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Les femmes de carrière freinées par le vieux modèle masculin, non par la "peur du succès"

10 octobre 2013

par Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe

Une recension du livre de Monique Jérôme-Forget, Les femmes au secours de l’économie. Pour en finir avec le plafond de verre.



Bien des choses ont été écrites au sujet des obstacles invisibles qui freinent l’avancement des femmes sur le marché du travail et dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle le plafond de verre. L’originalité de l’ouvrage de Monique Jérôme-Forget est de braquer les projecteurs sur les jeunes professionnelles ambitieuses qui s’y heurtent.

Dans son énumération des causes de cette cassure dans l’ascension professionnelle des femmes, l’auteure ne fait même pas mention de la prétendue "peur du succès" sur laquelle tant d’âneries ont été écrites et qui avait l’avantage d’imputer aux femmes la responsabilité de leur stagnation professionnelle, évitant ainsi toute mise en cause d’un système qui les défavorise.

Forte de sa formation de psychologue behavioriste, Monique Jérôme-Forget explique les réactions de ces professionnelles, au départ pleinement investies dans leur carrière, ainsi que leur décision de limiter leurs aspirations voire d’abandonner la course. Ces jeunes gestionnaires perçoivent sans peine les codes non écrits de l’entreprise et se savent pénalisées d’avance par le modèle de carrière linéaire qui est la norme. Ce modèle est encore aujourd’hui largement incontesté même s’il désavantage nettement les femmes qui décident d’avoir des enfants, comme le feront quatre Québécoises sur cinq.

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L’ouvrage s’ouvre sur un état des lieux. Comment expliquer qu’en 2013, 40% des entreprises québécoises n’aient aucune femme dans leur conseil d’administration ? Et que les femmes, qui comptent pour plus de la moitié des diplômés d’université, depuis 1980, soient encore aussi sous-représentées à la haute direction des entreprises ? Qu’est-ce qui les porte à abandonner la course ?

Ces femmes ne sont pourtant pas des "lâcheuses". Ce sont de jeunes professionnelles intelligentes et fortement motivées qui ont consenti d’énormes efforts pour acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour faire carrière. Si elles "décrochent", selon l’expression de l’auteure, que ce soit en quittant l’entreprise ou en réduisant leurs attentes, c’est qu’elles savent que les promotions reposent sur l’exigence d’une présence ininterrompue auprès de leur employeur, alors qu’elles devront forcément s’absenter pour avoir leurs enfants. Elle comprennent que leur retrait temporaire du marché du travail, le temps d’un ou deux congés de maternité, va compromettre leurs chances d’avancement, parfois de façon irrémédiable. On serait démotivée à moins.

"Dans les grandes organisations, les femmes apprennent dès le début de la trentaine qu’elles ne figurent même pas sur l’écran radar visant à repérer les meilleurs talents parmi la relève".

Les obstacles

Monique Jérôme-Forget fait voir que ces femmes prennent une décision somme toute rationnelle face à un horizon professionnel qu’elles jugent bloqué. L’ouvrage a le mérite de décrire à fond les causes de ce blocage, études récentes à l’appui.

D’abord, le fait que l’on présume - sans le vérifier auprès des premières intéressées - que les femmes voudront limiter leurs ambitions après la naissance de leurs enfants. Or, c’est très souvent faux. La plupart des jeunes mères ont les mêmes aspirations professionnelles que leurs collègues masculins, mais les dirigeants n’en sont pas conscients. « Ces femmes sont convaincues que leur employeur n’a pas su capter leurs signaux d’ambition ».

La justesse de ce constat m’a été confirmée récemment par une jeune avocate de ma connaissance. Membre d’un prestigieux cabinet de New York, elle s’est empressée d’aller voir ses patrons dès son retour d’un congé de maternité pour leur dire qu’elle souhaitait de nouveaux défis et qu’elle était prête à assumer des affectations difficiles. Si elle a senti le besoin de le faire, c’est qu’elle savait que l’on risquait de la mettre sur ce que nos voisins du Sud appellent la mommy track, la voie de garage réservée aux jeunes mères auxquelles on n’offrira plus de postes exigeants et que l’on oubliera au moment d’accorder des promotions.

L’auteure met aussi en évidence un deuxième obstacle rarement signalé à l’ascension professionnelle des femmes. Beaucoup d’entreprises se sont dotées de programmes qui visent à repérer les gestionnaires à fort potentiel et à développer leurs capacités en leur offrant systématiquement des affectations formatrices ou des stages de perfectionnement. Or ces programmes d’avancement accéléré, dits de fast track, ne s’adressent qu’aux employé-es de 28 à 35 ans, justement l’âge où la plupart des jeunes professionnelles ont leurs enfants. Même si elles ne s’absenteront somme toute que brièvement du marché de travail (les congés de maternité représentent en moyenne de 18 à 22 mois dans une carrière de 40 ans), elles sont pénalisées parce qu’étant absentes, elles ne pourront se prévaloir de ces programmes alors que leurs collègues masculins en profiteront et seront en mesure de rafler les promotions par la suite.

Les solutions

Fidèle à sa nature pragmatique, Monique Jérôme-Forget propose des solutions concrètes aux écueils qu’elle décrit.

D’abord, les entreprises qui ont repéré une femme talentueuse parmi leurs effectifs doivent absolument s’enquérir, à son retour de congé de maternité voire avant son départ, de ses attentes après la naissance de son enfant. Les hommes d’âge mûr qui occupent encore la plupart des postes de commande doivent prendre la peine d’interroger les jeunes mères sur leurs aspirations professionnelles. Ils constateront alors que beaucoup d’entre elles ne renoncent pas à leurs ambitions et sont tout à fait disposées à accepter les postes exigeants et les missions à l’étranger qui permettent d’accéder aux plus haut échelons.

Quant aux programmes d’avancement accéléré (fast track), il suffirait d’allonger la fenêtre de l’âge admissible pour les employé-es de manière à capter les éléments talentueux parmi les effectifs féminins, ce qui serait profitable tant pour l’entreprise que pour les femmes.

L’auteure décrit d’autres facteurs qui nuisent aux mères, notamment les réunions d’urgence tenues tard le soir qui se transforment souvent en « tests de loyauté à l’entreprise », l’existence de réseaux informels d’où les femmes sont largement absentes et le fait que les femmes soient trop exigeantes envers elles-mêmes. Ainsi, elles s’abstiendront de postuler un poste à moins de répondre à 100% des critères, alors que les hommes poseront leur candidature s’ils estiment répondre à 60% des critères.

Pour surmonter cet obstacle, Monique Jérôme-Forget conseille aux femmes professionnelles de trouver un mentor qui les accompagnera dans leur progression et les encouragera à foncer. Il est touchant d’apprendre que, d’après une étude citée par l’auteure, « la principale motivation des hommes à s’engager comme mentor auprès d’une femme prometteuse est le fait d’avoir eu une ou plusieurs filles ». De plus en plus présents dans l’éducation de leurs filles, les pères québécois sont solidaires de leurs rêves, qu’ils reconnaissent chez d’autres jeunes femmes désireuses de se tailler une place à la hauteur de leurs talents dans le monde du travail.

Quand une employée douée décide de quitter l’entreprise ou de réduire ses aspirations après un congé de maternité, cela lui coûte très cher personnellement, car dans la plupart des cas elle ne retrouvera jamais le même niveau de revenus. Mais cela coûte très cher aussi à l’entreprise qui a investi des ressources précieuses pour la former et qui devra débourser encore pour former celui ou celle qui lui succèdera. Pour éviter cet énorme gaspillage de talents au moment même où une pénurie de main-d’œuvre pointe à l’horizon à cause du vieillissement de la population, il faut privilégier la réintégration des femmes après leurs maternités et favoriser leur avancement. Pour cela, il faut mettre au rancart le modèle de carrière unique hérité des années 50 et "créer des parcours différenciés vers le sommet plus accessibles aux femmes". Selon Monique Jérôme-Forget, cela peut se faire par des moyens assez simples, pour peu qu’on s’en donne la peine.

Des objectifs de mixité

Cette femme d’action, au parcours impressionnant, a mené à terme le dossier de l’équité salariale dans la fonction publique, alors qu’elle était présidente du Conseil du Trésor. Elle propose d’imposer des objectifs de mixité aux conseils d’administration des entreprises cotées en bourse, comme cela se fait déjà dans plusieurs pays européens. Le fait qu’elle ait siégé au premier conseil des ministres composé d’un nombre égal de femmes et d’hommes n’est sans doute pas étranger à cette prise de position audacieuse. Elle était également ministre, en 2006, quand le gouvernement québécois a adopté une loi exigeant que les sociétés d’État comptent un nombre égal de femmes et d’hommes à leur conseil d’administration. La parité a été atteinte, en 2011, grâce à cette loi.

Devant l’échec manifeste des mesures incitatives dans le secteur privé, l’auteure préconise des objectifs de mixité obligatoires, estimant que « La législation ouvrira des portes jusqu’ici fermées aux femmes ».

À la Table des partenaires influents qu’elle a coprésidée en 2012, elle était la seule à défendre l’établissement de cibles contraignantes, mesure qui n’a malheureusement pas été retenue dans les recommandations du comité. Quand l’autre coprésident, Guy Saint-Pierre, explique qu’il est contre les quotas parce qu’on risquerait « d’avoir la sœur, la cousine du président de la compagnie », cette féministe engagée lui réplique dans une lettre ouverte qu’il y a amplement de femmes tout à fait qualifiées pour occuper ces postes et qu’elles attendent qu’on leur fasse signe. En fait, les propos de son collègue illustrent bien un des constats du livre de Monique Jérôme-Forget : beaucoup d’hommes ne sont tout simplement pas conscients des capacités et des ambitions des femmes dans les entreprises.

En guise de conclusion, Monique Jérôme-Forget décrit le parcours de dix Québécoises qui ont fait une carrière exceptionnelle, en espérant que leur exemple inspirera les jeunes femmes de la génération montante.

 Monique Jérôme-Forget, Les femmes au secours de l’économie. Pour en finir avec le plafond de verre, Éditions Stanké, Montréal, 2012, 192 pages, 24,95 $ en librairie.

 Monique-Jérôme Forget donne une conférence aux Belles Soirées de l’Université de Montréal, mercredi, le 2 octobre 2013.

 L’auteure a donné des entrevues, qu’on peut revoir en webdiffusion, à l’émission « Mémoires de députés, au réseau de télévision de l’Assemblée nationale du Québec.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 27 septembre 2013

Marie Savoie, collaboratrice de Sisyphe


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