconnu aujourd’hui comme un très grave problème social. Les hommes sont le moteur de la prostitution. Leurs envies sont au cœur de l’explosion de l’industrie mondiale du sexe et la raison pour laquelle des millions de femmes et de jeunes filles sont victimes chaque année de la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Les prostitueurs ne sont peut-être pas les êtres les plus exemplaires, sympathiques ou intéressants. Toutefois, il est impossible de traiter la multitude de problèmes entourant la prostitution sans examiner de plus près ces hommes, leur personnalité, leurs actes et leurs motivations. Cet examen doit comprendre, avant toutes choses, une contestation du rôle des hommes dans la prostitution.

 Extraits du ch. 1, du livre Les prostitueurs, Sexe à vendre… Les hommes qui achètent du sexe est en librairie. Distribution : au Québec, Prologue ; en Europe, DNM/Librairie du Québec à Paris. Ce livre est en librairie au coût de 24,95$.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 mai 2013

Victor Malarek


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4420 -