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La France envisagerait des sanctions "pédagogiques" pour les prostitueurs

9 juin 2013

par Martin Dufresne

Dans un article de Gaëlle Dupont, Le Monde du vendredi 7 juin 2013 annonce que, dans la future loi sur la prostitution, le gouvernement français va privilégier pour les clients de femmes prostituées des « mesures alternatives aux poursuites : contraventions, peines d’intérêt général ou encore stages de sensibilisation auprès d’associations d’aide aux prostituées... Une peine de prison pourrait être inscrite dans le code pénal en cas de récidive. » (« Vers des sanctions "pédagogiques" pour les clients de prostituées »*).

Dans Les prostitueurs, le grand journaliste d’enquête canadien Victor Malarek parle d’un tel exemple de sanction pédagogique – après plusieurs chapitres rendant compte de la misogynie des clients, le moteur invisible de la prostitution.

Ça se passe en Californie – mais aussi au Canada, au Royaume-Uni et en Corée du Sud. Il s’agit d’un programme de sensibilisation d’une journée, offert en alternative à une condamnation (avec dossier judiciaire à la clé) aux « premiers délinquants », c’est-à-dire des hommes arrêtés pour la première fois pour racolage de personnes en situation de prostitution, là où ce comportement est illégal.

À ces « john schools », des hommes d’abord boudeurs ou franchement hostiles écoutent un policier, un infirmier, puis une femme ex-prostituée leur faire un topo illustré des dangers auxquels ils exposent les personnes prostituées - ainsi que les risques qu’eux-mêmes prennent.

Après une description réaliste d’une de ces journées, dont il discute avec quelques participants, Malarek transcrit les propos d’analystes de cette forme de « sanctions pédagogiques ». Voici ces pages du chapitre 16 de Les prostitueurs.

***

"Le programme pour premiers délinquants a été créé à San Francisco en 1996. Depuis 5 800 hommes ont suivi ce cours. Le programme a été proposé dans douze villes des États-Unis ainsi qu’au Canada, au Royaume-Uni et en Corée. Pourtant, les promoteurs de la légalisation le critiquent depuis des années.

Une de ses détractrices est une militante pro-prostitution, Carol Leigh, animatrice du Bay Area Sex Workers Network, à San Francisco. Elle l’accuse de procéder par intimidation et de présenter une vision biaisée de l’industrie du sexe.

« On ne devrait pas attiser la culpabilité en matière de sexualité, dit-elle. Ce cours ne présente pas toutes les facettes de la prostitution. Il y a plusieurs opinions au sujet du "travail du sexe" dans notre ville, et les écoles [pour prostitueurs] n’en présentent qu’une seule – celle voulant que les femmes n’aiment pas leurs clients. Je trouve très problématique que la municipalité appelle cela de l’éducation. » Pour Leigh, même s’il est bon que les prostitueurs soient conscientisés au problème de la traite et de l’exploitation des femmes et des enfants, cela ne devrait pas se faire « dans un contexte punitif ».

D’autres critiques se sont aussi demandé comment un cours d’une journée peut avoir le moindre effet dissuasif. Ces gens refusaient de croire qu’une formation aussi simple et aussi courte pouvait dissuader les prostitueurs de retourner à leurs pratiques clandestines. Un de ces sceptiques endurcis était Michael Shively, criminologue à l’emploi de la firme de recherche Abt Associates, basée au Massachussetts. Il avait d’emblée de sérieuses réserves au sujet de ce qu’il décrivait comme un programme « improvisé à l’endos d’une serviette de table ».

Shively, qui a une réputation de chercheur rigoureux et objectif, est le principal auteur d’une étude très poussée de deux ans consacrée au programme de San Francisco à la demande du National Institute of Justice. Il a assisté à des sessions du cours à San Francisco et reconnaît avoir été impressionné par ce qu’il y a vu ; mais il gardait de sérieux doutes sur son efficacité. Il était convaincu qu’une fois son évaluation bouclée, il informerait Norma Hotaling que son approche était inefficace.

Quand je lui ai parlé, Shively m’a expliqué que les programmes destinés à changer des comportements appellent en général un travail soutenu sur plusieurs mois. « Les programmes d’une journée n’ont habituellement aucun effet sur les gens. L’intervention doit être intensive […] réitérée sur une longue période, d’habituellement quatre à six mois au minimum. Quand j’ai regardé les paramètres du Programme pour premiers délinquants en prostitution, j’ai vu qu’il dérogeait à tous les principes d’une intervention efficace. »

Pour procéder à l’évaluation, l’équipe de recherche a dépouillé deux décennies de données recueillies à San Francisco et dans le reste de la Californie – pour les dix ans précédant le programme et les dix ans depuis sa mise en œuvre.

« Nous avons regardé les taux d’arrestation année après année [avant la mise en œuvre] ... puis boum !, création du cours pour prostitueurs, et ce qu’on a constaté, c’est que le taux d’arrestation chute de moitié et qu’il reste à ce niveau pour les années suivantes. Nous avons littéralement passé des mois à jouer avec les données pour tenter de faire disparaître cet effet, pas parce que nous le souhaitions mais parce que nous constations un impact si marqué, compte tenu du caractère non intensif et ponctuel de l’intervention : une seule journée à parler à des hommes. »

C’est en tentant de réconcilier ces données que Shively est devenu un fervent. « Quand on assemble tous les éléments du cours, que ce soient les témoignages des survivantes ou des policiers, les arguments de la procureure sur les conséquences judiciaires, l’infirmier parlant de leur santé… nous ne savons pas quel élément a eu cet effet, mais nous savons qu’il a été énorme. »

Il croit que le programme est efficace en raison des deux arguments de base dont se servent les gens qui parlent aux prostitueurs. « Le premier s’adresse à leur intérêt personnel. Ils disent à ces types : Si vous continuez à faire ceci, voici ce qui va vous arriver. Vous allez ramener des problèmes de santé à des gens qui ne les méritent pas – comme votre épouse ou votre copine. Vous allez encourir de graves problèmes judiciaires. Vous pouvez devenir la victime d’un crime... On ne leur demande pas d’être de bons gars, on leur dit simplement : « C’est mauvais pour vous et voici pourquoi. » Le second argument fait appel à leur altruisme. « On tente d’amener les types à réaliser le tort qu’ils causent, à acquérir de l’empathie pour les femmes », explique-t-il. Pour Shively, cela peut devenir un moteur de changement.

« Une partie du problème est que ces types sont des nuls. Ce sont des salauds, encroûtés dans leurs valeurs préhistoriques, qui se foutent complètement des torts que causent leurs actes aux femmes ou à la collectivité, dit-il. Ils ont tout simplement des idées stupides au sujet de la sexualité et de l’intimité. Ils croient réellement que la prostitution est un crime sans victime. Quand on grandit en tant qu’homme dans la culture actuelle, on se retrouve facilement avec un système de valeurs assez tordu en ce qui concerne les femmes et l’intimité, et le cours pour prostitueurs s’attaque à ce problème. »

Vu les résultats étonnants de l’évaluation menée à San Francisco, l’équipe de recherche s’est aussi penchée sur une autre ville américaine, San Diego, où le même programme a été instauré quatre ans plus tard, en 2000. « Une des raisons de notre confiance dans les résultats de notre évaluation est que San Diego a créé son cours à un autre moment, explique Shively. Et quand on regarde leurs taux d’arrestations entre 1995 et 2000, on constate la même diminution brutale de moitié en l’an 2000, qui se maintient par la suite.

« En un mot, le programme fonctionne. Les données sont incontestables et nous avons la conviction que ce programme fait ce qu’il entend faire, dit-il. Les éléments recueillis dans les deux villes appuient fortement la conclusion selon laquelle le cours pour prostitueurs décourage de façon marquée ceux-ci de récidiver.

« Je me retrouve dans une position étrange pour un chercheur, ajoute Shively, parce que nous avons habituellement tendance à demeurer sceptiques et non partisans. Mais quand on obtient des résultats extrêmement positifs, on donne facilement l’impression d’être partisan. Je fais de la recherche depuis vingt ans, conclut-il, et je n’ai jamais vu un programme aussi efficace que celui-là. »

* Le Monde, 7 juin 2013.

 Extraits du livre Les prostitueurs. Sexe à vendre… Les hommes qui achètent du sexe, M éditeur, Montréal, 2013.

 Lire aussi d’autres extraits du livre : Bienvenue dans le monde des prostitueurs.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 juin 2013

Martin Dufresne


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