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Prostitution - La stigmatisation et le mythe entourant le statut de victime

3 octobre 2013

par Le Front des Femmes en Suède

Voici la troisième et dernière partie d’une brochure que des féministes suédoises ont préparée à l’intention des personnes qui désirent comprendre les arguments et contre-arguments du débat sur la prostitution. Cette brochure s’intitule La prostitution, parlons-en ! Arguments et contre-arguments. Le titre indiqué dans cette page est de Sisyphe.

STIGMATISATION DE LA VICTIME

Le syndrome vierge et putain

La division traditionnelle des filles et des femmes entre les rôles opposés de vierge/putain est une forme efficace d’oppression sexiste. Elle atteint chaque individue, femme ou fille, et elle divise les femmes en tant que groupe.

Cette dichotomie vierge/putain a pour fonction d’assigner des limites à la liberté sexuelle des femmes et aux droits sexuels des femmes et des filles. Nous sommes toutes contraintes à jouer les funambules sur un fil tendu entre ces deux pôles : être sexuellement extrovertie, pour ne pas sembler ‘ennuyeuse’, mais si nous le sommes, risquer d’être stigmatisée comme ‘salope’ ou ‘pute’.

La plupart des filles et des femmes essaient de composer avec ces pressions au meilleur de leurs possibilités. Mais en fait, quoi que fasse une fille, n’importe quel homme peut encore la traiter de ‘pute’ si le cœur lui en dit. Même une fille qui n’a jamais eu de rapport sexuel peut être qualifiée de ‘pute’.

Insultes et pouvoir

Les insultes sont une manière de blâmer des victimes pour un rapport de force qu’on leur inflige. Traiter des filles et des femmes de ‘putes’ est un mode typique de harcèlement sexuel, qu’il ait lieu à la maison, à l’école, au travail ou lors d’une sortie. Les hommes n’ont que ce mot à la bouche pour désigner les femmes qui sont dans la pornographie ou la prostitution. Et pour un agresseur sexuel, cette insulte est souvent une façon de justifier sa supériorité et sa violence sexualisée – tout comme les insultes racistes servent à justifier la violence raciste.

Être victime

Mais dans notre société morcelée (9) qui n’en a que pour les individu·e·s, il est bien sûr plus difficile de repérer de tels schémas.

Pour couronner le tout, il y a aussi le mythe entretenu au sujet du statut de victime : être une victime, de nos jours, est souvent dépeint comme le contraire de la force, comme une incapacité d’‘assurer’. Ceci amène bien des personnes à fermer les yeux sur leur propre oppression – pour éviter d’être perçue comme une victime (impuissante).

Pourtant, le véritable contraire du statut de victime, c’est celui d’agresseur. Parler de victimes, c’est désigner la présence d’une oppression. Cela ne concerne en rien les caractéristiques de la victime ; ces personnes peuvent souffrir à différents degrés, elles peuvent être fortes ou faibles (et le sont souvent simultanément !), ou il peut s’agir de personnes opiniâtres qui font leurs propres choix. Bref, se retrouver en position de victime n’est pas un trait de personnalité.

Fortes et faibles à la fois

Au 19ème siècle, quand la classe ouvrière augmentait en nombre, il était naturel pour les travailleurs-euses de se reconnaître victimes d’une oppression. C’était même le fait d’être une victime qui donnait aux gens la force de lutter contre l’oppression !

À cette époque, il n’y avait donc pas de contradiction entre une condition de victime et une identité de personne forte, en lutte. Les gens voyaient les choses dans l’autre sens : les gens qui batifolent à travers leur vie sans le moindre souci n’ont pas à se battre et à faire preuve de force. Ce sont plutôt nous, les victimes, qui sommes simultanément fortes et faibles, vulnérables et opiniâtres, et toujours en lutte.

Ceux qui bénéficient de ce mythe de la victime sont ceux qui tirent bénéfice d’une oppression permanente.

34. Le seul problème affectant la prostitution, c’est l’image négative qu’on s’en fait.

Si seulement c’était aussi simple ! J’ai entendu quelqu’un comparer la prostitution au fait de mendier sur la rue : la mendicité et la prostitution sont de vieux phénomènes, engendrés par une société inéquitable. Les deux se fondent sur la différence entre les femmes et les hommes, comme entre les pauvres et les riches. Pouvoir et subordination. On peut toujours trouver quelqu’un qui mendie non par nécessité, mais pour « sortir un peu », ou « se faire quelques ronds », mais son exemple ne change pas la nature de base de la mendicité. Mendier rend l’inégalité visible, et c’est pour cette raison que cette activité est humiliante pour le ou la mendiante. C’est la même chose pour la prostitution. La honte est projetée sur la victime, quel que soit le nom qu’on donne à cette dernière.

35. Si l’on mettait fin à la stigmatisation des putes, la prostitution ne serait pas un problème.

Non, ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. La stigmatisation infligée à la ‘pute’ est typique de la plupart des formes d’oppression : il s’agit d’en rejeter la responsabilité sur les opprimé·e·s. « On colle la honte aux victimes » : c’est le premier vers d’un poème de Kjersti Ericsson, qui est un appel au soulèvement contre l’oppression. On blâme la victime. Faute de quoi, nous pourrions apercevoir son agresseur et la réalité de ce qu’il lui fait.

La prostitution tire aussi son origine d’une vision puritaine* de la sexualité, qui associe celle-ci à la saleté, la honte, et la culpabilité. La pornographie et la prostitution ont besoin du puritanisme pour créer l’impression d’une transgression de limites. Beaucoup de délinquants-prostitueurs recherchent aussi la pornographie parce qu’ils y voient une sexualité sale et honteuse.

C’est pourquoi les apologistes de la prostitution ont tort d’affirmer que son seul problème tient à sa stigmatisation. Parce que tant que l’oppression durera, la stigmatisation restera.

Et nous ne parlons pas ‘simplement’ de l’oppression qui prend la forme de la prostitution parce que, de la même façon, tant que durera la division des femmes en « vierges ou putains », la stigmatisation demeurera aussi.

36. Si la prostitution était perçue comme un travail, la stigmatisation disparaîtrait.

Rien n’est moins sûr ! En Hollande, en Allemagne, dans certaines parties de l’Australie et dans l’État américain du Nevada, où la prostitution est déjà considérée comme du « travail du sexe », les femmes prostituées sont tout aussi stigmatisées qu’ici.

En contrepartie, ceux qui ne sont pas stigmatisés du tout sont les délinquants – proxénètes, tenanciers de bordels et prostitueurs – que l’on a maintenant transformés en respectables ‘hommes d’affaires’ et leurs ‘clients’.

37. Les féministes font des prostituées des victimes.

Non, c’est faux. Il y a une différence entre opprimer sexuellement quelqu’un et rendre cette oppression visible. Ce que font les féministes, c’est mettre en lumière ce qu’est la prostitution et qui en tire bénéfice ; elles montrent que la prostitution fait partie d’un certain modèle social, qu’elle n’est pas seulement « un contrat entre deux personnes », entre autres excuses.

Si vous pensez que les féministes font des femmes prostituées des « victimes », vous ne connaissez pas grand-chose au féminisme. Réfléchissez-y un peu. Les féministes s’activent contre l’oppression. Nous travaillons dans des refuges pour femmes et pour jeunes filles, nous nous soutenons dans des groupes d’entraide, nous donnons des cours d’auto-défense féministe et nous travaillons à des changements politiques. Ce que nous faisons, c’est nous soutenir les unes les autres pour pouvoir changer nos conditions de vie, pour que les filles et les femmes n’aient pas à demeurer plus longtemps victimes de l’oppression patriarcale !

Par ailleurs, on dirait que vous voyez les femmes prostituées comme des ‘autres’. Qu’est-ce qui vous fait croire que ces femmes ne peuvent pas être des féministes ? Beaucoup des féministes qui luttent contre le système prostitutionnel le font à partir d’un vécu personnel aux prises avec cette industrie.

38. Une telle n’est pas / Je ne suis pas du genre victime !

Bien sûr que vous n’êtes pas du « genre victime », puisqu’il s’agit d’un mythe : personne n’est victime comme trait de personnalité. Mais en prenant une telle position, vous risquez plutôt de nier l’oppression !

C’est pourquoi il est si important de dégonfler ce mythe entourant les victimes. Il existe peu de victimes complètement impuissantes, malgré ce que persiste à nous dire la culture du viol omniprésente dans les médias. En réalité, nous les femmes et les filles faisons tout ce que nous pouvons pour survivre dans une société créée par les hommes et selon leurs intérêts. Même celles d’entre nous qui ont souffert plus longtemps de violences répétées, comme l’inceste ou la violence d’un mari, tentons d’éviter la violence dans la mesure du possible – bref, nous sommes simultanément des victimes et des survivantes.

C’est dire que personne n’est « du genre victime » – il s’agit d’un mythe créé par les oppresseurs pour se défiler face à leur propre responsabilité.

39. Refusez qu’on vous traite de pute !

Ou, variante opposée : Ça me plaît d’être une salope et je fais ce que je veux !

Vous savez, je comprends très bien pourquoi une fille qu’on traite à l’école de ‘pute’ ou de quelque autre mot équivalent peut vouloir faire un enjeu de « refuser d’être traitée de pute ». Mais cela équivaut à se laisser piéger. D’abord, cela suggère que vous vous dissociez des femmes en prostitution et, deuxièmement, que les hommes peuvent continuer à juger la sexualité des femmes, aussi longtemps que l’on maintient cette division elle-même.

Bien sûr, prendre plaisir à une identité de ‘salope’ peut sembler une façon d’émousser les insultes et de se donner le droit de faire ce que l’on veut. Mais la vierge et la putain sont les deux faces d’une même médaille – l’une ne peut exister sans l’autre. Alors, en pratique, le fait de vous qualifier de ‘salope’ ne signifie pas que vous êtes à l’aise dans votre sexualité, mais tout le contraire, c’est-à-dire accepter de vous définir à partir des deux conceptions puritaines et patriarcales de la sexualité qui divisent les femmes.

Personnellement, j’aimerais mieux rejeter toutes les divisons patriarcales entre les femmes : il n’y a ni putes ni vierges, nous sommes toutes des filles et des femmes et nous définissons nos vies sexuelles exactement comme nous le souhaitons !

LA MORALE

De quoi s’agit-il ?

Lorsqu’on tente de remettre en question la pornographie ou la prostitution, on apprend vite à entendre des réflexions comme « Faites-vous de la morale ? »

Ces réactions n’ont pour but que de vous faire paraître démodée et réactionnaire – on veut vous faire taire sans avoir à discuter de ce que vous avancez réellement.

Le personnel et le social

En fait, ce que l’on appelle notre ‘morale’ n’est rien d’autre que les valeurs sur lesquelles nous basons nos pensées et nos actes. Chacun-e de nous possède sa morale personnelle et ses propres valeurs. De plus, il y a aussi la morale de la société, ou morale générale, soit les valeurs que la plupart des gens de notre société partagent (ou dont ils et elles peuvent apparemment convenir). C’est pourquoi la morale générale a tellement varié d’une société, d’une culture et d’une époque à l’autre.

La morale sexuelle

Tout cela est assez évident. Mais pour une raison ou une autre, on dirait que beaucoup de gens oublient ces bases quand des questions morales se posent au sujet de la sexualité. Mais y a-t-il une raison pour laquelle la sexualité serait le seul domaine dénué de valeurs ?

En fait, la morale sexuelle est un mot-valise désignant les valeurs relatives à la sexualité – des valeurs personnelles ou sociétales –, qui peuvent être « libérées », « critiques du sexe », ou tout autre chose.

C’est dire que quiconque émet une opinion sur la façon dont les gens devraient se comporter par rapport à quelque chose « fait de la morale ». Et beaucoup de gens en font, y compris ceux qui accusent les autres d’être des moralistes...
L’historienne suédoise Hjördis Levin a écrit ce qui suit dans son livre sur l’histoire de la morale sexuelle sociale : « Personne n’a songé au fait que rejeter toute forme de morale était une autre façon de faire de la morale. »

Un avantage de comprendre ce qu’est la morale est de se rendre compte que ni notre morale personnelle ni celle de notre société n’ont à être fixées une fois pour toutes. Chacun·e de nous peut changer de valeurs. Et notre société peut changer les siennes de la même façon – c’est pourquoi nous avons ce dialogue !

40. Être contre la prostitution n’est qu’une attitude de moraliste – vous faites de la morale.

Oui, bien sûr, j’ai des opinions et des valeurs – et sur des tas de sujets, en fait. Dont particulièrement l’oppression. Pas vous ?

Quel mal y a-t-il soudain à se référer à la morale ? Je m’oppose à toutes sortes de choses pour des raisons morales : la cruauté envers les animaux, la maltraitance des enfants, l’exploitation des gens, etc.

S’il y a une chose qui incarne une morale surannée, n’est-ce pas la prostitution ? Cette vision du sexe est le reflet de vieilles structures sociales, où la femme était « possédée » par son homme. La sexualité tarifée et la sexualité maritale exigeaient de la femme qu’elle s’ajuste et obéisse à son seigneur et maître. Pas question que j’endosse cette façon vieillie et misogyne d’envisager la sexualité !

41. Le gouvernement a-t-il quelque chose à voir avec ce que font deux adultes au lit ?

Bien sûr que oui ! C’est pourquoi nous avons des lois contre la violence conjugale, et c’est pourquoi le viol – y compris le viol marital – est prohibé en Suède.

La violence sexualisée des hommes contre les femmes nous entoure de partout, sous toutes sortes de formes, mais c’est généralement à la maison, et souvent jusque dans la chambre à coucher, que les femmes et les filles souffrent de la violence masculine sexualisée.

42. Les personnes qui s’opposent à la pornographie et à la prostitution font tout à fait le jeu de la droite chrétienne.

Non, c’est le contraire ! Beaucoup d’études (suédoises autant qu’internationales) montrent que les délinquants-prostitueurs consomment plus de pornographie que les autres hommes. Et une étude états-unienne montre que plus un homme est conservateur et féru de religion, plus il est susceptible d’acheter de la pornographie en ligne. Ce sont les Mormons de l’État de l’Utah qui consomment le plus de porno sur le Net. (10)

Cela démontre que c’est plutôt l’industrie du porno et de la prostitution qui est liée de près à la droite chrétienne. Les deux sont fondées sur le puritanisme, le deux poids-deux mesures, et sur l’idée que le sexe est censé se faire aux conditions des hommes.

Nous, les féministes, sommes opposées à cette vision de la sexualité – que ce soit la version de la droite chrétienne ou celle des apologistes de la prostitution.

43. Vous essayez juste de m’imposer votre morale !

J’aimerais évidemment que vous, comme tout le monde, adoptiez la conviction que personne ne doit acheter personne. C’est une question de valeurs humaines fondamentales.

Mais je ne veux rien vous imposer. Ce qui compte pour moi n’est pas l’état de votre opinion, ou celle de qui que ce soit d’autre. Mais je réclame haut et fort le droit de me battre pour une société qui dit non à l’esclavage sous toutes ses formes, et dans laquelle les femmes sont considérées comme des êtres humains – ayant des droits humains.

44. Quiconque s’oppose à la prostitution cherche à limiter la sexualité.

Absolument pas ! Même en fermant les yeux sur tout ce que nous savons de ce qu’est réellement la prostitution (ce qui est évidemment impossible) et en ne considérant que « le sexe » qui y est pratiqué, y a-t-il quoi que ce soit de plus limité que le sexe dans la prostitution ? Pour moi, le sexe tarifé est à la fois inhibé et monotone. Qu’est-ce qui pourrait être plus ennuyeux et plus limité qu’une sexualité entièrement dénuée de liberté ou de spontanéité ; se contenter d’être ce que l’homme a commandé et payé d’avance, rien de plus ?

Je suis contre la prostitution pour beaucoup de raisons, l’une étant que je n’aime pas l’idée d’une sphère commerciale qui s’empare même de la sexualité des gens. J’aime le sexe spontané !

LA SEXUALITÉ

Beaucoup de gens peuvent penser, instinctivement, que la sexualité est quelque chose de purement biologique. Mais en fait seules nos pulsions sont biologiques ; nos actes sexuels, nos désirs, nos attirances et nos penchants prennent forme tout au long de notre vie, en fonction de nos souvenirs d’expériences passées, et de l’influence de notre époque et du monde.
C’est pourquoi on dit souvent que la sexualité est une « construction sociale ». Malheureusement beaucoup de gens s’en tiennent là – sans commencer à se demander qui ‘construit’ la sexualité et de quelle façon.

Nous manquons de mots

Les personnes d’idéologie libérale ont souvent du sexe une vision entièrement positive, sans exceptions. Mais cette optique nous prive de mots pour rendre compte d’actes de pouvoir sexualisé, comme la transgression progressive des limites, où une situation qui nous semble agréable à prime abord peut tourner au viol de la part d’un proche. Il n’y a pas non plus de mots pour exprimer une excitation sexuelle négative, facteur qui peut rendre une agression encore plus traumatisante, si l’agresseur a suscité chez vous une réaction sexuelle.

Voilà pourquoi il est important de lutter contre le puritanisme, qui a pris de l’ampleur en Suède avec la prolifération de la pornographie. Il nous faut trouver des mots pour exprimer tous nos sentiments sexuels, positifs et négatifs, puisque mettre nos expériences en mots nous aide aussi à les comprendre.

Explorer notre propre sexualité

La sexualité peut être une force très intense dans la vie de chacune et chacun. Elle peut vous donner de l’énergie, de la puissance, du plaisir et du désir, transporter votre corps et votre âme, vous procurer un bon sommeil et vous aider à réaliser vos projets. Mais elle peut aussi être destructive et vous meurtrir. Ou n’être qu’un intermède fastidieux. Enfin, elle peut aussi être exploitée par d’autres personnes.

Cela rend encore plus nécessaire de réfléchir à notre sexualité : pourquoi est-elle ce qu’elle est ; est-elle ou non ce que je veux qu’elle soit ?...

Le pouvoir et la subordination comme excitants

La norme sexuelle de notre société est l’hétérosexualité. Mais peu importe que nous nous voyions comme hétéro, homo ou bisexuel·le, nous apprenons toutes et tous à trouver excitant le concept de réalités opposées. Toutes les normes sexuelles, tout ce qui est décrit comme féminin ou masculin, est sexualisé, y compris les différents niveaux du pouvoir exercé dans la société. Dans le patriarcat, la position de pouvoir des hommes hétérosexuels est étroitement intégrée à notre conception de base de ce qu’est « le sexe ».

Les garçons naissent dans une société où ils apprennent que le sexe est basé sur leurs pulsions et sur leurs besoins, tandis que nous les filles apprenons à percevoir notre corps comme un objet à façonner pour éveiller la sexualité d’un garçon, c’est à dire au bénéfice de quelqu’un d’autre. On l’entraîne, lui, à être un sujet, elle, à être un objet.

De plus, nous vivons aujourd’hui dans un monde où tout est de plus en plus commercialisé, y compris les relations entre les gens. Même les soins de santé sont maintenant discutés en termes de « biens et services ».

Évidemment, ceci affecte aussi la sexualité, qui devient perçue elle aussi comme une chose qui peut être « consommée », plutôt que comme une rencontre sexuelle entre personnes, à court ou à long terme.

La prostitution

Dans une société marquée par cette tendance patriarcale à consommer l’autre, la prostitution a une place de choix. Plus le corps des femmes est vu comme un objet, plus il est transformé en « marchandise ». Et un corps qui peut être vendu appartient à son acheteur.

C’est pourquoi les féministes se sont de tout temps opposées à la prostitution, à l’objectification, aux normes sexuelles du patriarcat, et se sont battues pour le droit des femmes à vivre notre propre sexualité.

45. Les hommes fréquentent des prostituées parce qu’ils veulent une femme qui aime le sexe.

Voyons donc... Il est complètement illogique de prétendre que les hommes achètent des femmes prostituées pour trouver quelqu’un qui veut réellement d’un rapport sexuel avec eux. Si un homme voulait s’assurer de trouver une femme qui « aime le sexe », il ne paierait jamais : il chercherait une femme qui fait l’amour parce qu’elle en a envie, pas parce qu’elle est payée pour ça.

46. Les opposant·e·s à la prostitution ont toujours l’air de dire que le sexe doit toujours être agréable, comme si c’était « magique ».
(…Alors que ce n’est qu’un acte comme n’importe quel autre)

Non, je ne crois pas que le sexe soit en soi quelque chose de « magique » (sauf quand il l’est ! ), mais ce n’est pas non plus un acte anodin. Notre sexualité est étroitement imbriquée à notre personnalité. Par exemple, le fait de se percevoir comme hétéro, homo, bisexuel-le ou autre, joue souvent un rôle dans notre identité.

Notre sexualité, ce qui nous stimule ou nous inhibe, comprend les souvenirs de nos premières expériences sexuelles. Celles-ci s’intègrent au tissu de notre personnalité, qu’elles aient été mémorables ou triviales.

Mais on ne peut nier cette importance de la sexualité comme élément de notre personnalité.

47. Si elle aime le sexe et veut gagner de l’argent de cette façon, où est le problème ?

Les femmes ont une sexualité qui ne se réduit pas à satisfaire les hommes – même si une femme prostituée peut jouer ce jeu face au prostitueur. Un rapport sexuel joyeux et égalitaire est affaire de désir réciproque, peu importe si c’est avec quelqu’un de nouveau ou qui partage notre vie depuis plus de 30 ans. La prostitution, au contraire, ne concerne que le ‘rapport’ que l’homme commande et paie – peu importe qui est la femme louée et ce qu’elle aime ou n’aime pas.

C’est là qu’est le problème. La prostitution est une forme d’agression sexuelle, la plupart du temps commise par des hommes utilisant des femmes. En tant que féministe, je suis opposée à cela !

48. Quelle différence y a-t-il entre la prostitution et un couple qui va au lit après que l’homme ait payé à boire à la femme durant toute la soirée ?

Avec cette question, vous niez aux femmes le droit à une sexualité bien à elles. Vous semblez croire que les femmes n’éprouvent pas de désir par elles-mêmes, qu’elles peuvent seulement se prêter aux désirs des garçons et des hommes, à condition que ceux-ci paient pour, en argent comptant ou en consommations.

La journaliste suédoise Annika N. Lindqvist explique la situation ainsi :
« La prostitution, qui en général consiste en l’achat de corps de femmes par des hommes, se fonde sur un vieux moralisme périmé et sur la négation de la propre sexualité des femmes. Une société où la prostitution est largement répandue ne peut nous convenir à nous qui faisons l’amour par plaisir et gratuitement avec une personne de notre choix. »

49. Être anti-prostitution, c’est être anti-sexe.

Non, c’est tout à fait le contraire ! Si vous aimez le sexe, vous devriez être contre la prostitution. Aussi disons-nous avec l’auteure suédoise Louise Eek :

« Ce n’est pas considéré comme original ou branché de s’opposer au système prostitutionnel. Il est censé être plus “cool” de promouvoir l’accès tarifé à son corps. Pour ma part, je suis contre l’exploitation, qu’elle soit consciente ou pas. Je n’aime pas non plus gagner de l’argent sur le dos des autres. Je préfère faire l’amour, baiser à fond de train, avoir des rapports souvent ou rarement, mais le faire parce que nous en avons vraiment envie, et non parce qu’on nous paie pour satisfaire les besoins de quelqu’un d’autre. »

EN SOMME…

Dans cette brochure, nous avons essayé de proposer des réponses aux arguments les plus courants entendus au sujet de la prostitution. Mais pour conclure, nous aimerions prendre le problème à rebours, en exprimant nos propres raisons de contrer la prostitution et d’appuyer la loi suédoise qui interdit l’achat d’actes de prostitution.

1. La prostitution est du pouvoir sexualisé. Un pouvoir basé sur le genre, sur la classe sociale, sur l’ethnicité, etc.

2. Le fondement de la prostitution est la violence sexuelle infligée aux enfants. La majorité des personnes achetées en contexte prostitutionnel ont souffert d’autres formes d’agressions sexuelles avant d’arriver là, ce qu’elles font souvent aux alentours de 14 ans.

3. La prostitution fait du mal aux femmes. Les femmes vivent en prostitution de la violence sexualisée et risquent de contracter des maladies et des traumatismes psychologiques. De plus, ce sont toutes les femmes qui souffrent de la subordination des femmes et du principe qu’on peut les acheter.

4. La prostitution est un mode d’oppression. Des hommes achètent l’accès aux femmes et humilient celles qu’ils utilisent. De même, la dichotomie “vierge/putain” entrave la liberté de l’ensemble des filles et des femmes.

5. La prostitution est de l’impérialisme. Des hommes occidentaux violent des femmes et des enfants du tiers-monde, que ce soit en s’y rendant ou en achetant à domicile des victimes de la traite. Ce n’est pas non plus une coïncidence si tant de femmes utilisées dans la prostitution, par exemple au Canada, en Amérique du Sud, en Nouvelle Zélande et en Afrique, proviennent des populations indigènes de ces pays.

6. La prostitution nous dérobe à nous les femmes le droit à notre propre corps. Les garçons apprennent qu’ils ont droit à du sexe et au corps des femmes, alors que les filles apprennent à façonner leur corps pour en faire quelque chose qui excite les garçons. On attend des hommes qu’ils agissent en sujets, et des femmes qu’elles soient des objets.

7. L’égalité ne peut être réalisée tant que des hommes peuvent acheter des femmes. La sexualisation des structures du pouvoir patriarcal est le contraire même de l’égalité.

8. La prostitution sabote une sexualité basée sur le désir. La prostitution contribue à l’objectification des femmes, et à la marchandisation/réification du sexe.

9. Criminaliser les femmes en prostitution équivaudrait à rendre illégale la condition de victime de violence sexualisée.

10. Ne pas criminaliser les délinquants-prostitueurs revient à accepter l’oppression que nous venons de décrire.

Notes

9. Il s’agit d’une technique éprouvée de suppression (décrite par la féministe norvégienne Berit Ås) : la double contrainte, où l’on est perdante quoi qu’on fasse.
10. « Markets Red Light States : Who Buys Online Adult Entertainment ? », Benjamin Edelman, Journal of Economic Perspectives, No 1/2009.

 Version anglaise de ce texte : « Speaking of Prostitution – Arguments & Counterarguments about prostitution ».

© Kvinnofronten/The Women’s Front, 2013.
Texte et maquette : Gerda Christenson.
Traduction anglaise : Annina Claesson.
Traduction française : Annick Boisset et Martin Dufresne
Équipe du projet en Suède : Bettan Andersson, Gerda Christenson, Åsa Christenson, Annina Claesson, Kim Eldinadotter, Fotini Gerani, Sara Ström, Amin Wikman et Lisa Åkesson.

 Les trois parties de la brochure :

  • Première partie : Arguments et contre-arguments. La prostitution, sexualisation du pouvoir.
  • Deuxième partie : Arguments et contre-arguments. "Comprendre la prostitution dans l’ensemble des structures de pouvoir fondées sur le genre".
  • Troisième partie : Arguments et contre-arguments. Prostitution - La stigmatisation et le mythe entourant le statut de victime

     Vous arrive-t-il d’entendre des arguments auxquels nous n’avons pas répondu ici ? Veuillez nous en informer par courriel à speakingof@kvinnofronten.nu

    Lexique :

    Le lexique concerne les trois parties de cette brochure.

    Réactionnaire = Désireux de revenir à un état politique antérieur, réticent au changement.
    Colonialisme = Situation où un pays en exploite un autre, sur un autre continent, comme sa ‘colonie’.
    Impérialisme = L’impérialisme signifie, selon un dictionnaire, « la poursuite de la domination du monde », c.-à-d. que des pays riches étendent leurs ‘marchés’ en s’attachant d’autres pays (plus pauvres) et en les exploitant économiquement.
    Stigma(tisation) = Marque infamante, le fait d’être socialement fui et exclu.
    Escorte = Euphémisme servant à désigner la condition de prostituée, qui donne l’impression qu’il ne s’agit pas vraiment d’une femme prostituée mais d’une compagne haut de gamme pour un souper en ville (et pour du sexe), ou de quelqu’un qui pourrait passer pour l’amie de cœur du prostitueur. Étant donné cette connotation très positive du mot, il est souvent utilisé pour faire la publicité de femmes qui sont en fait victimes de la traite.
    Morcellement = Le fait de présenter quelque chose de façon décontextualisée, sous la forme de ‘morceaux’ détachés de tout le reste, ce qui rend difficile de s’en faire un portrait global, de l’analyser et d’y déceler des schémas et des structures.
    Puritain = Partisan de la ‘pureté’ sexuelle. Opposé à la franchise en matière de sexualité. On parle aussi de personnes « sexe-négatives ».
    Micheton = Expression d’argot française pour désigner le prostitueur, acheteur ou ‘client’ dont la demande alimente la prostitution.

    © Kvinnofronten/The Women’s Front, 2013.
    Texte et maquette : Gerda Christenson.
    Traduction anglaise : Annina Claesson.
    Traduction française : Annick Boisset et Martin Dufresne
    Équipe du projet en Suède : Bettan Andersson, Gerda Christenson, Åsa Christenson, Annina Claesson, Kim Eldinadotter, Fotini Gerani, Sara Ström, Amin Wikman et Lisa Åkesson.

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 septembre 2013

    Le Front des Femmes en Suède


    Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4491 -