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À qui appartient le genre ? Rapports entre féminisme radical et idéologie transgenre

19 mai 2013

par Delilah Campbell, revue Trouble & Strife

Delilah Campbell a réfléchi au sens profond des récents conflits entre les féministes et les militant-e-s transgenres. Pourquoi tant d’attention aux revendications des transgenres ? se demande-t-elle.



Pendant quelques semaines, au début de 2013, il semblait que l’on ne pouvait ouvrir un journal ou son fil Facebook sans se heurter à une nouvelle salve d’une guerre de mots qui a opposé les militant-e-s transgenres et leurs partisan-e-s à des féministes qualifiées de « transphobes ».

Tout a commencé lorsque la chroniqueuse Suzanne Moore a signé un billet (reproduit dans The New Statesman) où elle notait que les femmes devaient maintenant avoir « l’apparence physique de transsexuels brésiliens ». Moore a commencé à recevoir des injures et des menaces sur le réseau Twitter, attaque qui a dégénéré jusqu’au point où elle a annoncé qu’elle fermait son compte. Puis, Julie Burchill s’est portée à la défense de Moore avec une chronique dans The Sunday Observer, qui s’en prenait non seulement aux trolls du réseau Twitter, mais à la communauté trans en général. La contribution de Burchill était excessive tant au niveau des sentiments exprimés que de son langage – pas exactement une surprise, puisque c’est essentiellement ce pourquoi des éditeurs s’adressent à elle. Si vous voulez un commentaire équilibré sur les questions de l’heure, ne passez pas la commande à Julie Burchill. Néanmoins, lorsque la vague prévisible de protestations a déferlé, l’Observer a décidé de retirer cet article de son site Web et a publié, dans son édition de la semaine suivante, une longue lettre dans laquelle il s’excusait de l’avoir diffusé. La direction du journal, promettait-on, allait rencontrer des représentant-e-s de la communauté trans pour se pencher attentivement sur leurs préoccupations.

Consensus libéral

Il s’agissait d’un recul remarquable de la part d’un des bastions du journalisme libéral britannique. Seulement quelques semaines plus tôt, un autre bastion semblable, The Guardian, publication-sœur de l’Observer, avait publié un article d’opinion sur la « pédophilie » (c.-à-d. l’agression sexuelle d’enfants), qui plaidait pour plus de compréhension et moins de réprobation dans ce dossier. Dans le sillage de l’affaire Jimmy Savile (1), une telle prise de position était certainement controversée, et beaucoup de lecteurs et lectrices l’ont jugée offensante. Mais ce texte n’a pas été retiré du site Web, ni n’a fait l’objet d’excuses compassées. Sans surprise, ce texte a été placé dans la catégorie des opinions impopulaires qui ont le droit d’être diffusées au nom du principe « Comment Is Free » (le titre de la rubrique d’opinion du Guardian). Mais quand ce sont des trans qui se disent offensé-e-s, il semble que le même principe ne s’applique pas.

Ce problème n’est pas limité à la presse libérale : une blogueuse qui avait repiqué sur son site la chronique de Julie Burchill, avec des exemples des insultes adressées à Suzanne Moore sur Twitter, a découvert que les superviseurs du site hébergeant son propre blog lui en interdisaient maintenant l’accès. Pendant ce temps, la militante féministe radicale et journaliste Julie Bindel, dont les critiques de l’idéologie trans prennent la forme d’une analyse politique plutôt que celle de l’insulte, se retrouve depuis quelque temps « interdite de plate-forme » par la NUS (Union nationale des étudiant-e-s britanniques) – en d’autres termes, interdite de parole à tout événement commandité par la NUS ou tenu dans ses établissements.

Plus généralement, si vous souhaitez organiser un événement réservé aux femmes d’où les femmes trans seraient tenues à distance, vous êtes susceptible de rencontrer l’objection que cette exclusion constitue une discrimination illégale, et aussi que l’analyse qui sous-tend cette décision – l’idée que certains aspects de l’expérience ou de l’oppression des femmes ne sont pas partagés par les femmes trans – est elle-même un exemple de transphobie. Exprimée en public, cette analyse est étiquetée de « propos haineux », que l’on a non seulement le droit mais une responsabilité de censurer.

L’expression de sentiments réputés « transphobes » en est rapidement arrivée à être perçue comme une de ces « lignes rouges » qu’il est interdit de franchir par la parole ou l’écrit. C’est remarquable, quand on y réfléchit : si vous cherchez quelles autres opinions ne peuvent pas être exprimées sous peine de sanction légale, ou bien sont tellement désapprouvées qu’elles ne peuvent rarement, voire jamais, être autorisées pour diffusion publique (et certainement pas sans un contre-discours), vous vous retrouvez avec des exemples tels que l’incitation à haine raciale et le négationnisme. Comment en est-on arrivées à ce que disconvenir des analyses que font de leur situation les militants trans (comme l’a fait Julie Bindel) ou lancer des injures de cour de récréation à des personnes trans (comme l’a fait Julie Burchill) place automatiquement le locuteur en cause dans la même catégorie qu’un Nick Griffin ou un David Irving ? (2)

Le fait de bâillonner leurs critiques, souvent avec le soutien actif d’institutions qui déploreraient normalement de telles restrictions liberticides à la liberté d’expression, n’est pas la seule réussite remarquable au palmarès des militants trans. Il est également étonnant de constater combien rapidement et facilement les personnes trans ont été ajoutés à la liste des groupes légalement protégés contre toute discrimination. D’autant plus remarquable que ce qui a été inscrit dans la loi sur l’égalité était leur propre principe d’autodéfinition, à savoir que si vous vous identifiez comme un homme ou une femme, alors vous avez le droit d’être reconnu comme un homme ou une femme. En très peu de temps, cette minorité microscopique et à ce jour marginale a réussi à faire de l’égalité des trans un enjeu hautement prioritaire, et du soutien à ce principe, un élément du consensus libéral.

Pourquoi tant d’attention aux revendications des trans ?

Ce qui m’intéresse dans cette affaire n’est pas d’en déterminer le bon droit ou non. Je veux plutôt essayer de comprendre, d’analyser les conditions sous-jacentes qui ont permis aux arguments des militants trans d’acquérir autant d’attention et de crédibilité. En effet, j’ai d’abord, à vrai dire, eu du mal à comprendre pourquoi cette question suscitait des émotions aussi vives et pourquoi les féministes se laissaient déstabiliser à ce point par elle. Le contenu et le ton de la discussion me rappelaient les prétendues « sex wars » des années 1980, alors que d’énormes quantités de temps et d’énergie ont été dépensées à débattre du bon droit ou non du sadomasochisme lesbien et des relations butch-femme. « Débattre » est un euphémisme : ce fut une suite de déchirements personnels et interpersonnels. Je ne veux pas dire qu’il n’y avait pas d’enjeu, mais je pense que nous avons perdu la carte pendant un certain temps en en faisant autant de cas.

Le débat sur la question trans semblait être un autre cas où quelques individus très en verve contrôlaient l’ordre du jour, et par conséquent, où une question d’importance très secondaire pour la plupart des femmes attirait beaucoup plus l’attention des féministes qu’elle n’en méritait.

Mais en suivant les événements décrits en amorce de ce texte, et en lisant même une partie de l’abondante discussion qui a envahi les médias sociaux, j’en suis arrivée à conclure que ce qui se passe n’est pas seulement un débat sur les trans. Ce débat existe, mais il fait partie d’une discussion beaucoup plus vaste et plus fondamentale sur la nature et le sens du genre, une discussion qui oppose les féministes (et particulièrement les féministes radicales) à toutes sortes d’autres forces culturelles et politiques. La question trans fait partie de cette dynamique, mais ce n’en est pas l’essentiel, ni même à mon avis, la cause. En fait, je suis encline à penser que c’est le contraire qui est vrai : c’est l’évolution plus générale des notions traditionnelles du genre qui explique le succès remarquable du militantisme trans.

Guerres de territoire

Il faut noter que le contrôle de ce qui peut ou ne peut pas être dit à propos des trans en public est presque toujours dirigé contre des femmes qui en parlent d’une perspective féministe, et surtout féministe radicale. On pourrait penser que les personnes trans ont des adversaires beaucoup plus puissants (comme les conservateurs religieux, la presse de droite et certains membres de l’establishment médical) et aussi beaucoup plus dangereux. Quoi que les féministes radicales puissent dire sur les personnes trans, elles ne menacent généralement pas leur sécurité physique. Et pourtant, une proportion importante de toute l’énergie politique dépensée par ou au nom du militantisme trans est consacrée à une opposition et à un harcèlement des féministes radicales.

Cela a conduit certain-es analystes à interpréter ce conflit comme un nouvel exemple des querelles intestines et du sectarisme qui ont toujours affligé les mouvements politiques progressistes – situations où des groupes opprimés s’entre-déchirent alors qu’ils devraient s’unir contre leur ennemi commun. Mais dans le cas présent, je ne pense pas que ce soit l’explication. Lorsque des militants trans identifient les féministes comme l’ennemi, ils ne sont pas seulement illogiques ou mesquins. Certains militants trans qualifient leurs opposantes féministes de TERFs, acronyme anglais de l’étiquette « féministes radicales excluant les trans » ou « féministes radicales exterminatrices des trans ». L’épithète est désagréable, mais l’allusion au mot « turf » (qui signifie, en anglais, territoire) est appropriée : il s’agit bel et bien d’un différend territorial, et le genre est le territoire contesté.

La lutte des trans est, à la base, un combat pour la légitimité. Ce que leurs militants veulent voir accepté est non seulement la revendication des personnes transgenres pour une reconnaissance et des droits civiques, mais la perspective entière du genre et de l’oppression de genre sur laquelle est basée cette revendication. Pour gagner cette bataille, les militants trans doivent déplacer la perspective du genre et de l’oppression de genre qui jouit actuellement du plus de légitimité dans les milieux progressistes-libéraux, celle qu’ont mise de l’avant les féministes depuis la fin des années 1960.

Ici, l’on pourrait objecter que les féministes elles-mêmes n’ont pas de perspective unique en matière de genre. C’est vrai, et c’est une des raisons pour lesquelles les militants trans ciblent certains courants féministes plus régulièrement que d’autres (3). Mais en fait, les deux propositions relatives au genre qui irritent le plus les militants trans ne sont pas uniquement le fait du féminisme radical : chacune remonte à ce qui est souvent considéré comme le texte fondateur de tout le féminisme contemporain, l’œuvre classique de Simone de Beauvoir publiée en 1949, Le Deuxième Sexe, et ces deux propositions demeurent réitérées, sous une forme ou une autre, par presque toutes les personnes qui prétendent à une forme ou une autre d’allégeance féministe, qu’elle soit radicale, socialiste ou libérale.
La première de ces propositions est que le sexe, tel que nous le connaissons, est socialement construit plutôt que « naturel » ; la seconde est que les relations entre les sexes sont les relations de pouvoir, dans laquelle les femmes vivent une inégalité structurelle par rapport aux hommes. Quant au sens précis de ces énoncés et de ce qu’ils impliquent pour la politique féministe, il existe beaucoup de désaccords internes, mais en eux-mêmes, ils ont le statut de principes féministes de base. Au cours des quinze dernières années, cependant, ces propositions – et particulièrement la première – sont devenues la cible d’une attaque soutenue : une tentative concertée pour reprendre au féminisme le territoire du genre.

Les militants trans constituent présentement l’avant-garde de cette campagne, mais ce ne sont pas eux qui ont amorcé cette guerre. Certaines de ses batailles les plus importantes ont été menées non pas dans l’arène de la politique organisée des rapports femmes-hommes, mais sur le terrain de la science, où une nouvelle vague d’essentialistes biologiques a lancé l’opposition au féminisme, ou plus exactement au socioconstructivisme féministe. Les scientifiques à la réputation la mieux assurée, des hommes comme Stephen Pinker et Simon Baron-Cohen, sont de tendance politique libérale plutôt que conservatrice, et prétendent appuyer l’égalité des sexes et l’équité : ce à quoi ils s’opposent est toute définition de ces principes qui repose sur l’a priori que le sexe est une construction sociale. Leur but est de convaincre leurs compatriotes libéraux que le féminisme s’est trompé à propos du sexe, qui n’est pas construit socialement, mais « câblé » dans le cerveau humain.

Cette attaque contre la première proposition féministe (« le sexe est construit ») conduit à une réinterprétation de la seconde (« les rapports de sexe sont des relations de pouvoir inégales »). Les libéraux ne nient pas que les femmes aient souffert, voire qu’elles puissent souffrir encore d’un traitement injuste dans les sociétés dominées par les hommes mais, à leurs yeux, la différence des sexes a préséance sur le pouvoir entre eux. Ce que les féministes dénoncent comme du sexisme et expliquent comme conséquence de l’inégalité structurelle entre les sexes, les nouveaux essentialistes le dépeignent comme la simple conséquence inévitable de différences naturelles entre les sexes.

Pendant cette période, nous avons assisté, dans des milieux moins libéraux, à la montée d’un lobby qui se plaint que les hommes et les garçons sont mis à mal – mal éduqués, économiquement défavorisés et marginalisés au sein de la famille – par une société qui depuis 40 ans base ses politiques sur la croyance féministe que le sexe est une construction sociale : une croyance qui, disent-ils, est maintenant discréditée par des preuves scientifiques objectives. (Certaines critiques féministes pertinentes de cette science soi-disant « objective » ont paru dans Trouble & Strife – voir ici pour en savoir plus.) (4)

Une autre tendance culturelle pertinente est la propension néolibérale à assimiler le pouvoir et la liberté, dans leur sens politique, avec la liberté de choix personnelle. D’un bout à l’autre du spectre politique, il est devenu banal de dire que ce qui « autonomise » réellement les gens est leur capacité de choisir : plus nous avons de choix, et plus nous sommes libres de les faire, plus nous aurons de pouvoir. Appliqué à la question du genre, ce que cette idée produit est le « post-féminisme », une idéologie qui liquide la notion de politique collective pour assimiler la libération des femmes à l’exercice de l’agentivité personnelle. Cet argument, déjà parodié par un titre du site Web satirique The Onion : « Les femmes sont maintenant autonomisées par tout ce que fait une femme », n’est même plus de l’humour : c’est l’attitude qui sous-tend tous ces énoncés à l’effet que si les femmes choisissent d’être femmes au foyer ou prostituées, alors qui sommes-nous (lire : les féministes) pour les critiquer ?

Ce point de vue a eu une influence sur la façon dont les gens comprennent l’idée que le sexe est une construction sociale. Dire que quelque chose est « construit » peut maintenant être considéré comme plus ou moins l’équivalent d’affirmer que cette chose est ou devrait être, en dernière analyse, une question de choix individuel. Il s’ensuit que les individus devraient être libres de choisir leur propre identité sexuelle, et de voir ce choix respecté par les autres. J’ai entendu plusieurs jeunes personnes (non identifiées comme transgenres) citer cet argument pour expliquer pourquoi elles tiennent tant à l’égalité des trans : la liberté de choix est à leurs yeux une valeur sacro-sainte, elles la voient comme « le sens véritable du féminisme », et elles sont réellement déconcertées par l’idée que quelqu’un autre qu’un autoritaire de droite puisse contester l’autodéfinition de quiconque.

Le genre dans le transgenre

La politique transgenre contemporaine ne peut, tout comme le féminisme, être considérée comme un mouvement unifié à l’interne dont les membres avancent tous exactement les mêmes arguments. Mais malgré quelques voix divergentes, les points de vue généraux concernant le genre et l’oppression de genre que promulguent les militants trans sont fortement marqués par les deux tendances que l’on vient de décrire.

En premier lieu, la perspective trans met peu ou pas l’accent sur le genre comme une relation de pouvoir dans laquelle un groupe (les femmes) est subordonné à l’autre (les hommes) ou opprimé par lui. Dans la perspective trans, le genre au sens des hommes et des femmes est avant tout une question d’identité individuelle : les individus ont le droit souverain de décider de leur sexe et de le faire reconnaître par la société, sur la base de qui ils et elles se sentent être.

Mais si j’ai écrit « le genre au sens des hommes et des femmes » c’est parce que dans la politique trans, le genre est également entendu dans un autre sens : il existe une distinction d’ordre supérieur entre les individus qualifiés de « cisgenre », qui s’identifient avec le sexe qui leur a été assigné à la naissance, et les individus « transgenre », qui ne s’identifient pas à leur sexe assigné. Même si les militants trans reconnaissent le concept féministe du pouvoir et du privilège masculin, celui-ci est moins important à leur sens que le pouvoir et le privilège « cis » : l’oppression jugée fondamentale est la dévaluation ou la non-reconnaissance des identités « trans » dans une société qui privilégie systématiquement la majorité « cis »*. L’opposition à cette oppression prend la forme d’une revendication de reconnaissance du « cis » et du « trans » comme catégories, et de celle du droit de toute personne trans d’être traitée comme un membre de la catégorie de sexe à laquelle il ou elle souhaite être identifiée.

L’essentialisme biologique et utopisme postmoderne

À ce stade, cependant, apparaît une divergence de vues. Certaines versions de cet argument sont basées sur le type d’essentialisme biologique dont l’on a parlé plus tôt : le sexe auquel une personne s’identifie – et, partant, son statut comme « cis » ou comme « trans » – est perçu comme déterminé dès ou avant la naissance. L’ancien récit au sujet des transsexuels selon lequel il s’agit de « femmes emprisonnées dans des corps d’hommes », ou vice-versa s’est transformé en une version plus récente qui emprunte à la neurologie contemporaine l’argument que chaque personne possède un cerveau genré (grâce à une combinaison d’influences génétiques et hormonales) qui peut être ou non en harmonie avec le sexe du corps. Il y aurait, chez les personnes « trans », une déconnexion entre le sexe du corps et celui du cerveau.

D’autres versions de l’argument manifestent l’influence de la deuxième tendance, où l’enjeu central est la liberté de choix individuelle. Dans certains cas, cela s’allie à une sorte d’utopisme social postmoderne : le trans est présenté comme un geste politique radical, une subversion du système binaire de genre en faisant disjoncter le sexe de ce qui est habituellement considéré comme ses amarres biologiques, « naturelles ». Cela laisse entrevoir la possibilité d’une société où il y aura beaucoup de sexes plutôt que seulement deux (même si une personne qui soutient cet argument ne semble jamais expliquer en quoi cela serait préférable à une société sans sexes du tout).

Dans d’autres cas, cependant, le choix est présenté non comme une stratégie dans une lutte plus générale en vue de créer un monde meilleur, mais seulement comme un droit individuel. Les gens doivent être autorisés à définir leurs propres identités, et tout le monde doit respecter leurs définitions. Sur Twitter récemment, dans une discussion visant à déterminer si quelqu’un qui avait un pénis (et aucune intention de se le faire enlever) pouvait raisonnablement prétendre être une femme, un partisan de cette thèse a proposé que si l’intéressé prétendait être une femme, alors il était une femme, par définition, et avait un droit absolu à être reconnu comme tel. En réponse, quelqu’un d’autre tweeta : « Je suis un écureuil », commentaire moins butlérien que lewiscarrollesque.

Les tenants de la première lecture, l’essentialiste, sont parfois critiques des tenants de la seconde et, étrangement, leur critique est la même que celle que je ferais dans une perspective féministe radicale : cette vision post-féministe du socioconstructivisme est banalisante et politiquement inepte. Ce que les essentialistes trans croient que les féministes disent quand elles disent que le sexe est une construction sociale est que le sexe n’est rien de plus qu’une apparence superficielle. Ils rejettent cette thèse parce qu’elle contrevient à leur expérience : elle nie la réalité de l’aliénation et de l’inconfort qui poussent des gens à s’identifier comme trans. Il s’agit d’une réaction que les féministes devraient être en mesure de comprendre, selon eux, puisqu’elle correspond à notre propre réaction à voir des problèmes, comme le harcèlement sexuel, être minimisés comme des questions triviales que nous devrions être en mesure de « dépasser » – nous répondons que ce n’est pas ainsi que les femmes les vivent. Mais dans ce cas, il s’agit d’une réaction basée sur une lecture erronée : pour la plupart des féministes, « socialement construit » ne signifie pas « banal et superficiel ».

Dans le courant du féminisme que représente Trouble & Strife, le courant radical et matérialiste, le sexe est théorisé comme induit par une oppression sociale. La masculinité et la féminité sont produites par des institutions (comme le mariage), des pratiques (comme la division du travail qui charge les femmes du ménage et des soins aux enfants) et des idéologies (comme l’idée que les femmes sont faibles et émotives) d’un patriarcat social qui permettent à un sexe de dominer et d’exploiter l’autre. Si ces structures n’existaient pas – s’il n’y avait pas de genre – les différences biologiques entre femmes et hommes ne seraient pas liées comme elles le sont maintenant à l’identité et au statut social. Cependant, le fait qu’elles continuent d’exister, cependant, et à être perçues par beaucoup ou la plupart des gens comme « naturelles » et immuables, est considéré par les féministes (pas seulement les matérialistes radicales mais la plupart des féministes dans la tradition de Beauvoir) comme preuve que ce qui est construit ne se limite pas aux structures externes de la société. Il inclut également les sentiments, désirs et identités intériorisées que les individus développent par leur expérience de la vie au sein de ces structures.

C’est dire que les féministes radicales seraient effectivement d’accord avec les militants trans qui disent que le sexe n’est pas qu’une apparence superficielle dont on peut facilement se défaire. Mais elles disconviennent de l’idée selon laquelle si un phénomène est « profond », alors il ne peut pas être construit socialement, mais doit plutôt être attribué à des caractéristiques biologiques innées. Pour les féministes, les effets de l’expérience sociale vécue ne sont pas négligeables, et on ne peut les transcender par un simple acte de volonté individuelle. Il faut plutôt transformer la nature de l’expérience sociale à travers l’action politique collective, afin de changer la société.

Du drapeau arc-en-ciel à la double hélice

Quand j’ai fait la connaissance de la politique trans, dans les années 1990, celle-ci comptait surtout des gens qui, même si leurs objectifs politiques différaient de ceux du féminisme, partageaient généralement l’opinion féministe selon laquelle l’identité sexuelle, telle que nous la connaissions, est socialement construite, oppressive, et doit être transformée par l’action collective. Cette première version de la politique trans était alliée de près à l’activisme queer de l’époque, affichait son côté politiquement subversif, et empruntait le discours de la théorie queer et du post-modernisme. Cette approche a encore quelques adeptes, mais avec le temps elle a perdu du terrain face à la version essentialiste du trans qui affirme le caractère naturel et l’universalité intemporelle de la division entre « trans » et « cis », et utilise deux autres discours : d’une part, de la pop-neurologie (vous ne pouvez remettre en question le sexe de mon cerveau), et d’autre part, une politique identitaire au néolibéralisme exacerbé (vous ne pouvez remettre en question mon oppression, mon compte rendu de mon oppression, ou les choix individuels que je pose pour résoudre mon oppression).

Encore une fois, cependant, cette évolution n’est pas spécifique à la politique trans. Les militants trans ne sont pas le premier groupe à avoir transité d’une critique sociale radicale à un essentialisme et un individualisme néolibéral. Il s’agit d’une tendance plus générale, observé non seulement dans un certain lobbying « post-féministe » chez des femmes mais aussi, et peut-être plus clairement encore, dans l’histoire récente du militantisme gay et lesbien.

À l’apogée des mouvements de libération des femmes et des gays, il était largement admis que la sexualité était une construction sociale, et effectivement relativement plastique : le lesbianisme, en particulier, a été présenté par certaines féministes comme un choix politique. Mais au cours des 20 dernières années, ce point de vue a généralement reculé. Face à des adversaires bien organisés dénonçant leurs « choix de vie » pervers, certains militant-e-s et organisations gay/lesbiennes de premier plan ont commencé à promouvoir le contre-argument que les homosexuels étaient « nés comme ça », plutôt que de l’être devenus.

Bien sûr, la thèse d’être « né comme cela » avait toujours eu ses partisans, mais aujourd’hui, elle a durci pour devenir une orthodoxie dont l’on ne dévie qu’à ses risques et périls. Il n’y a pas très longtemps, la comédienne Cynthia Nixon, qui a amorcé une relation lesbienne à un âge assez mûr, a fait dans une interview un commentaire qui impliquait qu’elle ne pensait pas avoir toujours été lesbienne. Elle a essuyé tellement de critiques de la part de gens pour qui elle laissait tomber la cause qu’elle a été forcée de publier une « mise au point ».

Depuis que la thèse « né comme ça » est devenue la ligne de parti, on a noté plus d’acceptation générale pour la cause de l’égalité gay/lesbienne, comme nous l’avons vu récemment dans le succès des campagnes pour le droit au mariage entre gens de même sexe. Même s’il est plausible que ce changement d’attitude du public se serait produit de toute façon, il semble probable que l’abandon du socioconstructivisme y a contribué, en faisant paraître moins politiquement menaçante la revendication de droits pour les homosexuels. La thèse essentialiste implique que la majorité hétéro restera toujours à la fois hétéro et majoritaire, parce que c’est ainsi que la nature a arrangé les choses. Nul n’a donc besoin de craindre que l’octroi de droits aux homosexuels se traduira par des milliers de nouveaux « convertis » à leur « mode de vie » : les hétéros ne choisiront pas de devenir gays, tout comme les gays ne peuvent pas choisir d’être hétéros.

Si vous adoptez une vision socioconstructiviste du genre et de la sexualité, alors les lesbiennes, les gays et les non-conformistes de genre constituent un défi au statu quo : ils représentent la possibilité qu’il existe d’autres façons pour chacun de vivre sa vie, et que la société n’a pas à être organisée autour de nos conceptions actuelles de ce qui est « naturel » et « normal ». En revanche, si vous vous en tenez à la thèse essentialiste que certaines personnes sont seulement « nées avec une différence », alors tout ce que représentent les gays, lesbiennes ou non-conformistes de genre est la proposition plus anodine que l’on devrait respecter la diversité. Ce message ne nécessite pas que les gens « normaux » remettent en question qui ils sont, ou comment la société est structurée. Il leur demande simplement d’accepter que ce qui est naturel pour eux peut ne pas être naturel pour tout le monde. Les intolérants purs et durs ne seront pas impressionnés par cet argument, mais pour quiconque a des opinions vaguement libérales, il est persuasif, faisant appel aux principes de base de la tolérance tout en rassurant la majorité que le soutien aux droits des minorités n’empiètera aucunement sur leurs prérogatives personnelles.

Pour les féministes radicales, cela ne suffira jamais. Le féminisme radical aspire à être, eh bien, radical. Il souhaite préserver la possibilité que nous pouvons non seulement imaginer, mais en fait créer un monde différent, meilleur, plus équitable. L’attaque menée contre le socioconstructivisme féministe est, au final, une attaque contre cette possibilité. Et quand des féministes radicales contestent des militants trans, je pense que c’est là-dessus que nous devons mettre l’accent. L’enjeu en cause n’est pas seulement ce que certaines personnes mettent sur leur certificat de naissance ou si elles sont les bienvenues à certaines conférences. La vraie question est notre conception de la politique des sexes : l’identité ou le pouvoir, un choix personnel ou un changement structurel, une redistribution des mêmes vieilles cartes à jouer ou une transformation radicale du jeu.

* Cis : mot latin qui signifie “du même côté” et est le contraire de trans.

Notes

l. Sir James Wilson Vincent Savile dit Jimmy Savile, né le 31 octobre 1926 et mort le 29 octobre 2011 (à 84 ans), était un disc jockey et l’un des principaux animateurs de la BBC. Il est également connu pour ses nombreux crimes sexuels. Un an après sa mort, un documentaire intitulé L’Autre Visage de Jimmy Savile diffusé sur la chaîne de télévision ITV a évoqué le fait que Jimmy Savile ait pu être, dans les années 1960 et 1970, un véritable « prédateur sexuel » à l’égard d’adolescentes. On estime le nombre des victimes potentielles à environ 300.
2. Nick Griffin, homme politique, leader du Parti national britannique (BNP), de l’extrême-droite et député européen. En 1998, il a été reconnu coupable de distribution de tract de nature à inciter à la haine raciale, pour lequel il a reçu une peine de prison avec sursis. En 2006, il a été acquitté des accusations distinctes d’incitation à la haine raciale. David Irving est un écrivain britannique auteur de nombreux livres d’histoire, notamment sur la Seconde Guerre mondiale. À partir de la fin des années 1980, il adopte un discours négationniste. En 2007, la justice autrichienne le condamne à deux ans de prison fermes pour négation de la Shoah, considérée comme un crime par la loi de ce pays.
3. On trouvera une discussion plus détaillée des idées féministes sur le genre, où est examinée leur histoire et sur ce qui est partagé ou non par les différents courants du féminisme, dans un texte de Debbie Cameron et Joan Scanlon, « À propos du genre ».

4. « Brain Wars », dans Trouble & Strife, 2011.

Traduction : Martin Dufresne

 Texte original Who Owns Gender ?, dans Trouble & Strife, 2013.

© Copyright Delilah Williams 2013.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 mai 2013.

Delilah Campbell, revue Trouble & Strife


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