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Syrie : "Elle va nue, la liberté" de Maram Al Masri

15 janvier 2014

par Claire A. Poinsignon

Que peut la poésie de Maram Al Masri face à la répression et à la violence qui ravagent son pays ? Nous rendre les Syriens plus proches.



Elle va nue, la liberté,
Sur les montagnes de Syrie
Dans les camps de réfugiés.
Ses pieds s’enfoncent dans la boue
Et ses mains gercent de froid et de souffrance.
Mais elle avance
(1)

La première fois que j’ai écouté les vers de Maram Al Masri, c’était au musée d’histoire de la médecine à Paris après le vernissage de l’exposition de six artistes syriens – tous masculins – à la Faculté de médecine en mai 2013. Comme si les hommes avaient décidé d’occuper l’espace et elle avait décidé d’aller chercher des mots au fond de ses entrailles pour dire la souffrance de son peuple, quitté trente ans plus tôt quand elle est venue de Lattaquié à Paris.

Belle, avenante et souriante, Maram Al Masri était heureuse de rencontrer son public dans un lieu symbolique puisqu’en Syrie, les médecins qui osent exercer leur métier sans discrimination sont une des cibles favorites du régime depuis les débuts du soulèvement en mars 2011.

Quand je l’ai revue après avoir découvert son œuvre, début septembre, au lendemain des attaques à l’arme chimique dans la Ghouta orientale, aux abords de Damas, la situation sur le terrain avait empiré. Elle venait de recevoir des nouvelles d’un médecin de Homs qui l’avaient bouleversée : ce dernier, formé à l’hôpital Saint-Louis à Paris, continuait de soigner des gens dans les quartiers assiégés depuis février 2012 alors qu’il était lui-même atteint d’un cancer.

Au début du soulèvement, sans hésiter, elle abandonne la poésie amoureuse – érotique ou élégiaque, selon les époques de sa vie – pour écrire « sous perfusion permanente des images » qui lui parviennent via Internet, les médias arabes, Facebook, Youtube, son corps ici, son âme là-bas. Avec un mélange de joie – devant l’audace des manifestations pacifiques –, de douleur – face à l’ampleur de la répression et des destructions – et de sentiment de culpabilité, du fait qu’elle n’est pas là-bas contrairement à son frère Monzer, poète, dont un texte Archives d’une vie incertaine ferme le recueil. Mélange de sentiments propre à tous les exilés syriens qui sous-tend le recueil. La façon dont elle exprime cet état émotionnel, les images qui lui viennent à l’esprit, jettent un pont avec son œuvre antérieure.

Nous, les exilés,
Rôdons autour de nos maisons lointaines
Comme les amoureuses rôdent
Autour des prisons
Espérant apercevoir l’ombre de leurs amants.
Nous, les exilés, nous sommes malades
D’une maladie incurable
Aimer une patrie
Mise à mort

Elle écrit devant son ordinateur qui l’oblige, selon elle, « à plus de clarté ». Elle choisit d’écrire des poèmes courts, simples, directs. En empruntant le plus souvent les images au réel, en se laissant envahir par elles, en traquant l’onde de choc qu’elles provoquent en elle, en mettant des mots dessus afin de laisser une trace aussi ténue soit-elle à l’intention de ses lecteurs.

L’avez-vous vu ?
Il portait son enfant dans ses bras
Et il avançait d’un pas magistral
La tête haute, le dos droit…
Comme l’enfant aurait été heureux et fier
D’être ainsi porté dans les bras de son père…
Si seulement il avait été
Vivant

« Mon style ressemble à un arbuste, résume-t-elle pour expliquer le caractère incisif et ramassé de ses vers. Comme, déjà, dans le recueil Je te regarde, où deux femmes dialoguent entre elles et affûtent des flèches pour nous toucher au cœur. »

« La poésie nous montre l’autre visage des morts tombés sous le feu de la dictature, des champignons de l’extérieur, de l’indifférence internationale, ajoute-t-elle, d’une voix douce et ferme à la fois. L’autre visage d’êtres humains amenés au bord de la folie. L’autre visage des atrocités commises. La barbarie n’a pas de religion. Mais moi, personne ne peut me pousser à haïr un Alaouite [le groupe ethnique et religieux auquel appartient le clan Assad]. Je veux incarner la voix de l’amour. »

Quand j’en viens à lui poser une question sur le silence du poète Adonis, Maram Al Masri ne se dérobe pas. Elle me dit sa déception, elle qui a reçu un prix Adonis (2) : « Ce grand poète qui a toujours été opposé à la dictature mais qui, par peur des islamistes, est passé à côté des cris de son peuple, a raté une occasion historique. Il a refusé de se plier à la loi de la majorité, qui est la loi de la démocratie. »

Les publics étrangers de Maram Al Masri sont anglophones, corses, francophones, germanophones, hispanophones, italiens, serbes, turcs, iraniens bientôt, selon les traductions disponibles de ses recueils. Mais, sur Facebook où sa page officielle (3) attire plus de 5 000 admirateurs et sa page personnelle (4) compte près de 2 000 amis, elle est aussi suivie par des Syriens de l’intérieur, telle Nour, 19 ans, d’origine druze, vivant sans doute à Damas, qu’elle ne veut surtout pas mettre en danger.

Ce sont les liens très forts qu’elle tisse avec ses lecteurs lors de lectures publiques, de rencontres, de résidences, de festivals qui la font tenir droite jusqu’à ce que son peuple puisse enfin « manger et respirer ». À Grenoble, l’un d’eux lui a dit : « Votre poésie est plus efficace qu’un char ». Pour ses semblables, elle accepte d’aller partout où on l’invite. En Haute-Savoie, en Isère, en Languedoc-Roussillon, en Espagne, en Italie, au Québec…Elle leur lance ces mots :

Quand vous les voyez
Ne baissez pas la tête
Regardez-les,
Même derrière le nuage de vos yeux.
Peut-être ainsi dans leur mort cruelle
Reposeront-ils au paradis
De votre mémoire

Notes

1. Les poèmes cités sont tirés du recueil bilingue arabe / français Elle va nue la liberté, éditions Bruno Doucey, 2013 : Elle va nue, la liberté, poème 35, page 95, extrait, Nous les exilés, poème 23, p. 59-60, extrait L’avez-vous vu ?, poème 5, p.21, Quand vous les voyez, poème 11, p. 33.
2. Prix du Forum culturel libanais pour la meilleure création arabe, en 1998.
3. Page officielle Facebook
4. Page personnelle sur Facebook

Pour aller plus loin

 Interview audio sur le site de Bruno Doucey, son éditeur .

 Enregistrement vidéo d’une soirée à Paris à l’Institut des cultures d’islam, mai 2013.

 Critiques, extraits, entretiens sur le site de son éditeur Al Manar après la traduction de Je te regarde en italien en 2010.

 Analyse du journal Al Mustaqbal sur le mutisme de la plupart des poètes arabes depuis les révolutions de 2011.

Autres recueils parus en français

Cerise rouge sur un carrelage blanc, Éditions de L’Or du Temps, Tunis, 2003.
Je te regarde, traduit de l’arabe (Syrie) par François-Michel Durazzo en collaboration avec l’auteure, Préface de Salah Stétié, Illustrations de Youssef Abdelké, Collection « Méditerranées », Prix d’automne 2007 de la Société des gens de lettre (SGDL), Al Manar éd. 2007.
Je te menace d’une colombe blanche, poèmes publiés à Damas en 1984 sous le titre Habitante de la Terre et textes inédits intitulés Surtout quand le soir tombe, Édition bilingue français / arabe, Collection « Autour du monde », Seghers, 2008.
Le retour de Wallada, poèmes traduits de l’arabe (Syrie) par Alain Gorius, préface de Jean-Pierre Faye, dessins de Sébastien Pignon, collection « Poésie », Al Manar éd. 2010.

Source : Les Nouvelles/News.

Avec l’autorisation de l’auteure Claire A. Poinsignon (sur Twitter @lysdeschamps) et de l’éditrice de Les Nouvelles/News Isabelle Germain (sur Twitter @LesNNews et @IsabelleGermain).

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2014

Claire A. Poinsignon


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4654 -