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Prostitution : une affaire d’hommes ou la fraternité "des salauds"

7 décembre 2013

par Lluís Rabell

Brandissant le mot d’ordre « Ne touchez pas à nos putes », le désormais fameux « Manifeste des 343 salauds » a suscité pas mal d’émoi, aussi bien en France que dans d’autres pays d’Europe. Le texte, qui atteint la hauteur intellectuelle d’un juron de taverne, ne mériterait guère que l’on s’y attarde si ce n’est que, quoique involontairement, il projette une lumière crue sur le débat social à propos de la prostitution. Un débat qui, bien souvent, est abordé sous un angle trompeur.

Le texte en question a tout au moins le mérite de prouver que la prostitution c’est bien une affaire d’hommes. Ni « le métier le plus ancien du monde », ni le « travail sexuel » que nous a révélé la postmodernité, ni la « stratégie de femme » que certains anthropologues ont cru déceler dans la prostitution. Historiquement, la prostitution a surtout été – et demeure plus que jamais sous l’ordre néolibéral du capitalisme mondialisé – un commerce entre hommes. La prostitution ce n’est pas une activité que réalisent ou « exercent » des femmes ; c’est plutôt ce que les hommes font d’elles lorsque, préalablement déshumanisées, objectivées et transformées en marchandise, ils accèdent à leur corps moyennant argent. Le langage courant nous induit en erreur. Les femmes ne « se prostituent » pas ; elles sont prostituées par des hommes. La prostitution fonctionne sur la base d’un continuum de violences, un enchaînement dans lequel des hommes conditionnent un certain nombre de femmes et les mettent à la disposition d’autres hommes.

Mais, à chaque pas, une légion d’irascibles défenseurs de la prostitution, très souvent financés aussi par les puissantes industries du sexe, contestent cette perception des choses. Invoquant une variété kaléidoscopique de situations, ils nous invitent à parler « des prostitutions ». Dénonçant les « abolitionnistes totalitaires », ils brandissent même « le droit des femmes à disposer de leur propre corps ». Tout est permis pour tenter de diluer le rôle déterminant des hommes, présent en amont et jusqu’aux dernières conséquences, dans le commerce sexuel. Ainsi, on nous demande sans cesse de bien distinguer entre prostitution « forcée » et prostitution « libre ». La première, condamnable, ne serait qu’une sorte d’épiphénomène, une réalité malencontreuse qui se produit dans les marges d’un légitime échange marchand – et dont la police, qui poursuit la traite, saura se charger. Les propos de nos 343 « salauds », qui partagent bien entendu cette distinction, nous ramènent cependant au monde des mortels.

Car, faut-il le rappeler, la « liberté de se prostituer » est exercée, dans une écrasante majorité, par des femmes. Et, curieusement aussi, la plupart du temps elles sont pauvres, procèdent de régions et de pays économiquement déprimés, appartiennent à des minorités ethniques ou à des peuples colonisés. Parmi elles sont fréquents les cas d’abus subis pendant l’enfance, ainsi que l’alcoolisme et l’addiction aux drogues. Dans ces conditions-là, l’évocation de la liberté n’a pas beaucoup de sens. Pire, elle ne fait qu’évacuer l’oppression de genre, social et raciale, omniprésente dans l’univers de la prostitution. Eh bien, c’est dans ce sens que les « salauds » certifient que, dans une société avec prostitution, il n’y a pas d’autre liberté que la leur.

Le terme « pute », misogyne par excellence, dont se gargarisent les « salauds » pour parler des femmes prostituées, représente bien plus qu’une insulte ou une grossièreté : c’est l’attribution d’une identité. Dans la fantaisie machiste, la « pute » est un être lubrique, en quelque sorte sous-humain, aussi désirable sexuellement que méprisable socialement. Mais, si nous admettons l’existence institutionnalisée de la prostitution, la « pute » devient la caractérisation de la femme tout court. Sous cette optique, une seule chose fait la différence entre les femmes prostituées et le reste : on connaît le tarif des prostituées, tandis que le prix des autres femmes n’a pas encore été fixé.

La prostitution constitue une pierre de voûte dans la construction de l’identité masculine sous les paramètres de la domination patriarcale – une découverte et une contribution décisive du féminisme à la pensée critique de l’humanité. Les « salauds » nous révèlent cette fonction de la prostitution dans la reproduction de cette domination-là lorsqu’ils revendiquent « leurs putes » indépendamment du fait qu’ils aillent les « voir » avec plus ou moins de fréquence… ou même pas du tout. Il ne s’agit pas, à proprement parler, de sexe – même si le sexe joue évidemment ici le rôle d’un vecteur -, mais bel et bien de pouvoir, de domination sur toutes les femmes. L’existence d’une « réserve » de femmes, sans cesse renouvelée et mise à la disposition du caprice des hommes, consacre donc la prééminence de ceux-ci sur l’ensemble de la société – bien au-delà des politiques en faveur de l’égalité entre les sexes auxquelles cette société puisse adhérer par ailleurs. Le fait que ce privilège est reconnu à tous les hommes contribue puissamment à forger une barbare solidarité virile, la fraternité des « salauds ».

La prostitution pose le débat sur la société dans laquelle nous vivons et sur les rapports humains auxquels nous aspirons. Lorsque, au terme de la sanglante guerre civile américaine, l’esclavage fut définitivement aboli, l’émancipation des populations noires des États du Sud a été fondée sur l’interdiction, faite à tout citoyen, de posséder, acheter ou vendre un autre être humain. Il est urgent d’aborder la question de la prostitution comme un défi de civilisation. Il en va du sort de millions de femmes et d’enfants, violentées et trafiquées dans le monde, justement parce que les « salauds » de la plupart des pays continuent d’exercer leur privilège ancestral. Il en va de la destinée de la démocratie elle-même, car elle ne saurait vraiment exister sur la base d’une pareille inégalité structurelle entre hommes et femmes. Il en va de la libération des femmes et de la nécessaire construction d’une nouvelle identité des hommes, forgée dans le respect et l’empathie et définitivement éloignée de la violence, toujours latente, qui émane d’un pouvoir de droit divin.

L’abolitionnisme féministe a raison lorsqu’il proclame qu’il n’y a pas des « putes », mais des femmes qui se trouvent en situation de prostitution. Des femmes auxquelles il est impératif de restituer leur dignité et leur condition de citoyennes, loin des stigmates qui leur collent à la peau aussi bien que des tentatives d’enchaîner ces femmes-là à une prostitution que certains nous promettent d’aseptiser. Les féministes socialistes suédoises nous l’ont rappelé maintes fois : un crime reste un crime au-delà du – prétendu – consentement de la victime. Il nous faut éduquer et prévenir. Il nous faut combattre les causes de la prostitution et les environnements qui la favorisent, poursuivre l’exploitation et démasquer les industries du sexe.

Mais, que ce soit par la conviction ou par la force de la loi et ses sanctions, il nous faut aussi en finir avec l’arrogance des « salauds ». La prostitution ne fait pas partie des droits de l’homme. Une société démocratique, par contre, se doit de proclamer et de rendre effectif le droit de tout être humain à ne pas être prostitué.

 Publié d’abord sur le site Accio Feminista 26n, le 2 novembre 2013, sous le titre Une affaire d’hommes. Remerciements aux responsables du site pour l’autorisation de le diffuser sur Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 novembre 2013

Lluís Rabell


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